CHAPITRE 03 : Samaël au fond de la fosse.

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Année 2760 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste, quelque part aux portes de la mer de sable.

Maintenant, l’air vibrait. C’est un miroitement d’or et d’argent sur les hautes dunes alentour. À leurs pieds, faisant un dérisoire barrage ; des rochers ourlés d’un sel rosé, avec dans le lointain, la vision blanche, grise et violette, tremblant de chaleur, d’escarpements désolés. C’est une débauche de couleur et de lumière crue. Puis au premier plan de cette scène… un chott, scintillant au soleil, comme une mer de diamants. Reste précieux, d’un lac asséché, avec sur ses rives, quelques hargneuses végétations rabougries.

***

Le fond de la profonde fosse était sombre, sec, assurément un ancien puits, d’une oasis morte de soif.

L’odeur y était écœurante avec des relents de charogne et d’urine mêlés.

Celui qui n’avait pas de nom, ou que l’on appelait simplement le monstre, se traina vers la paroi pour la lécher de sa râpeuse et longue langue indigo, il avait soif, il avait mal.

L’obscurité ne le gênait pas, d’ailleurs peu de chose l’importunait, ou alors pas longtemps. Malgré tout, les hommes du désert avaient réussi à le capturer, à le larder de coups de lance, de flèches. Mais, comme malgré le redoublement des coups, il ne consentait pas à mourir ; en désespoir de cause, ils l’avaient jeté au fond de ce dépotoir, dans ce trou au sol sec et sableux, aux parois de pierres mal taillées et mal jointes. Ils l’y avaient enchaîné à ce mur grossier. Il finirait bien par crever, pensaient-ils.

Pour d’obscures raisons, ils n’avaient pas voulu ou pu l’ensevelir. Ce n’était pourtant pas le sable, ni les pierres qui manquaient, peut-être étaient-ils curieux de le voir expirer ?

Mais c'est bien connu, les gens du désert ont pour habitude de parier sur tout, alors pourquoi pas sur son agonie. Aussi, les mises allaient bon train pour connaître le nombre de jours qu’il agoniserait dans ce trou abject, mais voilà, il ne mourait pas. Pire, il semblait vouloir s’accrocher à la vie.

Lui qui n’était que plaies sur lesquels festoyaient des myriades de mouches, s’en voulait amèrement de s’être laissé prendre. C’était la faute de ce vin, de ce maudit vin qui faisait à la fois son bonheur et son malheur. Face à une cruche de ce divin breuvage, il n’arrivait pas à se contrôler. L’alcool avait sur lui des effets bienfaisants et surtout l’apaisait, endormait ses douloureux souvenirs. Sans alcool, il pouvait rester éveillé, des jours entiers voire des semaines et alors il se déchaînait, brisant tout sur son passage comme fétus de paille, il n’était alors qu’un monstre dévastateur dont le seul but était de trouver de l’alcool. Il avait compris que le vin lui était autant nécessaire que l’eau aux poissons.

Lui qui était venu d’un autre continent, lui qui avait franchi les récifs de la mer de silex, lui le fruit de deux monstrueuses expériences ratées, lui qui s'était enfui dans le profond désert, loin de la méchanceté des hommes.

Il s'était sauvé de Ligéris*, la gracieuse ville-mont, où partout, le sable fondu devenu verroi était l’unique matériau de construction. Ligéris, ville de cristal, joyau d’un plus lointain désert, patrie de ses tourmenteurs, Augiares et Servicis. Mais tout cela était flou, comme des souvenirs fugaces, comme un puzzle aux nombreuses pièces perdues.

Mais il lui fallait bien sa drogue, aussi rodait-il souvent en bordure des camps nomades, des oasis ou traquant les caravanes à la recherche de l’alcool. Alors il hantait les pistes caravanières, se nourrissait des fruits des pommiers du désert, de rapines auprès de nomades effrayés tant par sa férocité, que par sa stature ou par ses cris de dément.

