CHAPITRE 18 : Le bouge.

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Cela faisait plusieurs jours que Garm, à la tête d’une petite troupe, avait quitté Aquilata.

Il avait reçu le papillon coloré de Reg Teixó. Le plan se déroulait comme prévu et c’était une bonne chose.

La Guilde Souveraine l’avait aussi avisé du retour de cet enfoiré de Teixó à Yuchekha et surtout de l’incident sur le cours de la rivière Loucos, ainsi que de la volonté d’Yggdrasil de traiter avec lui.

Depuis le temps, qu’il voulait une réunion plénière de l’Alliance des Ordres* au sein du Baefroest*. Il faudrait bien en passer par là, pensait-t’il.

Le soleil se couchait dans l’axe de la voie, les ombres des arbres s’étiraient vers la nuit.

Il quitta la tête de la colonne pour rejoindre l’arrière-garde, il voulait causer avec Nestorius Labrulbergen*. Les deux frères faisaient un pari sur l’avenir en confiant à un ancien ennemi le commandement de l’une des principales armées du Nord.

  • Alors Nestorius ? Tu sais que ni Ser, ni Honorius ne te demandent de te prononcer de suite… Pour l’instant, tu ne remplaces que cet incapable de préfet des légions Téobulus et ce benêt de gouverneur Périantos. Les vols répétés de la solde des légionnaires n'ont fait qu'accélérer ta nomination. Attends-toi à trouver pas mal de problèmes. Ces deux imbéciles n’ont fait que connerie sur connerie, mais jusqu’à présent, ils étaient protégés par la partie conservatrice du Sénat. Ils ne sont restés qu’un an en fonction, juste le temps de ruiner cette province et de provoquer plusieurs mutineries. L'une de tes priorités est de mener une enquête et de trouver les coupables des vols. Heureusement pour nous que ce ne sont pas ces deux crétins qui étaient planqués à Zénon et que tu as eus à affronter sur le champ de bataille. Tu vois, ce que tes soldats n’ont pas réussi à faire, deux Nobles buses galonnées y sont parvenues... transformer une légion d'élite en un ramassis de ... je ne sais pas quoi.
  • C’est vrai Garm, je n’aurais eu aucun mérite à vaincre une armée de Téobulus et de Périantos, cela aurait été amusant. Néanmoins, une question brûle mes lèvres : pourquoi me traitez-vous avec autant d’égards ? Le Sénat m’avait condamné, d’abord à mort, puis au mur à perpétuité… Et d’abord, à qui dois-je ma liberté ?
  • Au Consistorium*. Depuis la dernière guerre, nous avons un œil sur toi. Honorius avait promis à la Reine Igfride d’épargner tous ses guerriers. Alors toi, un de ses généraux, et Bren* d’une des plus importante tribu du Nord… Tu penses bien qu’on a tout fait pour t’arracher aux griffes du Sénat. Le fait est que tu es une prise de choix, surtout si tu rejoins les rangs de nos légions. Je pense que tu n’as pas eu à te plaindre des libéralités du Kazar*. D’ailleurs, même si tu n’acceptes pas cette mission, il respectera ton choix. Mais avoue que commander l’armée du Nord qui t’a défait, c’est une revanche sur le destin.
  • C’est pas faux… D’autant que j’ai les pleins pouvoirs et même pas de chaperon, il faut vraiment que votre Kazar soit naïf.
  • Tu oublies que maintenant, c’est aussi ton Kazar.
  • C’est pas faux. Et il partit d’un grand rire. Et le Sénat dans tout ça ?
  • Tu sais à quel point Ser porte le Sénat dans son cœur. Et je sais qu’il en va de même pour son frère. D’ailleurs, il s’en est fallu de peu qu’au début de son règne, il fasse le ménage en grand, comme il disait. Tout ça pour te dire que tes quelques mois en geôle ne sont pas de son fait. Mais tout se paie en ce bas monde. Bientôt, nous présenterons notre facture au Sénat et elle sera salée !
  • Y a pas à dire, c’est assurément un drôle, notre Kazar. Désormais, j’ai une dette envers lui. Je saurai bien m’en acquitter.
  • C’est tout simple, accepte les honneurs dont il te couvre et surtout, sois en digne. Et merde ! Mon cheval boite, je crois que j’ai perdu un fer. Continuez sans moi, je crois qu’il y a un village non loin sur les bords du fleuve. Préviens le Grand Maître Metamoto de ne pas m’attendre.

