L'autorité d'un capitaine

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Depuis notre départ précipité du Mihrendelas, il y avait trois choses que j’avais soigneusement évitées : la confrontation avec Pas Douée, celle avec les « renards » stockés dans la matrice virtuelle de l’Elbereth, et tout contact avec cette dernière. Aussi, lorsque Ren me proposa d’opérer la configuration changeant le vaisseau en CERG géant et d’ouvrir le trou noir à sa place, ma première réaction fut de refuser catégoriquement.

— Elbereth t’aidera, m’indiqua Ren en me regardant, debout à côté de moi.

L’horizon vide que nous avions choisi pour ouvrir le trou noir se déployait en face de nous.

Pas Douée – ou plutôt Angraema, qui jusqu’ici lisait un livre sur une banquette – se leva précipitamment.

— Pourquoi tu ne me le proposes pas à moi, Ren ? Tu trouves que je suis trop nulle, ou pas assez forte, comparée à Rika ?

Depuis peu, Angraema avait décidé de tutoyer son père et de l’appeler par son surnom. Personnellement, cela ne me dérangeait pas : j’avais toujours trouvé bizarre qu’elle le vouvoie. Mais cela restait très révélateur de la crise qu’elle traversait.

Ren lui jeta un regard en coin.

— Tu as un port terminal ? demanda-t-il à sa fille, tout en sachant très bien la réponse.

Pas Douée secoua la tête.

— Donc, tu ne peux pas te connecter à l’Elbereth en tant que visiteur. À moins que je ne révoque le contrat que j’ai passé avec elle, personne ne le peut.

Pas Douée se rassit en maugréant.

— Je maintiens que ce n’est pas juste. Tu ne m’apprends rien du tout, alors qu’à elle, tu donnes tout !

Elle, c’est ma femelle, coupa sèchement Ren.

Pas Douée n’osa pas répondre à cela en revendiquant les liens filiaux qu’elle partageait avec Ren. Chez les ældiens, la place du père dans l’éducation des enfants était insignifiante, pour ne pas dire inexistante : c’était déjà bien de connaître son identité.

Néanmoins, j’étais attristée de la nouvelle attitude de Pas Douée envers moi. On avait l’impression qu'elle était devenu une toute autre personne. Déçue de sa réaction, elle que je commençais à considérer comme une amie, je décidai de ne plus jamais penser à elle en tant que Pas Douée, l’adorable petite ældienne si courageuse, vive et gentille. Désormais, elle était Angraema, une adolescente révoltée qui s’en prenait à moi, pour, visiblement, attirer l’attention de son père. J’espérais juste que Ren ne marcherait pas dans son jeu en prenant systématiquement ma défense ou en me mettant trop en avant. S’il faisait cela, jamais Angraema n’allait revenir à des rapports normaux avec moi.

Je tournai mon regard vers Elbereth et Dea, debout côte à côte. C’était la même chose avec elles. Elles avaient beaucoup changé, Dea la première. Tout récemment, Dea avait entièrement mis à nu son endosquelette, selon toute évidence pour être en raccord avec Elbereth et son commandant. D’humain, il ne restait plus que son visage, de moins en moins souriant et de plus en plus déterminé. D’intelligence d’un vaisseau marchand téléchargée dans un corps provisoire, Dea avait réussi sa reconversion en machine tactique. Pour elle, c’était une bonne chose : les AI ont le besoin primordial de voir leur singularité individuelle acceptée dans un système plus grand, où elles peuvent se rendre utiles et trouver de la reconnaissance. Voir son existence menacée et être mise au rebut après Mars avait dû profondément marquer Dea : pour elle, le salut était passé par Ren, et ayant analysé ce dernier comme un organisme guerrier ne vivant que pour le combat, elle s’était elle-même reprogrammée dans cette optique. En ce sens, sa transformation en terrifiant cyborg de guerre était une réussite. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de regretter l’ancienne Dea, si douce et si humaine.

Quant à Elbereth… Elle était sans doute l’entité la plus alien de l’équipage. Je savais que, si Ren en avait donné l’ordre, elle n’aurait pas hésité un seul instant à m’éliminer. Dea, elle, tout cyborg qu’elle fut, aurait hésité. Pas Elbereth. Pire encore, pour la wyrm, j’étais une rivale, qui accaparait – et, à ses yeux, bafouait – l’ældien mâle avec lequel elle avait passé un contrat exclusif quelques dizaines de milliers d’années plus tôt.

Face à ce constat, je ne pouvais m’empêcher de me poser cette question cruciale : est-ce que moi, également, avait changé depuis que je voyageais avec Ren ? Etais-je devenue plus sombre, plus dure ? Je n’en avais pas l’impression. Ren lui-même, au milieu de toutes ces créatures femelles agressives, me paraissait plus humain, plus gentil et doux qu’il ne l’avait jamais été. Comme cette première impression que j’avais eue de lui était lointaine désormais !

— Alors ? Qu’est-ce que tu décides ?

Ren me regardait, ainsi qu’Elbereth et Dea. Tout le monde attendait ma réponse.

— Je préfère que tu le fasses, Ren, me défilai-je, peu désireuse de plonger toute seule dans la matrice de l’Elbereth.

Je l’avais fait sans la connaître, la première fois. Mais Ren était en danger de mort. Cela m’avait permis d’affronter ma peur.

— Bon, lâcha Ren, déçu, en s’asseyant sur le sol. Je le regardai croiser les jambes et fermer les yeux, les mains ouvertes sur ses genoux.

— Tu ne te branches pas ? lui demandai-je.

— Pas la peine.

Angraema posa son livre et tendit le cou pour mieux voir.

