Les spectres du passé : IV

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— Tu l’as tué, murmurai-je à Ren une fois bien à l’abri dans le vaisseau.

L’Elbereth avait entamé son décrochage, piloté par Dea et la wyrm du même nom. Ren était assis sur une banquette de la salle de commandement, occupé à panser son bras entaillé. Non loin, debout, queue et oreilles basses, se tenait Círdan.

Je jetai un regard au jeune ældien. Il n’avait pas l’air bien.

Ren ne me répondit pas. Il se leva, le visage et les oreilles alertes, et marcha vers ses deux navigatrices, sa tunique déchirée et le bras toujours à nu.

— Mettez le cap sur n’importe quelle direction, dit-il en attrapant la combinaison de vol que lui tendait Dea. À environ un quart d’UA du Mihrendelas. On stationnera là un moment, puis on actionnera le CERG.

Il releva la tête sur la tentative de carte holographique qu’avait produite Dea.

— Voici le dernier point que j’ai marqué, commandant. C’était environ 96 heures et 38 minutes avant d’entrer en contact avec le Mihrendelas. Je suggère qu’on y retourne : il s’agit d’une donnée fiable. D’après les nouvelles informations qui sont arrivées à ma connaissance, il ne serait guère judicieux de pousser dans une direction encore non explorée.

Ren acquiesça en opinant lentement du chef. Il était d’accord : Dea faisait encore une fois preuve de bon sens.

— Merci pour ce que vous avez fait aujourd’hui, dit-il en posant une main sur l’épaule de chacune de ses navigatrices. C’était du bon travail.

Dea sourit.

— Merci, commandant.

Elbereth, elle, resta silencieuse, les yeux rivés sur la carte. Je savais que j’allais devoir me fendre d’une discussion sérieuse avec elle.

En outre, je n’étais pas d’accord avec la définition du « bon travail » de Ren. Une innocente avait été blessée. Ren avait failli se faire tuer. Selon moi, c’était loin d’être une réussite.

— Comment va Tanit ? demandai-je à Dea.

Cette dernière se tourna vers moi. Je remarquai alors, pour la première fois, que l’endosquelette de ses mains était à nu : elle s’était débarrassé du polymère régénératif qu’elle portait par-dessus, ne gardant que celui qui couvrait sa tête et son visage. L’effet était pour le moins saisissant.

— Son état est stable, m’apprit-elle. Elle récupère dans la cuve de bioplasma. Il faudra décider de son sort. Quels sont les ordres, commandant ?

Outrée, je fixai Dea, tandis que Ren, le doigt sur la lèvre inférieure, réfléchissait.

— Les ordres ? m’écriai-je à sa place. Cette elleth est innocente ! Et tu lui as tiré dessus, Dea ! Je vais te dire ce que tu vas faire d’elle : tu vas t’excuser, et jurer de ne plus jamais recommencer.

Je vis le coin de la bouche parfaite de Dea se plisser imperceptiblement. Elle était contrariée.

— Je n’ai fait que suivre les consignes, Rika. Il y avait un protocole, et je l’ai respecté à la lettre. De plus, en me basant sur la reconnaissance faciale, l’analyse de sa voix, sa température corporelle par l’infrarouge et le degré de rétractation de ses pupilles, j’ai estimé qu’elle était hostile. Sans compter le fait qu’elle faisait partie des cibles.

Ce fut mon tour de plisser les yeux.

— Les cibles ?

— Les consignes étaient claires. Abattre tout ce qui ne faisait pas partie de l’équipage de l’Elbereth ou du Bronagh.

Incrédule, je me tournai vers Círdan. Le jeune ældien gardait résolument la tête baissée et ne pipait mot.

— Qui a donné ces ordres à la con ? m’enquis-je, sentant la révolte me gagner.

Si c’était Ren… J’étais déterminée à lui passer un savon. Mais à ma grande surprise – ou pas ! – Elbereth fit pivoter son fauteuil.

Moi, précisa-t-elle en me regardant dans les yeux. En son absence, Alfirin m’avait donné les pleins pouvoirs tactiques et décisionnels.

C’était donc ça. Stupéfaite, je secouai la tête.

— Toi... murmurai-je en passant devant Ren, avant de quitter la pièce. Tu vas dormir tout seul pendant au moins un mois !

Tanit fut sortie de la cuve quelques heures plus tard. Je m’en occupai personnellement, ne voulant pas que la pauvre ældienne se réveille en face du visage hostile d’Elbereth, de Ren ou de Dea.

