Le bal des ombres : IV

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Pas Douée m’indiqua une cathèdre ouvragée entre elle et ses deux sœurs. Mana, quant à elle, avait disparu, cherchant probablement à voir où Ren allait s’asseoir pour se mettre non loin de lui. Je levai rapidement les yeux : autour de moi, hautes silhouettes sveltes au visage en lame de couteau et aux yeux de meurtre, longs cheveux et oreilles pointues, le tout couvert de bijoux et d'oripeaux extraordinaires, il n’y avait que des ældiens. Bizarrement, tout le monde était vêtu de couleurs ternes.

Soudain, un son bas et claironnant se fit entendre, porté par un héraut arborant une sorte de corne à sa bouche. Aussitôt, le petit nombre de convives qui étaient assis se releva et tout le monde baissa légèrement la tête à l’arrivée de celui qui régnait en maître ici : le « maître du clan » Arawn.

Ce dernier entra d’un pas pressé et altier dans la grande salle, rejetant sa spectaculaire chevelure d’un auburn flamboyant derrière son oreille chargée de joyaux, principalement des diamants noirs. Il eut un regard scrutateur dans ma direction, puis son attention fut détournée par le héraut, qui avait quitté son poste pour lui montrer Ren, debout discrètement au fond de la salle, à l’endroit où la table formait une coudée. Pour une raison mystérieuse, il n’était pas venu s’asseoir à côté de moi.

Arawn vint se placer à gauche du grand trône vide, et, après avoir effectué à son tour un léger salut déférent, il s’assit à côté, dans un fauteuil non moins royal.

— Ma reine est souffrante, annonça-t-il d’une belle voix grave, forte et chantante. Ce soir encore, elle ne pourra pas nous honorer de sa présence.

Un choeur de lamentations discrètes salua cette nouvelle, et tous les ældiens présents, à l’exception de Ren et sa famille, affichèrent une expression peinée.

— Mais je vois que nous avons de nouveaux convives parmi nous, fit-il avec un sourire de lame. Puis-je savoir à qui ai-je l’honneur ? Les ellith d’abord.

Et il se tourna vers moi. Confuse, j’esquissai un salut maladroit.

— Baran d’Andel, fis-je en utilisant mon surnom ældien officiel. Vous me voyez très honorée d’être présente à votre cour, Sire.

Arawn accueillit mes paroles avec un petit salut de la tête.

— Je suis le premier honoré. À quelle maisonnée appartenez-vous, noble femelle ? C’est la première fois que j’entends ce nom.

Je m’apprêtais à bredouiller quelque histoire lorsque Ren s’avança.

— Baran est une perædhel, annonça-t-il. Et elle vient d’une époque qu’aucun de vous ici n’a connu.

Arawn se tourna vers lui. Sous le sourire aimable, son regard était glacial.

— À qui ai-je l’honneur ? s’enquit-il en scrutant Ren.

Toute l’assemblée se tourna vers mon discret époux, qui avait réussi à passer relativement inaperçu jusqu’ici. Des murmures s’élevèrent lorsqu’il rejeta en arrière la capuche couvrant ses cheveux blancs et sa peau obsidienne, et je vis Mana plisser les yeux et tendre le dos, dissimulant une grimace.

— Je m’appelle Ar-waën Elaig Silivren, répondit-il. Je ne proviens pas d’une maison noble. Ma mère était une elleth de Cour de moindre rang, attachée à la reine Sneaśda d’Aleannyr, en Hiver.

— Une cour dorśari, donc, statua Arawn, les yeux rivés sur lui.

Ren confirma d’un léger et prudent mouvement de tête.

— Et quel était votre rang à vous, dans les Royaumes ? questionna-t-il ensuite.

Cette fois, Mana s’avança.

— Il était le maître de guerre attitré de la cour régnante sous le règne de Tintannya, annonça-t-elle en relevant le menton, d’une voix où affleurait un dédain manifeste. Un titre que vous connaissez sous un autre nom peut-être : as sidhe d’Æriban… C’est aussi mon demi-frère par la lignée paternelle, et le géniteur de mes filles, que vous connaissez déjà.