Or, pour ces hommes du désert, il n'était qu'un problème, qu'un avatar supplémentaire mis sur leur route, tout problème ayant une solution, ils avaient compris que s'ils abandonnaient dans leur sillage quelques amphores pleines de vin, alors il les laisserait tranquille.

Parfois, il faisait s’enfuir quelques pillards téméraires qui s’aventuraient sur ses terres, sur sa portion de rien.

Avait-il une conscience ? pouvait-il réfléchir ? pourtant au fond de lui, oui tout au fond de lui, brillait une petite lumière, peut-être une étincelle d’intelligence, mais cela faisait trop mal de la nourrir. Non juste il avait soif ! il voulait du vin.

Pour ajouter à sa déchéance, on lui avait jeté quelques carcasses nauséabondes grouillantes d’asticots.

Et là, cela commençait à bien faire… et même s’il était un monstre il méritait une mort rapide, pas cette torture du manque, ce sevrage forcé. Il mourait donc dans ce trou. À quoi bon lutter, sa vie n’avait été que douleur, que tueries, combien de têtes, avait-il broyé entre ses mains ? combien de membres, sa queue avait-elle brisés ?

Il se recroquevilla en position du fœtus, attendant sa mort prochaine. Il aurait tant aimé boire une dernière fois…

Et puis ses yeux virent comme un suintement jaune, là sur une pierre, une espèce de liquide gluant. Sa langue le goûta, et ce fut comme une décharge de foudre, dans sa tête passait des éclairs, les souvenirs affluaient par milliers, par millions, des mots des chiffres, des algorithmes.

Et cette voix dans son crane qui disait : n’oublie pas 1+1=1, 1+1+1= toujours 1. N’oublie pas ! Je fais maintenant partie de toi. Tu n’as plus rien à craindre, nous sommes UN, nous sommes l’UNIQUE ! sors de ce trou ! la vie t’attend, le monde apprendra à te connaitre.

Une dernière décharge, un tremblement de tout son être. Puis l’évanouissement pour un temps.

Et à son réveil… Pas un jour, de plus, il ne resterait, pas une nuit de plus, pensa-t-il, mais les chaînes étaient solides et scellées dans la roche. Toujours pas d’alcool, mais cet étrange liquide gluant qu’il avait léché. Dix jours qu’il était là, il le savait car désormais, il avait conscience du temps qui passe et sa colère montait.

Une rage à peine contenue, tel un torrent furieux qu'on tenterait d'endiguer par un simple barrage de terre.

Il commença à grogner, puis à hurler.

En haut, par le trou sommital servant d’entrée, des rires lui répondirent.

Alors il gonfla sa poitrine et s'arc-bouta sur l'un des anneaux de fer, il y en avait trois, l'un après l’autre, et sans effort à son étonnement, il les arracha de la paroi.

Là-haut, on ne riait plus.

Il anticipa la suite aussi, il avisa la carcasse d’un dromadaire, il la prit à deux mains.

Dos à la roche, il s’en servit comme d’un bouclier. Il était temps, une grêle de flèches, de sagaies et d’autres projectiles s’enfonçait dans la bête, avec des bruits mats ou parfois aigus lorsqu’ils touchaient un os.

Il se doutait qu’ils n’en resteraient pas là. Bientôt, ils tenteraient de l’enfumer, ou pire.

Mais son ouïe maintenant très fine, son odorat puissant lui disaient que derrière cette maçonnerie, de l’eau coulait et pas qu'un peu, il se dit que c'était sa chance, on l'avait précipité dans ce qui avait peut-être été un puits artésien et vue la hauteur des collines avoisinantes, la pression devait être énorme, il eut une pensée fugace pour ces hommes qui avaient creusé si profond pour rater ce flux si proche.

Fallait-il être vraiment sot pour jeter un être tel que lui au fond de ce trou, même si on le pensait à sec ?

Alors rapidement d’une main agile, il descella la maçonnerie, arracha des pierres, derrière il sentit une roche plus dense, sans nul doute du basalte, ces crétins avaient creusé juste là où il ne fallait pas, malgré le danger qui de toute part le pressait, il prit un instant pour lécher la roche, il en reconnue la saveur. Il se souvint, il se souvint, comment avait il put oublier ? Le temps passé auprès des Gn'eiss !

