De l'autre côté du miroir

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L’heure du rendez-vous avec Arawn approchait. Ce dernier nous avait expliqué où il se rendait mystérieusement tous les jours : il partait chasser, dans le décor étrange à l’extérieur de la salle de bal, exactement.

— Ah ah ! s’esclaffa-t-il en constatant ma surprise. Cela vous étonne, dame Baran ?

— Je savais que votre vaisseau était grand, seigneur Arawn, mais je ne l’imaginais pas aussi immense, concédai-je.

Il haussa les épaules.

— Mon vaisseau n’est pas si grand que cela, ma chère. En revanche, il est capable de supporter quatre portes donnant sur des plans différents. C’est dans l’un d’eux que nous allons nous divertir aujourd’hui.

Des portes dimensionnelles. C’était donc ça ! Il ne s’agissait pas d’un décor virtuel ou d’une zone du vaisseau terraformée, mais d’ouvertures donnant sur d’autres dimensions.

Les implications étaient vertigineuses. En réalité, ces portails pouvaient nous permettre, le cas échéant, de quitter le Grand Vide… Cela représentait même notre seule solution.

Je dois en parler à Ren, notai-je mentalement, ajoutant cette information aux soupçons que cette cour entretenait envers lui.

— Mais je vois que vous n’avez pas de monture, constata Arawn, concerné, en se penchant vers moi du haut de la sienne, une espèce de carcadann moins haut et sans corne. Voulez-vous que je vous en prête une ?

Je secouai la tête.

— Ce ne sera pas la peine : Angraema est partie en chercher dans le cair de son père. Elle va arriver bientôt.

— Ah ! Elle nous accompagne, donc ?

J’acquiesçai.

— Tout à fait. Angraema est une jeune femelle très vive et aventureuse. Elle était impatiente de découvrir votre terrain de jeu.

— Je l’avais constaté. C’est aussi une très jolie femelle : j’ai un sujet ici qui ne respire que pour elle, en ce moment… Lhaliwín Círdan. Il sera présent parmi nous. Peut-être pouvez-vous l’autoriser à servir de valet à vos côtés ?

Je fis la moue. Nul doute que cet arrangement ennuierait Pas Douée.

Mais lorsque je vis ce garçon – enfin, ce jeune mâle – s’avancer timidement à l’appel d’Arawn, sa queue sagement enroulée autour de la taille comme une ceinture de fourrure, je changeai aussitôt d’avis. Il était adorable. En détaillant son joli visage exogène et ses longs cheveux clairs et lisses, associés à son air innocent, ses grands yeux ambrés et ses lèvres délicatement ourlées, j’eus du mal à comprendre pourquoi Pas Douée n’en avait pas déjà fait son quatre heures : Ren m’avait bien expliqué que, chez les ældiens, on les prenait au berceau.

Bah, c’est une gamine, ne pus-je m’empêcher de sourire. Comme je l’étais moi-même il y a quelque temps.

La voix de la susnommée résonna enfin.

— Ça y est ! Je les ai ! exulta-t-elle en amenant deux superbes carcadanns blancs.

— Ton père a-t-il été dur à convaincre ? m’enquis-je discrètement alors qu’elle sautait de sa monture.

— Un peu. J’ai dû lui promettre mille fois de faire très attention et de les remettre dans la matrice dimensionnelle d’Elbereth au premier signe de danger, fit-elle en brandissant une unité de sauvegarde – en forme de carcadann – qu’elle portait autour du cou.

Je soulevai l’étrange objet.

— Drôle de clé ISB, murmurai-je avant de la laisser retomber.

Les voies de l’Elbereth me restaient impénétrables.

En relevant la tête, je constatai que toute l’assemblée de veneurs nous contemplait, stupéfaite. Pourtant, ils étaient tous à dos de carcadann.

— Des carcadanns, murmura alors Arawn d’un air habité. Des carcadanns, des wyrms… Combien d’autres merveilles recèle encore votre cair ?

J’échangeai un regard avec Pas Douée.

— Ce n’est pas ce que vous avez vous-même ? demandai-je, les sourcils froncés, en désignant les leurs.

