Les spectres du passé : I

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Après le repas, pris avec tout le monde – c’était le dernier que je partageais avec eux, et je me fendis d’un petit discours de remerciements en disant que j’avais été très honorée d’avoir été accueillie parmi eux – et le bal, pendant lequel il dansa avec moi, Arawn — alors que je me dirigeai dans le couloir menant à mon vaisseau, me fit signe de venir avec un geste de la main.

— Avant que vous ne repartiez chez vous, j’ai à vous parler. Il faut que nous discutions de l’avenir de mon héritier.

Je le suivis. Je savais qu’Arawn s’inquiétait pour Tínin, ce jeune disparu, et aussi pour son fils. Mais en me retrouvant à la porte de ses appartements, je reniflai le parfum sucré de l’entourloupe.

— Seigneur Arawn, commençai-je, je pensais avoir été claire là-dessus… Je ne prendrai pas un autre compagnon que Ren, jamais, même si c’est la dernière fois que je vous vois et que vous êtes un hôte très agréable et séduisant.

Arawn me regarda.

— Je l’ai bien compris, ne vous en faites pas. C’est bien dommage, surtout en ce moment… Ah, quelle chance il a de vous avoir ! Je l’envie, vous savez. Entrez, fit-il en poussant la porte sculptée.

Je le suivis, confiante.

— Círdan souhaite se consacrer à votre nièce Angraema, attaqua-t-il en faisant signe à un sluagh de nous servir du gwidth. Et je sais de source sûre que votre Silivren veut me donner son congé, ainsi que sa sœur Mana. Mon fils, qui est très épris, ne se remettra pas de cette perte. Il nous faut réfléchir ensemble à une solution.

— Ren est bien disposé envers Círdan, murmurai-je en regardant autour de moi. Si votre fils en fait la demande, il acceptera sûrement de le prendre sur l’Elbereth comme nouveau membre d’équipage. J’en serais également ravie : j’apprécie beaucoup votre fils. Quant à empêcher Ren de partir… J’ai essayé, en vain. Il a pris sa décision. Nous appareillons dans quelques heures, le temps que votre fils et Tanit – qui a voulu nous accompagner – rassemblent leurs affaires.

Fascinée par le décor, je peinais à me concentrer sur la conversation. La chambre dépassait en luxe tout ce que j’avais vu jusqu’ici. Mais une odeur suave et lourde – sûrement un genre de parfum bizarre qu’Arawn faisait brûler quelque part – me prit à la gorge, et je me sentis soudain un peu pompette.

— Pouvez-vous couvrir ce parfum que vous faites brûler, seigneur Arawn ? lui demandai-je en m’avançant sur les tapis épais et moelleux. J’ai un peu de mal à le supporter.

La tête me tournait déjà, mais sans douleur : je ressentais plutôt une sensation grisante, et presque, il faut le dire, excitante.

Arawn se tourna vers moi. Son ombre, projetée contre le mur par les flammes bleutées qui éclairaient la pièce, me parut immense.

— Je ne fais brûler aucun parfum, Baran, m’annonça-t-il, surpris. Je les ai en horreur.

J’étais sûre qu’il mentait.

— Je vous assure, c’est vraiment fort !

Arawn me regarda, curieux. Puis, alors que j’examinais les alentours pour trouver l’origine de cette odeur, je trébuchai et m’écroulai. Dans ses bras, car il m’avait rattrapée.

— Baran, êtes-vous malade ? me demanda-t-il en posant sa grande main sur mon front.

J’aurais préféré éviter de me donner en spectacle, mais je n’étais plus capable de penser de manière rationnelle. Le contact d’Arawn me parut terriblement souhaitable, et je posai ma main sur la sienne. Une image fugitive de mon compagnon traversa mon cerveau embrumé. Où était-il, déjà ?

— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’enquit Arawn. Je vous trouve étrange.

Je le sentais inquiet. Lorsqu’il me souleva dans ses bras et me posa sur le lit, je me laissais faire, incapable de faire autrement.

— Je vous laisse vous reposer, dit-il en s’éloignant. Dès qu’elle sera revenue, j’irai chercher Tanit.

J’eus toutes les peines du monde à maintenir mon esprit en éveil. Je sentais que la configuration m’échappait. Mais, à part me tortiller sur le lit comme une possédée, envahie par l’odeur, je n’arrivais pas à bouger. Une sensation de danger diffus me paralysait. Un fantôme ancien se rappela à mon esprit : celui de mon frère, alors qu’il me racontait la terrifiante histoire de Tommi-aux-os-décharnés. Le sourire sadique de mon frère – dont je raffolais pourtant des histoires – se mit à danser devant mes yeux.

Y mange salement, Tommi… Je crois qu’il aime quand son repas s’débat et crie.

