Complots

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Les trois filles étaient avec leur mère sur une sorte de divan un peu à l'écart des autres, dans une alcôve de la salle de bal de la veille. On aurait dit qu'elles complotaient. En me voyant, Mana me pressa de venir les rejoindre.

— Viens vite, m'appela-t-elle d'un geste rapide de ses longs doigts. J'ai à te parler.

Je la rejoignis. Je me méfiais de Mana, mais cette bien-nommée cour de crépuscule, avec toutes ses inconnues, ses murmures et ses rites secrets, me paraissait pour le moment bien plus menaçante qu'elle.

— Est-ce que Silivren t'a appris le dorśari, la langue des Cours Sombres ? me chuchota Mana rapidement en jetant des petites regard rouges autour d'elle.

Je secouai la tête.

— Non. Je ne savais même pas qu'une telle chose existait. Je me débats déjà avec l'ældarin, alors apprendre une autre langue ultari par dessus le marché...

— Qu'importe. Cela aurait été un atout, mais bon, cette langue est probablement trop identifiable.

Je la coupai.

— Effectivement. Arawn, hier, m'a fait remarquer que vous discutiez, Ren et toi, dans une langue qu'il ne comprenait pas et qui ne lui plaisait guère.

Mana éclata d'un ricanement dentu, qui fit plisser ses quatre yeux rouge sang.

— Ainsi, les pions se placent déjà ! Je suppose qu'il se consume de terreur et commence à regretter amèrement de ne pas m'avoir acceptée comme reine !

Je regardai Mana, surprise.

— Mais il a déjà une reine. Il ne t'aurait accepté que provisoirement...

Soudain, je compris : Mana avait tenté de renverser Anor, et elle avait lamentablement échoué dans cette entreprise.

— Anor est une reine fantôme, grinça-t-elle, et une reine fantôme est faite pour être remplacée ! Nos Cours ne tolèrent pas la faiblesse, surtout chez les dorśari !

— Il est vrai que nous nous demandons qui est cette mystérieuse reine Anor, Mère, remarqua l'une des deux jumelles couleur de lune en tapotant ses dents blanches de son ongle long et pointu. Ardamirë et moi avons tenté d'en savoir plus, mais cette nuit encore, les deux mâles fanfarons que nous avons attirés dans nos filets ne nous ont rien appris de nouveau.

— C'est bien, mes filles, les félicita Mana. Et toi, Angraema ? T'es tu décidée à céder à la demande de ce jeune qui semble si épris de toi, et qui a demandé à faire ton initiation ?

Pas Douée – car c'était elle que sa mère avait nommée ainsi – se renfrogna.

— Il ne me plaît pas, Mère. En outre, je vous ai cent fois expliqué que je voulais devenir sidhe, comme mon père. Je n'ai guère le temps ni l'envie pour ces bagatelles !

— Même un sidhe – surtout un sidhe – se soumet au devoir, lorsque sa reine lui ordonne de se livrer à l'acte sexuel, ma fille. Ne deviens pas comme ton père, inutilement rebelle et obstinée ! Tu es encore vierge à ton âge, ce qui est une véritable honte. Ce mâle ne te plaît pas, soit ! Mais trouve-t-en un bien placé et facile à manipuler, dont la fréquentation amènera gloire et victoire à ton clan.

La pauvre Pas Douée baissa la tête.

— Oui, Mère, se soumit-elle de mauvaise grâce.

— Bien. Reste à régler encore une chose...

Mana se tourna vers moi. Choquée par son insistance à forcer une gamine venant à peine de naître à se faire déflorer par un inconnu, j'avais vraiment du mal à me taire.

— Et toi, Baran ? Que penses-tu d'Arawn ? Il semble s'intéresser beaucoup à toi, et surtout à la part humaine de ton anatomie, ricana-t-elle.

— Ren me suffit, merci, répliquai-je en ignorant l'insulte.

— Oui, je sais que Ren fait son métier de mâle dignement, répliqua Mana, acide et sarcastique. Du moins, quand il veut bien l'accomplir. Mais le clan a besoin que tu te dévoue pour occuper Arawn, gagner ses bonnes grâces et endormir sa méfiance avant que nous ne l'éliminions. J'ai proposé hier à Ren de te céder à Arawn afin de mieux pouvoir l'assassiner dans son sommeil, ivre et nébuleux qu'il sera des plaisirs tirés d'une nuit avec toi – et de la potion concoctée par mes soins que tu auras pris soin de glisser dans son verre. Au petit matin, juste avant l'aube, Ren entrera dans sa chambre, et d'un coup de dague bien placé dans le coeur, il le tuera avant de prendre sa place, nous hissant tous au sommet de cette cour moribonde. Aux yeux des autres, ce sera un excellent prétexte : il aura pris Arawn en flagrant délit de trahison envers Anor, et n'aura fait que demander réparation !

Je relevai les yeux, horrifiée. C'était donc ça, son plan !

— Je n'ai aucune envie de coucher avec cet Arawn, protestai-je. Et de quel clan parles-tu ?

Mana se redressa, interloquée.

— Mais du nôtre, fit-elle. Le clan formé par Ren et les femelles qu'il a produites ou fécondées, leurs petits, nos serviteurs fynasyn, wyrms, eyslyns, humains ou semi-humains, avec une régnante avisée à la tête de tout ça : moi.