Il s'était éloigné de l'escadron, son cheval avait effectivement perdu un fer et plutôt que d'échanger sa monture, il l'avait conduite à l'entrée d'un village, chez l'unique maréchal-ferrant. Il ne fallut qu’une pièce d’or pour qu’il saute hors de sa couche, que son apprenti soit réveillé d'un seau d'eau et ne ranime les braises de la forge.

Ce fut donc à pied qu'il remonta l'unique rue boueuse parallèle au fleuve, couverte de grossières planches goudronnées qu'on avait jetées là.

De chaque côté, sur des pilotis de quatre pieds de haut, étaient plantées une vingtaine de masures, puis quelques entrepôts autour d'un chantier naval où la masse sombre d’une barcasse ou plutôt d’un knarr*, se dit-il en approchant, devait attendre un radoub* nécessaire.

L'unique auberge qui avait pour nom «La Grande Cluse», était un bâtiment fait de colombages et de pisé, son étage unique était réalisé avec des troncs mal équarris. Mais elle était mieux construite que les autres maisons du hameau, elle était plus neuve, plus vaste, c'était le centre d'une attraction fébrile.

Des interstices des claies d'osier et de roseaux qui bouchaient les fenêtres, des planches disjointes de la porte à deux battants grossièrement peinte, filtraient des sons braillards, de la musique et des lueurs dansantes.

Les curieux étaient nombreux pour pareil hameau, Garm se rappela que cela devait être à cause du creusement du canal qui à terme éviterait les cataractes. Le chantier était important et il devait certainement drainer une main d’œuvre abondante.

L’ambiance était chaude, Garm savait aussi que sur les chantiers de l’Empire, on n’utilisait que des hommes libres, cela expliquait l’animation, bien loin du silence lugubre des ergastules*.

Et dans l’auberge, tous allongeaient avidement le cou, tendaient l'oreille, se pressaient les uns contre les autres, jouaient des coudes, afin de ne rien perdre du spectacle.

C’étaient principalement des hommes, des pêcheurs, des terrassiers, des mariniers, des bûcherons et même pas mal de malandrins.

Ce qui excitait à ce point leur curiosité était une femme. Non, c'était une enfant, une malheureuse petite esclave de douze ou quatorze ans, vêtue de chiffons, à son cou brillait un collier de bronze, les jambes nues, elle montrait pour l'instant l'ombre légère de sa poitrine juvénile, son front était caché derrière une couronne d'aubépine et de jasmin mêlés, elle avait des yeux d'un vert émeraude, déjà mutins.

Dans son dos, sur sa poitrine et tombant de sa taille, elle exhibait de bizarres ornements, de petites clochettes suspendues à des chaînettes de bronze.

Juchée sur une petite estrade de briques, devant trois musiciens en tailleur et un grand gaillard bedonnant, se tenait un Gerc* ou plutôt un Dominien qui n'était certainement pas son père, mais plus sûrement son leno*. Elle chantait, dansait, dévoilait ses charmes, allant et venant, à l'aise sur la scène comme une déjà vieille brème, arrondissant les bras malgré les fines chaînes qu'elle avait aux poignets, elle balançait des hanches de façon de plus en plus rapide sur un rythme qui devenait si furieux, que les musiciens avaient du mal à suivre. Puis d'un coup, elle se figeait, prenait des poses provocantes, avec des attitudes obscènes, mimait le coït, se léchait le bout de ses petits seins, déclenchant de gros rires gras. Elle chantait avec un étrange accent des chansons grivoises en Dominien et même en Norique*.

C'était une esclave, juste une petite putain, un petit animal bien dressé.

L'auberge était bondée, pleine d'hommes l'eau à la bouche, aux yeux avides, hypnotisés par la vue de la danseuse déjà ruisselante de sueur.

Et Garm murmura en posant son gobelet de mauvais vin :

" Pauvre fille ! Dommage pour toi, je n'ai pas le temps. Pourtant, c'est bien Vénus, une petite Vénus pas encore gâtée par la débauche que je vois là. Je t'aurai bien achetée et offerte à la mère de Res Ser."

Il se leva, prit dans son écuelle le pilon d'une oie rôtie qu'il entendait finir en quittant les lieux. Mais voilà… il bouscula un peu les spectateurs qui lui barraient la sortie. Il avait hâte de quitter ce bouge, son cheval devait l'attendre ferré chez le forgeron.