Entre-temps, je m’étais enquise de la situation de Pas Douée et de mes enfants : ils se trouvaient tous à bord de l’autre vaisseau, le cair de Mana. Encore une décision de l'impitoyable wyrm : le Bronagh avait décroché le premier, dès que Mana avait embarqué. Cette dernière avait eu l’intention d’emmener les enfants de son frère au loin si la situation avait échappé à notre contrôle et l’Elbereth détruite. Imaginer mes gosses errer dans ce vide hostile pendant l’éternité, alors que leurs deux parents et leur seule chance de retourner à la civilisation avait été oblitérés, me donna des sueurs froides. Ce plan était nul à chier !

Alors que Tanit dormait, je vins voir le pauvre Círdan. Il était toujours assis dans le coin le plus renfoncé de la grande salle, tout seul. Je me mis à côté de lui, debout, et posai ma main sur son épaule.

— Je suis désolée, lui dis-je. Pour tout. Pour t’avoir menti, et avoir causé la mort de ton père. Pardon, Círdan.

Le susnommé me regarda. Je pensais qu’il allait m’insulter, et cela aurait été mérité.

— Mon père ? Il n’est pas mort… Alfirin l’a épargné, à ma demande. Pour effacer la dette qu’il avait envers moi depuis l’incident avec dame Angraema, il avait promis d’exaucer un de mes vœux, n’importe lequel : il a tenu parole.

Je laissai échapper un soupir de soulagement.

— Comment ça s’est passé ?

— Dès que vous étiez hors de vue…

Je le coupai.

— Tu peux me tutoyer, Círdan. Je suis plus jeune que toi.

Il me jeta un regard en coin, puis reprit :

— Dès que tu t’es trouvée hors de vue… Il a repris le dessus. Il a probablement feinté afin d’accaparer l’attention de mon père et te permettre de t’échapper : en tout cas, c’est ce que j’ai pensé, tant la différence à été flagrante à partir de cet instant. Il a désarmé mon père très facilement, et lui a coincé le cou entre ses deux lames croisées pour le décapiter. Entre-temps, j’avais tenté d’arrêter le combat, en appelant au bon sens de Père. Je savais qu’il s’agissait du véritable Silivren, et au fond de lui, mon père aussi. Mais il voulait que le dernier as sidhe d’Æriban le décapite. Il trouvait cela normal, puisqu’il était le fils de son maître...

Je pressai l’épaule de Círdan, me voulant réconfortante. Mais je savais par expérience ce que c’était de perdre un père qui apparaissait soudainement comme le méchant de l’histoire.

— Mon père n’est pas une mauvaise personne, au fond, continua Círdan en me regardant comme s’il avait lu dans mes pensées. C’était quelqu’un de bon, de juste et de lumineux. Mais il s’est mis à haïr les humains… Il n’a pas supporté ce qu’ils ont fait à ma mère. Il n’a jamais pu pardonner.

Je relâchai la pression de mes doigts.

— Qu’est-ce qui est arrivé à ta mère ? demandai-je doucement.

Círdan tourna la tête. Il refusa de me répondre.

Je respectai ce silence, et restais à côté de lui sans rien dire. Finalement, Círdan sortit de son mutisme de lui-même.

— Il aurait peut-être mieux valu qu’il le tue. C’est ça, mon regret… Mon père a perdu le clan. Dès qu’Ar-waën Elaig Silivren a posé sa lame sur la nuque de mon père, le héraut s’est avancé pour le sacrer roi. Cette cour marchera désormais en Ombre, sous la main du véritable Arawn. C'est le sældar qui préside à la mort chez nous... Voilà ce qu’il a dit. Et tous se sont inclinés, en s’étalant de tout leur long. Immédiatement, leurs shynawil ont changé de couleur. L'arbre-lige s'est couvert de glace. Je me demande ce qu’ils vont faire, maintenant qu’ils se retrouvent voués à l’Ombre, au milieu de nulle part et sans guide… Ils sont probablement condamnés.

Je pris une grande inspiration. Cette escale, comme les autres, avait pris des proportions beaucoup trop tragiques. Étions-nous destinés à abimer irrémédiablement toutes les sociétés dans lesquelles nous nous arrêtions ? Il allait me falloir réfléchir sérieusement à cela.

— Ils auront peut être l’idée de s’enfoncer dans l’autre dimension, murmurai-je doucement. Celle du portail.

— Peut être, fit Círdan. En tout cas, c’est tout ce que je leur souhaite.