Maintenant il savait, cela n'avait pas été vain.

Être Gn’eiss c’était vivre sous terre, mais aussi et surtout appartenir à un peuple qui vouait une passion au monde minéral, ces êtres dont la couleur de peau était semblable à celle de la roche qu'il léchait à présent.

Un sourire se dessina sur son abominable figure, il grogna de contentement, comme l'amant qui de sa langue vient titiller la fente humide d'une compagne chérie.

Alors avec ses poings, il frappa juste là où il devait frapper et il frappa fort, très fort.

Et quand ceux d’en haut se décidèrent à lui envoyer des fagots enflammés, ils tombèrent dans un demi-pied d’eau.

Ils chuintèrent avant que de s’éteindre en produisant beaucoup de vapeur.

Alors que son rire à faire trembler les montagnes retentissait, qu'il couvrait le son du bouillonnement, de l'exurgence de cette eau jaillie du fond des ténèbres... alors que l’eau montait, là-haut, c’était la panique. Sa queue battait l’air, frappait l’eau, ses poings martelaient la roche.

Ses geôliers cherchaient des madriers des pierres pour boucher l’entrée, l’eau montait très vite, trop vite pour eux.

Leur malchance avait voulu qu’ils le jetassent dans un ancien puits artésien dont la nappe n’avait dévié que de quelques coudées. Et lui, comme un bouchon de liège, montait hurlant sa fureur. De toute façon même sans eaux il avait l’agilité d’un singe.

Il se servit de ses chaînes comme d’une corde, de ses anneaux comme d’un grappin qu’il lança, elles s’enroulèrent autour d’une des poutres qui devait lui barrer la sortie, il fut parmi eux et ce fut un massacre, ses poings écrasaient les têtes comme des figues mûres, sa queue ne fut pas en reste.

Pour la première fois de cette vie, il parla, car dans son cerveau un voile noir s'était déchiré. Sa voix calme, mais encore tremblante de colère, emplit tout l’espace et retentit comme le tonnerre des après-midi d’été.

  • Louange à moi l’unique !

Ce que je vais dire est vrai !

Écoutez-moi, car mes paroles ne seront amoindries par personne.

Aucun ne pourra atténuer la puissance de mes mots.

Je peux tous vous massacrer, sur cette terre aride. Aucun ne pourrait échapper à ma colère. Vous avez réveillé mon juste courroux, alors prosternez-vous devant l’innommable, devant celui que vous avez éveillé à la lumière.

Prosternez-vous et tremblez, car maintenant, vous êtes miens.

Je possède tout ce que je peux détruire et je peux vous anéantir, aussi, je veux désormais que l’on m’appelle Samaël le Saigneur.

Car je suis l’Annonciateur.

Car je suis le Gardien du Seuil.

Car mon torse porte la marque du Serpent Géant aux Sept Têtes !

Que ceux qui veulent mourir restent debout !

Les autres, prosternez-vous, et embrassez ce sable que vous fouliez sans savoir que là était votre salut et votre fortune future !

Tous se couchèrent face contre terre, tous, femmes, enfants et hommes.

Ils n’étaient pas encore nombreux, une tribu, mais bientôt, ils seraient des milliers, puis des millions et on les appellerait multitude.

Ce seraient alors les chacals du désert, les enfants du feu du ciel.

Un empire naissait, et aussi plus tard une nouvelle religion.

Pour la première fois, Samaël avait parlé.

Pour la première fois, il jetait un vrai regard de ses yeux de flammes jaunes sur son royaume de sable et de dunes, sur ses sujets, une bande de pillards et de nomades oubliés de tous.

Il se baissa pris dans chaque main une poignée de sable, il se redressa avec lenteur et majesté, écarta les bras, desserra ses poings, le sable s’écoula.