— Ren… réussis-je à articuler. Allez chercher Ren...

Arawn, qui s’était approché de nouveau, plissa les yeux.

— Pour quoi faire ?

— Allez le chercher… Il me le faut, c’est tout.

Je ne savais pas moi-même pourquoi j’avais besoin de Ren. J’étais incapable d’avoir une pensée suivie et cohérente. Un besoin impérieux de fuir s’alluma tout de même dans mon cerveau reptilien, réussissant un court instant à court-circuiter le mammifère, qui, intoxiqué, m’exhortait de me coller à Arawn, qui m’observait avec attention, ses longues mains croisées dans son giron. Mue par ce moteur antédiluvien, je bondis du lit et courus hors de la chambre, partant me réfugier sous l’arbre de la salle de bal.

Et soudain, ce fut la débandade : ma configuration s’écroula, exactement comme l’avait prévu Ren. Je réussis à rassembler mes billes – c’était cela, littéralement, puisque tous les petits atomes qui constituaient mon être menaçaient de se dissoudre dans l’air – et à reprendre forme humaine, mais j’avais perdu celle de Baran, que, exténuée, je fus incapable de récupérer. Pour cela, il allait me falloir récupérer encore une journée entière, au moins.

Mais ça allait déjà mieux. Au moins, j’avais échappé à ce parfum diabolique… Celui d’Arawn. J’avais déjà expérimenté un phénomène similaire avec Ren, les tout premiers temps dans son vaisseau, puis récemment, pendant les « fièvres pourpres ». C’était le rut des mâles ældiens, ce fameux « luith », qui passe relativement inaperçu parmi leurs pairs mais les signale aux humains, surtout ceux de sexe féminin.

La haute silhouette d’Arawn finit par faire son apparition à l’entrée de la salle. Il s’approcha et me regarda, stupéfait, alors que je me couvrais de mon piwafwi doublé de fourrure, qui avait repris sa taille initiale.

— C’était donc vrai ! murmura-t-il en me voyant.

Je relevai les yeux vers lui.

— Qui vous l’a dit ?

— Votre pire ennemie, me répondit-il. La rivale la plus terrible que vous puissiez trouver dans cette partie de l’univers !

Mana. C’était Mana. Elle m’avait vendue à Arawn.

Comme fasciné, ce dernier fit le tour de ma personne, me regardant attentivement, les yeux luisant comme ceux d’un loup à l’affût. Et comme il me semblait grand, maintenant que j’étais redevenue une simple humaine !

— Vous êtes très jolie, pour une adannath, observa-t-il, appréciateur. On retrouve les traits de Baran en vous… C’est une configuration de très haut niveau, vraiment ! Peu de mes gens en seraient capables.

— J’ai dû m’entraîner dur pour y arriver, ne pus-je m’empêcher de fanfaronner, affichant un soupir résigné sur mon visage.

J’étais démasquée. Autant perdre avec classe.

— Je n’en doute pas, me concéda Arawn. Et tout cela venant d’une espèce inférieure, c’est particulièrement remarquable !

Je baissai la tête. Je savais pertinemment ce qu’Arawn pensait des humains. Il ne s’en était pas caché.

— Et vous êtes si fine, si petite… continua-t-il. Est-ce que Silivren... ?

Devinant ce à quoi il faisait allusion, je lui répondis sans attendre la fin de sa question.

— Non, fis-je sombrement.

Le sourire d’Arawn s’élargit.

— Et pourtant, vous avez eu des petits, observa-t-il. Et vous en attendez d’autres !

Pas par voies naturelles, faillis-je lui dire, avant d’y renoncer. Cela ne le regardait pas, et je n’avais aucune envie d’enflammer son imagination déjà débordante.

— J’ai toujours voulu avoir des enfants semi-humains, annonça Arawn sur un ton mélodramatique. Mais cela n’a jamais fonctionné. Jamais une femelle humaine n’est tombée enceinte de mes œuvres… Dommage que vous attendiez déjà une portée, d’ailleurs ! Visiblement, vous êtes réceptive… Très réceptive, même !

Instinctivement, je portai mes mains sur mon ventre, alors qu’Arawn baissait les yeux sur moi. N’ayant plus ma vision d’ældienne, je remarquai à quel point ils étaient froids et cruels : entièrement rouges, sans pupille. Des yeux de monstre tapi dans le noir.

— Les femelles humaines ont un mécanisme biologique qui empêche la conception lorsqu’elles subissent des violences particulièrement brutales et odieuses, lui appris-je, surtout lorsqu’il s’agit de viol inter-espèce.

Arawn souleva un sourcil, doucereux.