Je ne mis pas mes menaces envers Ren à exécution. Je m’étais suffisamment disputée avec lui. Après le repas, pris avec tout le monde, y compris Mana et ses filles et Círdan, je me retrouvai avec mon compagnon à regarder un petit film. C’était comme si rien ne s’était passé depuis le dernier que nous avions regardé ensemble. La vie reprenait son cours. Allongé sur le ventre, Ren regardait le film avec un intérêt certain tandis que, pour une fois, je lui massais le dos. Étant incomparablement meilleur masseur que moi, c’était Ren qui se chargeait de cette tâche habituellement. Mais je savais que ce genre d’attention réciproque était importante pour les ældiens, et je n’avais aucune envie qu’une Elbereth ou une Mana propose à Ren ses services : je m’y étais donc mise aussi.

— C’était vraiment généreux de ta part d’épargner Arawn, finis-je par dire à Ren une fois que le générique de son film eut apparu sur l’écran. Vraiment, Ren.

Ren poussa un soupir très léger.

— Me retrouver à l’affronter, surtout devant tout le monde, murmura-t-il, c’est justement ce que je me suis efforcé d’éviter pendant tout le temps où nous sommes restés dans ce vaisseau.

— On peut dire qu’il ne t’a pas trop donné le choix, concédai-je.

— Certes non.

Ren prit la tablette holo qui traînait sur le lit et éteignit le film. Puis il croisa les bras et posa sa tête dessus d’un air pensif.

— Le laisser avoir le dessus sur toi et te blesser… C’était fait exprès pour que je puisse m’enfuir ? lui demandai-je.

Ren me regarda rapidement par dessus son épaule.

— J’ai vraiment eu du mal à le battre, tu sais, m’avoua-t-il. Cela faisait longtemps que je n’avais pas utilisé de lame, et n’avais pas affronté un autre sidhe. Enfin… Un autre ædhel. Et puis… Depuis que je n’ai plus ma queue, y a pas à dire, c’est plus pareil. Je n’ai plus du tout les mêmes sensations, quand je me bats.

J’arrêtai net mes mouvements, laissant mes mains reposer sur ses lombaires.

— C’est à dire ? insistai-je d’une voix légèrement inquiète.

— Je ne possède plus le même équilibre, ni la même appréhension de l’espace. Ma queue me servait plus ou moins de balancier, avant… Je l’ai eue toute ma vie. J’ai appris le métier de sidhe avec cet appendice, et j’ai dû composer avec. À l’époque, certains disaient que si j’étais aussi fort, c’était parce que j’avais gardé ma queue. Il se murmurait que c’était ça, en fait, qui faisait la différence entre moi et les autres. Même si on a du mal à l’accepter, il faut bien admettre que nous autres ældiens, sommes faits pour avoir une queue. Nous naissons avec. C’est le produit de millénaires d’évolution, elle doit bien servir à quelque chose… Et pourtant, nous la retirons aux jeunes. Finalement, c’est une vraie chance que j’ai pu garder la mienne si longtemps. Mais à présent...

Mes yeux tombèrent naturellement sur le coccyx du Ren, où l’absence d’appendice caudal était figuré par une petite cicatrice blanche en forme de croix, qui tranchait sur sa peau sombre. Je la touchai du bout du doigt, puis suivis la mince bande de fourrure blanche qui remontait le long de sa colonne jusqu'à sa nuque. C'était tout ce qui restait de sa queue.

— Très souvent, j’ai le sentiment qu’elle est encore là, continua-t-il. Et j’ai envie de la remuer, de faire quelque chose avec… Je pouvais l’enrouler autour d’objets, en attraper. Et puis il faut bien dire que c’était bien agréable pour dormir...

Il soupira.

— Tu regrettes de me l’avoir donnée ?

Ren se retourna.

— Non, fit-il en repoussant une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Je suis heureux que tu l’aies. Il n’y a pas d’institution matrimoniale, chez nous… Et moi, j’ai envie que tout le monde sache que tu es ma femelle. Je suis tellement fier et heureux de t’avoir, Rika ! C’est pour ça que je n’ai pas supporté que cet Arawn t’insulte et te menace comme ça.

Je lui pris la main. Je ne savais pas quoi lui répondre sans avoir l’air irrémédiablement mièvre, alors je gardais le silence. Je savais qu’il connaissait mes sentiments.

— Arawn… Vers la fin, quand il a changé de comportement de manière si radicale, j’ai cru qu’il était fou, confiai-je à Ren. J’ai eu cette impression bizarre qu’il n’y avait plus personne au gouvernail.

