Interlude : décision

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La Nouvelle Arkonna déployait ses tours grises dans le néant de l’espace, comme une métaphore des efforts humains pour conquérir les ténèbres. Depuis sa destruction complète par le terroriste ældien, les travaux, entamés immédiatement, avaient bien progressé. L’Holos avait dû lever des sommes faramineuses pour cela, contraignant les colonies les plus éloignées du Noyau central de la Voie. Mais, grâce à la propagande catastrophiste relayée par les médias, tout le monde avait payé. La République avait assez de problèmes à régler pour se permettre d'affronter en plus la menace du retour des ældiens dans la galaxie.

Le nouveau centre militaire de l’Holos n’avait pas été reconstruit au même endroit que l’ancien : trop de mauvais souvenirs y étaient rattachés. D’après les experts consultés pour l’occasion, c’était la proximité d’un trou noir qui était indirectement responsable de la chute d’Arkonna, en multipliant les singularités. Les stratèges avaient cru bien faire en s’installant sur ce caillou stérile battu par les vents gravitationnels, voyant dans la présence de ruines stellaires un argument supplémentaire. Mais les fameuses ruines étaient en fait un avant-poste korridite, le poison encore actif de bombes oubliées, jamais désamorcées. Les vestiges d’une guerre oubliée, qui avait coûté si cher à l’humanité… Cette fois, on avait choisi un endroit bénin, un satellite artificiel en orbite d’une des quelques planètes non terraformables reliées par la Luge. Cette précaution permettrait aux contingents d’évacuer plus vite, si besoin était. Elle donnait également une plus grande marge de manœuvre aux troupes, en leur permettant de se retrouver sur n’importe quel point du réseau lugien de manière quasi instantanée. On évitait ainsi d’immenses dépenses énergétiques et la prise de risque que conférait l’accès à l’espace interstitiel par forage gravitationnel. La perte de deux unités CERG, leur meilleur collisionneur, avait coûté assez cher à l’Holos.

En entrant dans le champ d’attraction du nouveau spatioport, l’astrojet de l’amirale fut pris en main automatiquement par le pilotage automatique de la base. Varma lâcha les commandes et se laissa guider.

— Bienvenue à la maison, Amirale, l’accueillit l’aide de camp dès sa sortie de la machine.

— Merci, Thoms. Des nouvelles de Manmohan ?

— Son Excellence est revenue, puis repartie immédiatement. Mais le capitaine de Frégate Khan est là, Amirale. Elle vous attend dans vos quartiers.

Varma se força à conserver un air impassible. Elle ne s’était pas trouvée en face de Manmohan depuis des semaines. Ces maudites offensives exogènes… alors qu’on les croyait éteintes, les créatures dégénérées de l’ancien système ultari se déversaient comme des hordes de fourmis. Le terroriste ældien avait ouvert une véritable boîte de Pandore.

La comparaison n’était pas fortuite. Fut un temps où ces créatures, chassées par les humains révoltés par leurs exactions, vivaient sous terre. C’était là que les ultimes colonies impérialistes ultari s’étaient réfugiées. Ce n’était plus que des organismes dégénérés – rien à voir avec leurs pairs déjà repartis – mais elles étaient encore puissantes. Les juguler avait mobilisé les dernières forces d’une civilisation exsangue et coûté d’énormes sacrifices. En voulant les empoisonner, les humains s’étaient intoxiqués eux-mêmes. Lorsque les descendants des envahisseurs eurent disparu, la Terre n’était plus qu’une coquille vide. Les cités enfouies nettoyées de leurs habitants avaient été investies par les derniers humains, une population mutante au génome irrémédiablement altéré. L’humanité avait mis des millénaires à se reconstruire. Puis, quand elle parvint enfin à reprendre le chemin de l’espace, les ultari avaient de nouveau imposé leur joug implacable… ils étaient peu nombreux, leurs rangs déjà amplement clairsemés par les guerres civiles incessantes et la progression de la Dévoration, mais ils étaient plus puissants que leurs lointains cousins terriens ne l’avaient jamais été. L’humanité s’était souvenue alors pourquoi, depuis des centaines de milliers d’années, elle craignait et vénérait cette espèce. Leur extinction avait été une bénédiction, un soulagement. Il avait permis à l’Homme de s’épanouir et de se réaliser. Or, les voilà qui revenaient encore…

Il n’y avait qu’un seul responsable. Ar-waën Elaig Silivren. Varma sentait intimement qu’il était lié au retour des ultari dans la Voie. Et il n’y avait qu’une personne capable de se dresser face à lui. C’était elle. Elle allait le subjuguer, comme Durga l’avait fait avec le démon Mahishasura. Ensuite, ils auraient enfin le champ libre pour s’occuper des problèmes de fond : le désarmement progressif de la Voie et le colmatage des zones contaminées. Seulement à ce prix, la paix universelle serait atteinte.