Toute la cour sembla retenir son souffle. Ren avait très habilement détourné l’attention de moi à lui, mais à présent, il était le centre d’une curiosité qui n’était pas dénuée d’hostilité.

— Je comprends mieux d’où vous tirez cette robe si rare, fit Arawn, mielleux. Vous êtes tous liés par un sang ancien, celui des ædhil d’Ombre ! Et cette jeune beauté, la dénommée Baran, quel lien partage-t-elle avec vous ? Sa peau est blanche et sa chevelure est noire : je suppose qu’elle ne vient pas de la même souche.

— C’est ma compagne, répondit Ren en le regardant bien en face. Mère de mes petits à naître, c’est celle qui conduit mon cair, partage mes nuits, dirige ma maison et qui est, également, mon apprentie dans l’art des configurations.

Arawn sourit dangereusement.

— Tiens donc ! Ainsi, cette superbe femelle a déjà un consort : quel dommage. C’est la seule perædhelleth présente à cette cour, et ne dit-on pas que les semi-humaines sont d’une beauté ensorcelante ? Je dois avouer que c’est bien vrai, fit-il en levant sa coupe dans ma direction.

Aussitôt, l’un de ces serviteurs s’empressa de la remplir d’un liquide parfumé et doré. Avec un geste discret, Ren me fit signe de le lever à mon tour.

— Vous me voyez ravi d’avoir des hôtes si prestigieux à ma table, continua Arawn. Mais je dois vous contester votre titre, honorable Silivren : vous ne pouvez être l’as sidhe, puisque je le suis moi-même. Ma femelle est reine, et je suis son maître de guerre, celui dont le bras armé protège tous les ædhil de cette Cour, et donc, par extension, tous les ædhil dans l’univers... s'il en reste encore.

Ren darda son regard froid sur son hôte. Tout le monde l’observa, attendant ce qu’il allait dire, mais il se contenta de répondre, la tête légèrement penchée sur le côté :

— C’était à une époque bien lointaine. J’ai perdu ce titre en tombant au combat, alors je vous le cède volontiers.

Mana ouvrit des yeux grands comme des soucoupes. Elle regarda tour à tour son frère, puis Arawn, qui exultait comme un nekomat au soleil.

J’étais moi-même fort étonnée que Ren renonce si facilement à ce titre qui, jusqu’ici, faisait toute sa fierté.

— Vous êtes bien aimable, sourit Arawn, toutes dents dehors. Bien que je n’ai guère besoin de votre permission, je la prends avec plaisir.

Ren garda le silence. Constatant que son invité n’avait aucune velléité de lui contester le pouvoir, Arawn, satisfait, l’abandonna pour se tourner vers l’assemblée, coupe levée :

— Buvez et mangez, amis. Nous accueillons parmi nous Baran et Silivren, deux ædhil bien civils.

Une petite musique aigre s’éleva dans la pièce, et les plats commencèrent à circuler. Pas Douée s’empara d’une grosse timbale en métal martelé remplie de feuilles vertes, et m’en servit d’office, accompagnée de baies rouges et oranges. Le tout cru, évidemment, les ældiens abhorrant la nourriture cuite.

— Il y a rien de chaud, ici ? murmurai-je discrètement à ma filleule.

Cette dernière plissa les yeux de connivence.

— On ira dans les cuisines tout à l’heure… J’y vais souvent en cachette avec Ardamirë et Erenwë.

Je haussai les sourcils.

— Qui ça ?

Pas Douée secoua la tête.

— Morfale 1 et Morfale 2, corrigea-t-elle. Mère les a nommées, furieuse de voir qu’elles répondaient à ce nom. Mais chut, on regarde dans notre direction !

C’était Arawn. Il me fixait d’un regard pensif, et, en me voyant, il fit signe à son héraut d’un claquement de doigts autoritaire. Ce dernier l’écouta en hochant la tête, puis il s’éloigna.