Arawn éclata d’un rire grave.

— Nos montures ne sont pas des carcadanns, noble Baran !

— C’est quoi, alors ?

— Ce sont des chevaux, m’apprit-il.

— Et quelle est la différence ?

— La différence, chère Baran, est la même que celle qui existe entre un lézard et un wyrm, ou un faux-singe et un humain. Vous comprenez ?

Je secouai la tête, butée.

— Non.

Le jeune Círdan s’avança.

— Si je peux me permettre, noble dame, fit-il en désignant la tête de nos montures, le carcadann possède une corne sur le front, alors que le cheval n’en a point.

C’était bien vu. Ce garçon, malgré ses airs un peu gauches, m’avait l’air tout à fait intelligent.

— Je pensais que c’était une histoire de différenciation sexuelle, me défendis-je en me retournant pour cacher le rouge qui m’était monté aux joues.

— Ah ah ! Que vous êtes rafraîchissante, Baran ! s’exclama Arawn. La chose la plus plaisante qui soit arrivée à notre cour depuis longtemps, assurément.

Il sauta d’un seul mouvement sur son « cheval », et je tentai de faire pareil avec le mien. Je n’étais jamais montée sur un carcadann, bien sûr, mais Pas Douée avait déjà dompté le sien.

À ma grande déconvenue, je fus incapable de me jucher dessus. La bestiole se dérobait d’un chassé traître à chacune de mes tentatives pour lui grimper sur le dos, sous les regards hilares de l’assemblée, dont mes mésaventures avaient rendu toute la bonne humeur.

— Allons donc ! se moqua encore Arawn. Du nerf, Baran ! Qu’est-ce que cette bête par rapport aux machines de guerre que vous chevauchez habituellement, que ce soit votre cair, votre wyrm, ou le premier sidhe d’Æriban, quatre fois invaincu au barsaman !

— Ils sont bien plus dociles, grognai-je en tentant de cacher ma honte.

Heureusement, le page de Pas Douée, comprenant en toute logique que j’étais la gardienne des clés pour accéder à sa dulcinée, se précipita pour m’aider à monter.

Je me retrouvai enfin en haut de la bête, qui s’ébroua et secoua la tête, manquant au passage de me renverser. Mais Arawn avait raison. J’avais volé aux commandes d’un pod à huit ans à peine, en gros-porteur de plus de cinq cent mètres à quatorze et à dos de wyrm à seize. Ce n’est pas maintenant, à vingt ans et des poussières, que j’allais me faire dicter ma loi par une espèce de cheval à corne ! Avant même d’attendre le départ, je lui pressai les flancs.

« Yaah ! » criai-je comme dans les films que j’avais vu – Janayre en tête – aussitôt imitée par Pas Douée qui fila comme le vent. Sur un signe de son maître, Círdan prit notre suite.

C’était bien vu, car le « cheval à corne » partit en bonds de cabri à peine avais-je fait cent mètres. La sale bête ! Il sauta sur place, de plus en plus haut, arrondissant le dos, baissant la tête et montant l’arrière-train, les clochettes et autres colifichets qui y étaient accrochés s’agitant dans tous les sens.

— Parle-lui ! me cria Pas Douée, bien assise sur le sien, très calme. Il s’appelle Telaith ! Père dit qu’il faut coopérer avec lui comme un wyrm, et ne pas chercher à s’opposer à sa volonté !

Telaith-an-aran, le « roi des plaines ». Ren m’avait donc refilé son étalon dominant. Encore un petit test de sa part, sûrement ! Sachant cela, je m’accrochai sur l’encolure du mâle outragé et murmurai :

— Travaillons en bonne entente, Telaith. Sinon, je demanderai à mon étalon à moi de te faire castrer. Fini le dun-dun avec les belles juments !

L’oreille à bout rouge de la bête bougea. Il m’avait entendu.

— Est-ce que tout va bien ? s’enquit Círdan en se précipitant, son cheval faisant un véritable dérapage devant le mien alors qu’il me regardait d’un air inquiet, les sourcils froncés.