Prise dans sa méditation active, Varma avait évacué pour un court instant la présence d’une jeune femme un peu garçonne en uniforme. Elle faillit manifester sa surprise en voyant sa fille adoptive debout dans son bureau, mais se reprit à temps.

— Bonjour, Mère, la salua Saiyad en faisant mine de lui toucher les pieds.

Varma ne lui fit pas le moindre signe lui indiquant qu’elle pouvait se passer de ce protocole. Pourtant, il l’énervait. Ces salutations étaient le reliquat d’une époque honteuse et longtemps révolue, que Manmohan et elle voulaient éliminer. L’Humanité n’en était plus là : elle devait atteindre un nouveau stade.

— Saiyad, lui octroya-t-elle sans la regarder.

Puis elle fit le tour de l’énorme table de marbre blanc qui lui servait de bureau et alla s’asseoir.

— J’ai appris que les hérétiques avaient été renvoyés dans la Trame ?

— Le chef des armées est encore là-bas. La menace est loin d’être endiguée.

— Pourquoi ne pas demander l’appui du SVGARD ? Ils ont une flotte d’intervention massive et très efficace…

— Laissons le SVGARD en dehors de ça. La défense spatiale ne fait pas partie de leurs attributions.

— Toute attaque contre les fils d’Adam y participe, pourtant…

Varma releva un regard coupant sur sa fille. Ses sympathies pour la doctrine omnitrinaire prêchée par le SVGARD devenaient de plus en plus évidentes.

— Fils d’Adam, ce n’est qu’un mot. Le jour où les religieux fanatiques qui commandent le SVGARD en sous-marin décideront que nous n’en faisons pas partie, que feras-tu ?

— Les techno-prêtres de l’Unique enseignent que tous les hommes sont les enfants d’Adam et Eve…

— Une légende venue des temps obscurs. L’homme vient de millions d’années d’évolution, et il n’a pas fini de progresser.

— C’est une métaphore, Mère, corrigea Saiyad avec un sourire assuré.

— Pas pour le SVGARD. Eux, ils le prennent au pied de la lettre.

Saiyad abdiqua et changea de sujet. Varma l’écouta faire le bilan de sa dernière expédition en lisière de l’univers connu que d’une oreille, sélectionnant les informations qu’elle jugeait pertinentes pour les enregistrer dans sa mémoire vive ou pas. Finalement, Saiyad avait peu de choses nouvelles à raconter. Varma, qui consultait ses dossiers en attente pendant ce temps-là, saisit le prétexte d’un code prioritaire pour la congédier.

— Tu peux disposer, Saiyad. Je te verrai plus tard.

Sa fille parut déçue, mais elle ne s’attarda pas. Elle connaissait trop sa mère pour espérer autre chose.

Sitôt qu’elle eut refermé la porte, Varma se connecta au serveur gouvernemental et lança la lecture des taches qu’elle avait laissées de côté pendant sa mission d’intervention. Aussitôt, la luminosité baissa, laissant place à la salle du Cryperium hautement sécurisée qu’elle utilisait comme bureau virtuel. Le visage éthéré d’Agni, l’IA qui traitait la messagerie de l’Amiral, apparut au milieu d’un décor qui évoquait un temple hindou épuré.

— La colonie Oceanos Zegma ne répond plus.

— Une attaque exogène ?

— Cela demande confirmation. Une sonde de contrôle est partie hier, 9/04, à 15h31, 45 secondes.

Varma soupira. Oceanos Zegma était l’un de leurs principaux fournisseurs d’eau marine.

— Quoi d’autre ?

— L’émissaire envoyé au siège des industries Towa n’est toujours pas revenu.

Cette fois, Varma releva la tête vers Agni.

— Pas la moindre communication de sa part ?