— Il l’est, acquiesça Ren. Arawn a perdu la tête à cause de ce qui est arrivé à Anor, sa compagne.

Je relevai les yeux vers Ren.

— Anor ? La mère de Círdan. Mais elle est encore sur le Mihrendelas, non ? Au moins, il sera avec elle…

— Anor est morte, me coupa abruptement Ren. Depuis au moins 6000 ans. J’ai trouvé son corps momifié, assis sur le trône de la salle d’audience – murée – dès le premier jour. C’est Mana qui m’a mis sur la piste. On l’a trouvée ensemble. À partir de ce moment-là, j’ai compris qu’il n’y avait rien de bon à retirer de cet endroit. C’était la Dévoration, Rika. La cour d’Arawn a été rattrapée par l’Abîme. Une fois le régnant contaminé, son cœur vidé de sa substance, ses gens n’avaient plus d’autre choix que de chuter avec lui.

Stupéfaite, je regardai Ren.

— Tu aurais dû me le dire !

— Je ne voulais pas te faire peur. Mana, elle, voulait te prévenir : elle t’a envoyé des indices plus ou moins subtils plusieurs fois, à sa manière un peu brutale, en vain. Et puis, même s’il ne s’agissait que d’un simulacre, d’une farce répétée sans cesse, je voulais aussi te laisser une chance de découvrir par toi-même ce que c’était qu’une cour ældienne. Tu as vu et tu sais, maintenant. J’imagine que tu as compris pourquoi je déteste ça.

Le poing fermé et la tête baissée, je tapotai le ventre de Ren.

— Merde… Si j’avais su tout ça… Si tu as trouvé le corps d’Anor… Tu sais de quoi elle est morte, alors ?

Ren releva son regard félin sur le mien.

— Oui. Elle s’est suicidée en se plantant une dague dans le cœur – celle avec laquelle Arawn jouait tout le temps. Ça, c’est Tanit qui me l’a dit, quand je l’ai convoquée pour savoir pourquoi au juste elle voulait embarquer avec nous. Anor a été violentée par tout un bataillon de soldats humains stationnés sur leur base pendant qu’Arawn guerroyait pour l'Holos… Ils faisaient partie d’une espèce de secte qui enseignait qu’en ayant des rapports avec des ældiens, les humains deviendraient immortels. La pauvre Anor, qui ne se méfiait pas, pensant ces soldats alliés des ældiens, s’est fait prendre par surprise. Et puis, c’était une ingénieure, pas une aios ou une hiérarque… Bref : elle n’a pas pu se défendre. À son retour à la base où les armées stationnaient, Arawn a découvert sa compagne au stade quasi-ultime de muil, en état de catatonie. Il a perdu la tête, et Neachneainë à répondu à son appel désespéré. Arawn a retourné ses troupes contre les humains et a massacré tout le monde, y compris les soldats qui n’avaient pas participé à ce raid. Et il est parti avec Anor à Tyrn-an-nnagh, pensant que cela allait lui redonner le goût de vivre. Mais elle n’est sortie de son mutisme qu’une seule et dernière fois, pour se planter la dague de son consort dans le cœur. Et ils n’ont jamais trouvé Tyrn-an-nnagh.

Je me laissai retomber sur le lit, secouée.

— Et moi qui parlais de dévoiler les mystères de ce vaisseau… Tu les avais découvert bien avant moi !

Ren se tourna vers moi.

— Ce vaisseau était un cimetière, Rika. Tout ces ældiens étaient atteints d’une forme avancée de muil. Ils étaient tous vêtus de gris, tu te souviens ? Et ce choix de crépuscule. Arawn est cent pour cent sorśari, à la base, d’ailleurs, son vrai nom n’était même pas Arawn, seigneur des morts, mais Arowed.

Ren posa doucement ses lèvres sur les miennes, et il ferma les yeux. Je le laissai dormir et, confortablement installée contre lui, je tournai mon regard vers le noir sans étoiles du vide sidéral au dessus de moi.

Désormais, les sujets de la cour d’Arawn danseraient pour l’éternité, jusqu’à ce qu’un jour, d’autres malheureux errants dans le néant tombent sur le Mihrendelas, immense palais-tombeau peuplé de momies comme cet autre vaisseau que m’avait évoqué Tanit. Leurs silhouettes blanches seraient les fantômes d’une splendeur désormais éteinte, dont il ne restait plus que quelques échos résonnants ci et là dans l’espace.

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