Je la fixai en silence quelques longues secondes, qu'elle mesure un peu la portée de ce qu'elle venait de me dire.

— Et dans ton idée, Ren est ton consort, c'est ça ?

— Disons qu'en tant que seul mâle du clan, ce serait bien qu'il accepte de me servir de temps en temps, oui, admit-elle. Mais je t'autorise à en profiter également, et par faveur spéciale, je te laisserai dormir avec lui. C'est lui qui décidera quand aller avec l'une ou l'autre : Ren est tout à fait capable de nous contenter sans que l'une de nous ne se sente spoliée. Nous avons toutes les deux eu une portée de lui, Baran. Tu ne peux pas détruire ce lien !

— Je croyais que ça ne comptait pas ?

— Ça compte, dans les circonstances actuelles. Tu considères mes trois filles comme tes enfants, n'est-ce pas ?

Elle avait raison. Je répondis donc par l'affirmative.

— Et bien considère que tes filles – toutes tes filles, celles que tu as mises au monde, celles que tu portes éventuellement – sont en danger. La plupart des membres de cette Cour nous détestent : tu t'en rendras compte assez vite.

Je voulus avoir plus de précisions à ce sujet, mais avant même que je puisse dire quoi que ce soit, Ardamirë posa sa main anthracite sur mon avant-bras.

— Chut. Arawn approche, suivi de ses gens... Nous reparlerons de tout cela plus tard.

Le petit groupe s’arrêta en effet devant nous. Le régnant s'arrêta et, d'un signe de la main, il congédia ses gens. Les courtisans au visage blafard s'éloignèrent sans hâte, jetant au passage des regards ayant valeur de malédiction dans ma direction.

Arawn était resplendissant : sous sa tunique finement brodée, il portait cet habit d’une brillance extraordinaire qu’arborent souvent les ældiens sous leurs vêtements, et dont l’éclat ressemblait à celui d’un satellite reflétant la lumière d’un soleil. Son front était orné d’une parure en métal précieux, soulignant l’étrange beauté de cette gemme étirée que je savais être en réalité en œil. Ses yeux à l’éclat rubis se posèrent sur moi, et il me sourit aimablement.

— Salutations, belle dame en qui brille le feu de mille étoiles, chanta-t-il en s’inclinant légèrement. J’espère que vous avez passé une bonne et douce nuit.

À mes côtés, Mana s’était levée. Je sentis qu’elle bouillonnait de fureur. Sans un mot, elle quitta cette compagnie, offrant pour seule explication son air dédaigneux. Ses filles la suivirent, y compris Pas Douée, qui, après un dernier regard dans ma direction, trotta derrière sa mère, ses longs cheveux noirs décoiffés se balançant sur ses fesses.

Alae, sourit Arawn en employant cette expression qu’utilisait souvent Ren lorsqu’il voulait faire de l’ironie. Il semblerait bien que mon intervention vous ait tiré des filets de cette sorcière !

— Vous l’avez vexée, remarquai-je en évoquant le départ de Mana.

— Je l’ai fait exprès. Oui, je sais : Sil-wen Lúrin Daemana est une reine de naissance : j’aurais dû respecter l’ordre de préséance et la saluer avant vous. Mais je ne l’apprécie guère, me rangeant là à l’opinion majoritaire de mes gens.

— S’attirer les foudres d’une elleth n’est pas bien judicieux » répétai-je pensivement, me rappelant ce que m’avait dit Ren un jour – sollicitude qui m’avait valu d’ailleurs une malédiction bien sentie de Mana.

Arawn se contenta de hausser les épaules.

— Il est vrai que je redoute ses coups perfides, qui viendront probablement dans le noir, lorsque tout le monde sera endormi. Mais votre présence mettrait du courage au cœur au plus insensible des preux, et qui, parmi les pauvres hères que nous sommes, aurait le coeur assez dur pour ne pas venir au secours d’une beauté tombée dans l’antre de l’infâme araignée ?

Encore ce monstre… J’eus le réflexe de chercher des yeux Pas Douée, qui l’avait affronté avec moi. Mais elle était désormais hors de vue.

— À ce propos, glissa Arawn, mielleux. Pourquoi votre consort ne se trouve-t-il pas à vos côtés pour vous servir ? Où est-il donc ?

Je secouai la tête.

— Je l’ignore. Silivren est très indépendant, et il a besoin de passer beaucoup de temps seul, à vaquer à ses propres occupations. C’est probablement ce qu’il fait en ce moment. Il nous rejoindra plus tard, lorsque le moment lui semblera bon.

— Étrange comportement, pour un consort dorśari. Dans les Cours d’Ombre, on ne pardonne pas facilement aux mâles d’abandonner leur dame pour vaquer où bon leur semble. Il s’agit de lieux dangereux, où tous les prétextes sont bons pour punir et tirer la dague...

— Il ne m’abandonne pas. À l’instar de mon compagnon, j’aime être seule : cela donne encore plus de prix aux moments où je le retrouve, comme cette nuit.

Arawn comprit le message. Il me souhaita une bonne journée, et, sur un petit signe de tête, il s’éloigna, laissant ses sombres avertissements flotter dans l’air comme des petites menaces aux doigts pointus.

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