— Aucune. Le siège de la Towa se trouve dans le nuage d’Öpik-Oort. Il est extrêmement compliqué de faire sortir une onde énergétique d’un champ de débris d’une telle densité.

— Et extrêmement compliqué d’y naviguer, je sais cela, coupa Varma, agacée.

Si la Towa avait installé sa maison-mère là-dedans, c’était précisément pour ces deux raisons. Ainsi, elle se tenait relativement hors d’atteinte de l’Holos, et demeurait indépendante.

Après avoir découvert l’identité de la jeune déserteuse qui avait aidé le terroriste ældien dans sa fuite, Varma avait lancé une enquête interne – sans impliquer le SVGARD – sur son père, Go Srsen. Ce dernier avait été jugé hérétique par un tribunal fédéral largement acquis à la doctrine tridentine, et exécuté avec toute sa famille. Même si elle savait que Go Srsen n’aurait sans doute pas été condamné s’il avait été jugé par un tribunal civil du Noyau républicain, la chose n’avait pas surpris Varma : les adorateurs de l’Unique tridentin prenaient de plus en plus d’emprise dans les colonies éloignées, surtout celles proches d’un monastère orbital du SVGARD. En permettant à cette secte de s’armer – ou en donnant de la religion à la police secrète, peu importe – la République avait fait une erreur monumentale. Désormais, la doctrine se diffusait même dans la flotte. Mais aux prémices de la Dévoration, lors de l’apparition des premières zones rouges, personne d’autre que le SVGARD n’avait pu offrir de solution efficace. Ils s’étaient emparés du Crypterium, utilisant les ressources infinies de ce dernier pour étendre leur pouvoir, sous couvert de lutter contre la cybercriminalité et la contamination du Réseau.

Mais la Towa échappait à leur emprise. Installée au-delà de la ceinture de Kuiper, dans une zone qui n’était reliée ni par le Réseau ni par la Luge, elle se tenait hors de portée du SVGARD comme de la République. Lorsque Varma avait réalisé que c’était une mission de la Towa qui avait excavé le couple d’ældiens en stase depuis des millénaires, Ar-waën Elaig Silivren et sa femelle, elle n’avait plus hésité. Tout cela faisait partie d’un tout : la soudaine visibilité du SVGARD, le retour des exogènes ultari dans la Voie, la recrudescence des revendications indépendantistes… tout cela conduisait à Go Srsen et les expériences qu’il menait avant son arrestation.

Le SVGARD avait décidé depuis le début de traiter cette affaire en interne, sans en référer à l’État-Major. Pourtant, il s’agissait d’un cas d’attaque spatiale, qui menaçait directement le plan matériel de la République, et pas seulement le Crypterium. Ils avaient censuré les informations concernant les ældiens et la Towa et arrêté la gamine de leur propre chef, puis tenté de la faire disparaître en la condamnant aux travaux forcés sur Astantor. Mais elle avait remarqué par un commissaire de l’armée, qui avait suivi le programme de conscription et l’avait envoyée grossir les rangs de l’infanterie mobile. Sans cela – et sans la plainte déposée par les nekomats au Sénat – l’état-major n’aurait jamais eu connaissance des ældiens dans la Voie. L’état d’urgence et la loi martiale n’auraient pas pu être proclamés, et cinq cents milliards de civils auraient été à la merci de la menace ultari.

Qu’est-ce que cherchait à faire le SVGARD ? Un coup d’État ? Varma était déterminée à le découvrir. Et pour cela, il fallait comprendre pourquoi le SVGARD s’était intéressé à la Towa – et aux Srsen.

Après un court instant de réflexion, Varma se tourna vers Agni.

— Mets mes autres taches en attente, et donne l’ordre à mon aide de camp d’affréter mon astrojet pour un départ dans l’heure.

— Affirmatif. Dois-je transmettre un message au Major ?

Varma hésita. Le Sénat avait confié les pleins pouvoirs à Manmohan, mais, pour l’instant, elle préférait le laisser en dehors de cela.

— Ce ne sera pas nécessaire. S’il demande à me voir, dis-lui que je suis partie méditer à l’ashram de New Mysore.

— Très bien.

Varma effaça les dernières communications, puis elle se déconnecta du Réseau.

Il était temps d’aller rendre visite aux ingénieurs de la Towa.

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