Ce garçon gagnerait à se décoincer un peu, pensai-je en regardant son visage honnête et stressé. Comme tout ædhel, c’était indéniablement un beau spécimen, mais il n’y avait rien chez lui de l’aura féline, fascinante et légèrement dangereuse qui émanait de Ren.

Je calmai Telaith d’une petite tape sur l’encolure, histoire de donner le change.

— Oui, ça y est, on est bons copains. Telaith est resté trop longtemps dans le syntoniseur : il devait avoir besoin de se défouler.

Cette fois, ce fut l’oreille délicieusement pointue de Círdan qui tiqua.

— Syntoniseur ?

— Le monde virtuel de l’Elbereth, précisai-je.

Círdan soupira et sourit, soulagé, apparemment rassuré de me voir utiliser un terme qu’il connaissait.

— Ah, le plan astral de votre cair, m’apprit-il avec un petit air expert. Mais pourtant, tout être s’y trouvant dispose d’un espace aussi grand que celui où nous nous sommes présentement, puisqu’il s’agit d’un plan dimensionnel...

Et il se lança dans une diatribe ésotérique sur les plans dimensionnels. Pour mettre fin à ses interminables et ennuyeuses explications pseudoscientifiques, je lui désignai Pas Douée.

— Dame Angraema s’ennuie, lui appris-je judicieusement, et elle n’a personne pour la servir. Pourquoi n’iriez-vous pas faire la course avec elle ? Elle adore les défis.

Les joues blanches de Círdan prirent une teinte pourpre, qui me fit regretter un instant que Ren ait la peau noire.

— C’est que… Vous pensez que dame Angraema voudra bien accepter ma compagnie ? J’ai cru comprendre qu’elle préférait être seule… Vous croyez que...

Je l’interrompis une nouvelle fois.

— Vous réfléchissez trop, Círdan. Allez plutôt la rejoindre : vous verrez bien !

Le regard soudain déterminé, le jeune Círdan fit faire demi-tour à sa monture, et il le lança au galop sur Pas Douée, qui attendait non loin en se grignotant un ongle, désoeuvrée.

Peut-être un peu trop confiant, pour une première approche, souris-je en le regardant foncer ventre à terre vers ma nièce, dont la lèvre inférieure se mit à pendre lorsqu’elle se rendit compte que le fier cavalier venait dans sa direction. Puis, comprenant qu’il s’agissait d’un défi, elle partit elle-même à toute berzingue.

Arawn vint trottiner à ma hauteur. Non loin se trouvait Tanit, assise dans une bizarre position sur le côté qui menaçait de la faire tomber à chaque secousse, la longue traîne de son piwafwi pendant quasiment au sol.

— Vous êtes douée pour apparier les couples, me fit remarquer Arawn avec un sourire complice.

— Oh, je ne me fais pas trop d’illusions, lui répondis-je. Angraema n’est pas encore intéressée par les mâles. Elle est trop jeune.

— Elle est différente de ses sœurs, alors. Ces dernières ont fait une véritable razzia parmi les jeunes de ma cour !

Je lui jetai un regard rapide.

— Et alors ? Je croyais que c’était normal, chez les ædhil ?

Arawn souleva légèrement le menton.

— Chez les dorśari, peut être. Mais pas chez nous. Nous préférons les relations de longue durée, plus spirituelles, qui mettent du temps à se développer et à se consommer. Nous vivons plusieurs milliers d’années : il faut bien s’occuper, et ne pas tirer toutes ses flèches d’un seul coup ! ricana-t-il, fier de sa boutade. Sinon, c’est l’ennui et le muil assurés.

— Ardamirë et Erenwë sont jeunes, seigneur Arawn, elles ont besoin de se construire leurs propres expériences. Tout comme Angraema. Songez qu’il y a peu, ces filles pensaient être les seules ædhellith de l’univers !

Sur ces belles paroles, je pressais légèrement les flancs de Telaith et le laissais méditer sur son manque de finesse. Mépriser les femmes qui savent ce qu’elles veulent tout en vous suppliant de tromper votre officiel, voilà qui était bien un comportement typiquement masculin !

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