— Mais vous, Baran – si tel est votre nom – vous appréciez les relations inter-espèces, n’est-ce pas ? Comment est-ce qu’on qualifie les individus dans votre genre, chez vous, déjà ? Il y avait un nom pour ça, autrefois. Possédée ? Putain du diable ? Ribaude du démon ? Perverse polymorphe ?

— J’aime Ren, répondis-je d’une voix qui commençait à devenir chevrotante. Qu’il soit d’une espèce différente ne change rien… Ce qui m’a fait tomber amoureuse de lui, c’est sa gentillesse, et le respect qu’il me montre en toutes circonstances.

Constatant que je reculais, Arawn se rapprocha encore.

— Sa gentillesse, gloussa-t-il cruellement. Ar-waën Elaig Silivren. Le tueur le plus prolixe que la Voie n’ait jamais porté ! Et vous me dites que vous avez été charmée par sa gentillesse… Je vais vous dire ce qui vous a fait tomber dans ses bras, Baran : le luith puissant d’un mâle qui ne s’est jamais reproduit, et qui était impatient de le faire avec la première femelle passant sous son nez, fut-elle humaine ! Surtout humaine. Vous autres faux-singes faites des proies si appréciables !

Ce qui me restait de contenance était en train de s’effondrer comme un château de cartes. Surtout, je sentais la peur monter graduellement, comme des cercles froids et bleus.

Ne lui montre pas que tu as peur, me répétais-je en boucle. Ne le lui montre pas...

— C’est faux, glapis-je. Ren a mis des mois avant de se décider, et avant ça, il a eu des petits avec Mana.

— Silivren est peut être un parangon de vertu, cela reste un mâle, me coupa méchamment Arawn. Et comme tous les mâles, il fantasme sur des femelles dociles et fragiles, qui se contentent pour toute protestation de gémir complaisamment. On sait tous ce que le luith vous fait, à vous autres !

— Je ne suis pas victime de luith, insistai-je, et je ne l’ai jamais été ! J’aime Ren. J’ai de réels sentiments pour lui !

Arawn accueillit mon démenti avec un petit ricanement cruel.

— Regardez dans quel état mon luith vous a mise. Pourtant, ce n’était même pas conscient de ma part… Et voilà que vous me tombez toute cuite dans le bec, comme le fruit tombe de l’arbre !

Il me regarda.

— Mais je dois dire que vous avoir vue si bouleversée m’a mis en appétit, fit-il en posant ses doigts immenses sur mon visage. En temps normal, je ne goûte guère les faux-singes dans votre état. Mais pour vous, je vais faire une exception...

— Ne me touchez pas, le prévins-je en reculant. Ren vous tuera, et vous le savez !

Arawn partit d’un sinistre rire de gorge.

— Qu’il vienne. Depuis qu’il a mis le pied sur mon vaisseau en conquérant, flanqué de sa cohorte de serviteurs, je ne rêve que de lui rabattre son caquet. Bien que ce ne soit pas très digne de ma clarté, je ferai de sa peau noire une descente de lit, qui servira de tapis pour nos jeux, ma chère. Si tu te montres docile et capable d’endurer longtemps, j'épargnerai tes petits.

Cette seule mention de mes enfants me tira de ma stupéfaction et me décida à fuir pour de bon. Il ne faut jamais courir devant un prédateur, avais-je entendu dire mon père à mon frère lors de leur première sortie de chasse. Mais parfois, on n'a plus le choix.

Une lueur affamée s’alluma dans les orbes rubis d’Arawn lorsqu’il comprit mes intentions. Le sourire vorace, il me poursuivit dans toute la salle, sans vraiment se presser, les bras et les griffes écartées comme un affreux croque-mitaine courant après un enfant. À ce stade, il avait perdu toute majesté et séduction : ce n’était plus qu’un carnassier en chasse, qui, la bave aux lèvres, filait après sa proie en se délectant d’avance de ce qu’il allait lui faire. Lorsqu’il me coinça enfin, j’entendis un gémissement rauque sortir de sa gorge, d’où suintait le plaisir du jeu et la satisfaction de la conquête. Cet horrible gargouillement content couvrit mon cri apeuré. Arawn m’immobilisa avec une facilité déconcertante, et, sous mes yeux horrifiés, il ouvrit grand la bouche. Les crocs glissèrent de sa mâchoire, venant compléter une double rangée de dents déjà bien assez inquiétantes. Sa langue pointue se pourléchait d’avance. Jamais Ren ne m’avait infligé un tel spectacle : je comprenais désormais son souci de manger discrètement et de ne jamais rire à gorge déployée devant moi. Mais ce n’était plus l’heure de s’inquiéter de cela. Tommi-aux-os-décharnés… Le monstre était là, bien présent, et, il n’y avait plus d’échappatoire.

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