Un fâcheux prit la mouche, un colosse qui lui rendit plus fort sa poussée. Garm, bon prince, s'excusa, continua son chemin, le dépassa. L’autre, visiblement ivre, lui tapa sur l'épaule. Garm, sentant venir les problèmes, se retourna et sans attendre décocha deux coups de poing, un dans le ventre, suivi d'un autre sur le nez, le sang gicla, l'homme s'affala de tout son poids sur une table qui craqua sous le choc.

Autour de lui, on avait fait le vide.

Il aurait pu en rester là, mais il jugea plus prudent de vider sa bourse sur le ventre du colosse estourbi, il devait y en avoir pour 900 has*.

  • Vous avez eu le spectacle… J’offre ma tournée, vous en garderez pour ce gaillard ... Quand il reviendra à lui.

Mais il ne put quitter aussi promptement la taverne qu'il l'aurait voulu : la danseuse fut poussée hors l'estrade, les barriques furent percées, les amphores, débouchées.

Il dut boire deux ou trois tournées pour accompagner ses nouveaux amis, à la santé de l'Empereur et, comble de l'ironie, à celle de Garm, l'invisible, le maître des Hors-Loi, et même à celle de cet enfoiré de Teixó. C’est vrai, que d’une certaine façon, eux deux étaient des légendes, des ogres dont on menaçait les enfants turbulents.

Il est vrai aussi, que dans son accoutrement, il ressemblait plus à un mercenaire barbare qu'à un prince des assassins.

Ce fut sous les hourras qu'il les quitta enfin. Il dut même leur promettre de repasser un de ces quatre.

Il sauta les quelques marches du perron, fouillant dans sa besace à la recherche de la cuisse d'oie rôtie.

Il commença à la mordre quand il entendit pleurnicher, cela venait de dessous l'auberge, plus exactement des pilotis extérieurs. Malgré l'obscurité, il reconnut la petite esclave demie-nue sur un tas de paille, enchaînée par le cou à un des madriers. La nuit était fraîche, elle grelottait, malgré la pauvre couverture mitée qu’elle avait, jetée sur ses épaules.

  • Je parie que t’as froid et que tu dois être affamée ?

Le petit animal doué de raison acquiesça, sans oser regarder son interlocuteur.

Lui, un des personnages les plus puissants de l'empire, en eut pitié, il se souvint de l'histoire d'un saint Messien, qui partagea son manteau, à les entendre, cela tenait lieu du prodige. Alors, avec un sourire ironique, il lui jeta son manteau de laine à capuchon et le pilon qu’il avait à peine entamé, il n'entendit pas les remerciements, déjà, il s'était éloigné à grands pas.

Il put reprendre son cheval, il avait un long chemin avant de rejoindre son escorte.

Le maréchal-ferrant, malgré l'heure tardive, avait fait du bon travail ; sans doute lui était-il difficile de refuser son art à ce cavalier qui avait agité une pièce d'or sous son nez.

Malgré ses ordres, sa troupe l'attendait non loin de là, et alors qu'ils galopaient sur la voie Servienne longeant le chantier du nouveau canal, une pensée lui vint. Il avait le sentiment d'être passé à côté de quelque chose, là-bas dans la taverne, quelque chose de fugace s'était imprimé dans son esprit, la petite avait éveillé son attention, mais pour quelle raison ? D'accord, elle était jolie, mais cela était insuffisant, elle avait la tête rasée, mais pas assez pour qu'il s'en émeuve autant, peut être son regard ? Une ressemblance, mais avec qui ?

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Consistorium* : plus communément appelé conseil des 12, y siège, entre autres les proches d’Honorius à savoir Ser, Garm, Honorata, Dame lupus, Toila, Igfride et la mère d’Honorius. Ce conseil est au-dessus du sénat, il a tout pouvoir mais il œuvre le plus souvent en toute discrétion, mais il doit rendre compte non pas au Sénat ni aux Dominiens mais à la Guilde qui est leur bailleur de fonds.

Bren*: chef politique et militaire ayant un rang équivalant à celui de prince pour les peuples Nordiques.

Kazar* : correspond au titre de César.

Ergastules* : dortoir des esclaves.

Leno* : autre mot pour désigner un proxénète.

Has : avec 1 has on peut acheter un bol de soupe, avec 2 has une chope de bonne bière.

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