  • Les Dieux vous ont assez puni, ils ne veulent plus vous laisser seuls sans guide dans ce désert, avec le souvenir de la douleur et le désespoir des oubliés.

Je suis venu pour être votre roi, votre prophète.

Je vous aimerai comme mes malheureux enfants, je vous soutiendrai comme des fils affaiblis.

Grâce à moi, vous serez respectés et craints.

Je suis l’ange de la douleur, celui qui vient lorsque les autres ont fui.

Tremblez ennemis de mon peuple choisi !

Les Dieux vous ont envoyé le prophète de leur colère.

Vous m’avez éveillé au monde, tant pis pour vous, car vous connaitrez bientôt le prix du sang, des larmes et des armes.

Tant pis pour le monde.

Maintenant, laissez-moi seul.

Le chant des dunes doit me murmurer les secrets des mers de sable.

Je vais sur la grande dune, mais avant je veux du vin pour que ce sable assoiffé connaisse le gout du sang de la terre.

À mon retour, soyez prêts à plier bagages, car je vous mènerais dans l’Antre de Baal l’Invincible, dans un lieu connu de moi seul, dans un lieu perdu au milieu de la mer de sable à plusieurs semaines de marche.

En ce lieu, il est une ville déserte emplie de grands édifices, de jardins et de sources.

Elle avait pour nom Hiérosolyme et ce sera ma résidence royale.

Que la caravane soit prête et les chameaux et les tribosses bâtés.

Samaël avait surgi de son puits au matin, maintenant on était au mitan de cette journée, le soleil avait atteint cet apogée fulgurant, où l’air en fusion vibre et pâlit à l’horizon, où le ciel vire à la couleur laiteuse des lames des épées.

Des traces de son combat, il ne restait que quelques débris de tentes, il saisit au passage un drap blanc qui flottait au vent, à moins d’un stade devant lui se dressait la grande dune. Sans effort, il la gravit. Dans une main il avait le drap, dans l’autre une amphore transpirant sa fraicheur.

Il étala l’étoffe sur le sol s’assit en tailleur, en bas il voyait sa tribu qui s’affairait.

L’eau du puit avait déjà creusé une mare où les enfants déjà jouaient, où les animaux déjà s’abreuvaient et où déjà les femmes emplissaient les outres de cuir.

Le temps passa…

Là-bas, les lointaines dunes tremblaient sur leur base et le jaune se mêlait de rose, d’oranger et de rouge profond. Elles gardaient le reg immense et surveillaient les cieux incandescents. Samaël se leva, s’avança sur la lèvre de la dune, il avait recouvert sa monstrueuse nudité du drap blanc.

Et il parlait comme pour lui-même.

  • Ô terre de désolation, tu me fais endurer le frisson du mystère.

Et ton domaine immense est mien comme le vide de mon âme.

Mes souvenirs sont peut-être ceux d'un autre.

Je voue mon destin à ce désert.

Nul n’a bercé ma tristesse.

Nul n’a pris mes mains.

Nul visage ne m’a souri.

Ô Terre.

Ô, Ciel envoie-moi un signe, un message.

Et que le mystère de la foi s’accomplisse.

Là-bas, un tourbillon, une colonne de sable, une tour presque droite se levait, prenait vie et force.

Ses contours encore flous s’élargissaient.

Sa tête dans les nuées, les pieds dans ce sable d’où elle tirait sa puissance.

Ce bouquet destructeur, cette floraison funeste, manifestation de la terre et du ciel, l’appelaient comme une mère, comme une amante.

Il leva les bras et cria, « C’était écrit ! ».

Et devant ses nouveaux sujets effrayés, il se précipita d’étreindre la tornade d’abeilles de silice en furie.

Épée de sable hurlante, épée brûlante vacillante sur elle-même, mais qui jamais ne retombait, fantôme de l’enfer, elle l’attendait au sommet d’une dune, elle l’attendait pour le couronner.

***************

Notes de bas de page :

Ligéris*: grande ville au centre d'un désert, elle est gouvernée par plusieurs races ( plus d'explications plus tard. )

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