— C’est quoi, le truc ? Tu vas te transformer en rayon de mort ? Qu’est-ce que tu dois visualiser pour faire ça ? À quoi ça ressemble, un rayon de mort ?

J’hésitai un instant à lui répondre, et à lui expliquer que c’était l’Elbereth tout entière qui allait se transformer en collisionneur CERG. Mais je décidai de ne rien dire. Angraema ne s'était pas adressée à moi.

— Arrêtez de lui parler, coupa Elbereth. Il faut qu’il se concentre. Ce n’est que la troisième fois qu’il opère cette configuration.

— Quatrième, la corrigeai-je. Il y avait Keteres.

— Il était seul. Ça ne compte pas, murmura Elbereth.

Evidemment : elle n’y avait pas été incluse, cette fois là.

La porte de la salle s’ouvrit, laissant apparaître Tanit. Cette dernière s’était réveillée hier. J’étais à ses côtés lorsqu’elle avait ouvert les yeux, et je m’étais excusée mille fois, au nom de Dea, d’Elbereth, de Ren et de tout l’équipage. Mais la barde, depuis, affichait une mine austère : c’était compréhensible.

Je la saluai de la tête en la voyant. Elle fit de même, avant d’aviser Ren assis par terre et de se figer, les yeux posés sur lui.

— Il opère une configuration pour pouvoir ouvrir un trou noir, lui expliquai-je en murmurant.

Elle hocha la tête.

— Ce fameux rayon dont tu m’as parlé ?

J’acquiesçai en silence.

Mais Ren se releva.

— Je n’arrive pas à me concentrer, asséna-t-il en passant la main dans ses longs cheveux blancs.

— Avec tout ce monde autour de toi, qui commente et qui discute… Fais sortir les badauds, ça sera peut être plus facile, proposa Elbereth d’un air nonchalant.

Tanit ne se laissa pas faire.

— Je suis la barde du bord, il est normal que j’assiste à cet évènement.

— Et moi, la future apprentie de l’as sidhe, revendiqua Angraema. Je dois observer toutes ses réalisations pour apprendre !

Je m’attendais à une petite revendication de Dea, mais elle n’arriva pas. Nul besoin qu’elle rappelle sa qualité de commissaire de vol, dont la place était dans le cockpit : c’était évident.

C’était donc à moi de parler.

— Quant à moi, dis-je de la voix la plus posée possible, je suis le capitaine de ce rafiot. C’est en cette qualité que le commandant m’a engagé. D’accord, je suis devenue sa femelle… Après. Mais je suis là pour piloter et le seconder. Quelqu’un a un problème avec ça ?

Je fis le tour de l’assemblée, m’attardant longuement sur Elbereth. Elle me souriait.

— Bien. Ren, passe-moi ton câble. Je vais la faire, cette foutue configuration !

Il fallait une action forte, qui rétablisse mes prérogatives sur ce bord où mon autorité était contestée depuis que je couchais avec le commandant. Petite, Angraema m’admirait, parce qu’elle m’avait vue faire ce genre de choses. Mais depuis que j’étais devenue mère, plus personne ne me respectait. On ne me voyait plus que comme la femelle de Ren, que ce dernier, en plus, devait perpétuellement sauver.

J’avais néanmoins un avantage certain sur tous ces non-humains. Je connaissais le CERG, une arme typiquement sapiens qui avait été conçue par mon père. Et avec l’entraînement que m’avait donné la cour d’Arawn, où j’étais restée en contrôle des atomes qui me composaient de manière quasi-permanente, l’opération ne fut pas si compliquée. Cela me parut même étonnamment facile !

En me retrouvant dans le vide de l’espace, je visualisai une boule d’énergie devant moi. Je fis abstraction d’Elbereth, qui, de toute façon, ne me parla pas. Je me concentrai sur la boule, uniquement sur la boule, imaginant que j’emmagasinais toutes les particules qui se trouvaient autour de moi. Je me voyais aspirer l’espace, rassemblant le tout dans une sphère crépitante, de plus en plus grosse, comme Ren avait fait à Keteres. Puis, lorsque la sphère fut assez grosse, je la relâchai, focalisant sa dispersion en un seul rayon, braqué sur un point précis. C’était probablement l’étape la plus dure. Mais, contrairement à Ren lorsqu’il avait affronté Priyanca Varma, je n’avais rien à viser. Je pouvais tirer n’importe où : l’essentiel était de trouer le voile de la réalité basique pour pouvoir atteindre l’Ethereal.

Le choc de cette fuite soudaine d’énergie accumulé fut si phénoménal que je fus littéralement boutée hors de la matrice dimensionnelle de l’Elbereth. Je me retrouvais dans les bras de Ren, qui, une fois de plus, m’avait rattrapée au bon moment. Mais, en voyant le visage sidéré et admiratif de tout l’équipage, je sus que j’avais réussi. Et effectivement, en tournant le regard sur la baie, j’aperçus l’arc aux couleurs fluctuantes d’un trou noir.

— C’est un beau, celui-là, concéda Elbereth.

— Il paraît convenir, acquiesça Dea. Commandant ?

Je sentis la peau froide de Ren contre ma joue.

— Allez-y, on plonge dedans, ordonna-t-il avant de me coller un baiser satisfait.

Je le sentais heureux comme tout. Cependant, le regard d’Angraema en disait long sur sa jalousie et son agacement. Je me relevai donc, échappant aux attentions de mon conjoint.

— C’est bien la première fois que je suis contente de voir le ciel de la Trame, murmurai-je en voyant l’espace autour de nous se charger en nébuleuses couleur améthyste.

Nous avions quitté le Grand Vide.

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