Quelques minutes plus tard, un serviteur posa devant moi un plat fumant, dégageant une délicieuse odeur de digne et bon raout. À Pas Douée et aux Morfales qui le regardaient avec envie, je fis signe de le partager avec moi.

— Remercie ton maître, transmis-je au héraut qui repartit aussitôt dans l’autre sens.

— Décidément, Silivren, les dames de ton clan ont des coutumes pour le moins originales ! s’exclama Arawn en s’adressant au susnommé qui achevait de ronger sa viande crue, discret dans son coin de table. Elles sont charmantes.

Pour finir, s’étant toutes levées sur un signal secret qui m’avait échappé, les dames ældiennes apportèrent un gâteau plat, blanc d’un côté et doré de l’autre, emballé dans une feuille géante, au cours d’un cérémonial qui sembla ravir les mâles de l’assemblée.

— Le coimas ne peut être offert et servi que par les dames, m’apprit Pas Douée. Si tu apprenais à le fabriquer, Père serait sans doute très content, parce qu’il n’aura pas l’occasion d’en manger autrement, et c’est un mets précieux que tout le monde apprécie beaucoup.

Je jetai un œil discret à Ren, pour vérifier les dires de Pas Douée. Le problème avec Ren, c’est qu’il mangeait peu et discrètement, en affectant toujours un air détaché, comme s’il méprisait les joies terrestres et n’avait pas besoin de se sustenter. Un reliquat de l’éducation stoïque qu’on avait imprimée au fer rouge dans son cerveau sur Æriban, encore.

— Vous n’apportez pas le pain de vie à votre consort ? me demanda justement Arawn, qui, par la plus grande des magies, s’était retrouvé derrière moi.

— Mon consort est un sidhe d’Æriban, répliquai-je. Comme tel, il se garde des plaisirs faciles.

Le rire clair d’Arawn résonna agréablement à mes oreilles. Ah, le rire des ældiens ! Des copeaux de métal en cascade.

— Mais Æriban n’existe plus, noble Baran ! s’exclama-t-il. Et le coimas est l’une des rares choses qui nous rappellent notre paradis perdu d’Ultar. Vous avez erré longtemps dans la Voie. Le plus affuté des aios lui-même ne doit rêver que d’une chose : poser sa langue sur un morceau de coimas offert par sa femelle.

— Nous avons longtemps erré, certes, répondis-je, et Silivren a dû affronter de nombreux ennemis pour arriver ici. Je ne pense pas qu’il se sente encore suffisamment en sécurité pour déposer les armes.

Arawn me dévisagea en silence, semblant goûter pleinement le double sens de mes paroles. Puis, il souffla du bout des lèvres, douloureusement :

— Vous êtes belle lorsque la passion fait briller ainsi vos pupilles noires, Baran !

Je le remerciai d’un signe de tête et me levai pour apporter le coimas à Ren, histoire de ne plus subir ses tentatives de séduction. Pour cette même raison, je faillis pleurer de joie et lui sauter au cou lorsque Ren repoussa le plat sur le côté.

— Non merci, murmura-t-il. J’ai déjà amplement mangé. Tu peux le donner à tes filleules : elles le regardent avec envie depuis tout à l’heure.

Ren faisait bon usage de notre lien privilégié ! Triomphante, je rapportai le gâteau intact sur mon coin de table, en face des trois affamées.

— Je vous l’avais dit, fis-je à Arawn qui me regardait.

Sur les lèvres pleines et sensuelles d’Arawn apparut un sourire suave.

— Est-ce que votre consort dédaigne également les jeux auxquels il a l’honneur d’être convié dans votre couche ? Ce serait assurément une insulte et une grande bêtise de sa part, sidhe ou pas.

— De ce côté-là, son appétit se porte bien, merci, répondis-je pour clore cette dangereuse conversation.

En arrière-plan, j’aperçus Pas Douée, qui me regardait les yeux exorbités, tout en léchant lentement un morceau du gâteau refusé par son père. Cette seule vue faillit me faire éclater de rire, et je détournai la tête avec un sourire.

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