CHAPITRE 01 : Teixó le départ.

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Rappel de l'avertissement.

Ce texte peut comporter des passages violents ou à caractère sexuel pouvant atteindre la sensibilité de très, très, très nombreux lecteurs.

Donc on vous aura prévenu ! Vous savez où vous mettez les pieds, donc vos remarques pudibondes ou bien-pensantes ne peuvent que passer du baume sur mon petit cœur.



Teixó le départ.

La mémoire a de ceci d’étrange qu’elle est rarement fidèle.

Alors que dire de la mienne qui remonte à la nuit des temps.

Évidemment plusieurs fois je suis mort, évidemment j’ai été reconditionné autant de fois.

Peut-on dire que j’ai ressuscité plusieurs fois ? Non, je ne le crois pas.

Peut-on parler de clonage ? Je ne le pense pas non plus.

Mais laissons cela pour l’instant, je ne suis pas Nietzsche et je ne peux rien dire d’un éternel retour. Alors autant commencer cette histoire au quatrième mois de l’année 2763 du troisième calendrier de l’Ecclésiaste.

A cette époque, j’avais sous mes ordres un demi-escadron de cavaliers, constitué des pires vauriens, mercenaires de mortes-payes, rouliers des Hautes Terres, lanciers Cimmériens, Cataphractaire Salamandrins et même des équites Bactriennes.

Nous avions pris part à la ruine et au pillage des villes du Croissant qui sont bien à l’ouest des Monts Chauves, lesquels bordent le grand lac de Murdir.

Nous nous étions enrôlés comme auxiliaires dans l’armée des Citées Libres des Cambistes, sous les ordres du Grand Argentier, Théodor Argrigent.

Sous son commandement, nous avions ravagé les Cinq Provinces. Fait plus de morts que de prisonniers, incendié toute cette partie-ci du monde qui avait été si opulente, si civilisée si convoitée.

Jamais depuis la prise de Pandora-Prime, spectacle ne fut si grandiose que cet horizon rougeoyant, que cette incandescence des cœurs et des choses qui nous avait transformés en monstres sans la moindre once de pitié ou de remords.

Les escarbilles des villes en flammes, emportées par le vent, avaient transformé toute la région du Croissant en une furieuse mer de feu et de cendre, ne nous laissant qu’un butin pitoyable glané parmi les ruines fumantes.

Un prix dérisoire pour de si rudes combats.

Combien de pauvres hères avions-nous dû écorcher, alors que sur les marchés d’esclaves ils auraient accru notre profit ?

Contrariés et mécontents, harassés d’avoir massacré tant de gens pour une foi qui n’était pas la nôtre, mon escadron et moi décidâmes de nous séparer des forces de Théodore Argrigent.

Du reste, nous savions que la plus grande part de son trésor avait sombré au milieu du lac de Murdir.

Nous avions été ses alliés, mais il fallait bien qu’il s’acquittât d’une manière ou d’une autre de nos soldes.

Je sentais bien que l’or promis serait prompt à se transformer en acier de quelques lames destinées à hâter notre trépas.

Les villes rasées, les campagnes pillées la population exterminée. Il n’y avait plus rien de bon à s’attarder avec une armée victime de l’orgueil, du fanatisme et surtout de l’imprévoyance de son chef.

Ce fut avec soulagement que nuitamment nous les abandonnâmes, non sans avoir tranché quelques gorges, pris un peu plus que notre maigre part de butin et incendier tout un quartier du camp.

Nous prîmes vivement vers le Nord-Est, par le Piedmont pareillement dévasté en direction des Fourches de Belissangard où nous avions l’intention de nous reposer.

Toutefois, il m’apparut bien vite que certains de mes hommes me reprochaient notre pauvre butin, que d’autres désiraient retourner dans leurs foyers, ou encore voulaient tenter de s’acoquiner avec quelque bande de malandrins.

Il me sembla donc plus prudent de seller en catimini, à la faveur de la première lune Minore, mon roojas et de poursuivre mon voyage en solitaire.

Ayant abandonné mes hommes, je ne fus point délivré de la présence du danger, de la mort et de la désolation qui comme on le sait voyagent volontiers de concert.

Cette partie-ci du monde était à l’agonie. Ce n’était qu’un océan de feu.

Oh ! ces tourbillons de cendres chaudes, ces vagues de brouillard grisâtre, cette odeur de chair brûlée me renvoyaient dans d’autres temps, d’autres lieux… puis je sentis mon roojas s’agiter.

Cette présence me transperçait soudain le cœur de cette certitude quasi mystique de notre commune existence.

Je n’étais ni blasé ni fatigué du monde.

Je le savais au plus profond de moi, jamais je ne me lasserais de cette vie.

J’avais le bonheur d’être un survivant dans cet océan de malheur et de mort, j'étais non pas une proie mais un prédateur.

Ayant chevauché aussi vite que possible, j’avais, avant midi, pu compter quatre charniers grouillants de maints vautours. Ils banquetaient à table ouverte, sans crainte sur une masse informe de cadavres pestilentiels.

J’aurais pu libérer mon roojas afin qu’il se nourrisse, mais je trouvais cette pitance par trop abjecte pour le gosier de mon oiseau.

Ce fut lorsque nous croisâmes un beau chêne centenaire que je trouvai pour ma monture de quoi la satisfaire.

C’était un de ceux que l’on nomme souvent « arbres aux pendus » .

Il avait ses branches maîtresses garnies de fruits encore frais. Six beaux pendus de la veille à l'évidence, car ils n’empestaient pas l’air alentour, quoique pourtant méchamment roides.

Leurs yeux n’avaient pas été dévorés et ils tiraient une langue bien noire.

Ce qu’il y avait de surprenant c’est qu’aucun corbeau n’était perché sur cet arbre.

Je passai donc près des cordes. Un coup de yatagan suffit et comme des fruits mûrs, mes cadavres tombèrent au sol.

Je remerciai la bonne fortune qui avait fait en sorte que je n’avais pas eu à escalader le tronc pour les décrocher.

Mais je préférai démonter pour me mettre un peu à l’écart.

Il est bien connu que les roojas sont carnivores et ne savent pas manger proprement.

Leurs becs crochus, leurs ergots puissants, avaient tôt fait de déchiqueter un yack ou un kurt, alors un homme… J’étais ainsi de côté, observant distraitement ma monture lacérer, éventrer, puis broyer les os des pauvres suppliciés.

Je connaissais bien mon animal, il aimait la tripaille ainsi que la cervelle, il ne laisserait rien.

De toute façon, je ne pensais pas que mes pendus eussent eu droit à une quelconque sépulture.

A vrai dire, je n’en avais cure.

Je savais que sur ma route, il n’y aurait que des villages pillés, des châteaux ruinés.

D’une certaine façon, j’en étais la cause, en avais-je du remords ? Que nenni.

Quand je faisais halte dans un bourg, ce n’était que pour achever quelques blessés, glaner quelques provisions, quelques biens monnayables oubliés par d’autres pillards qui n’avaient pas mon talent pour découvrir les caches de paysans disparus.

Après tout, j’appartenais à l'ordre des Hors-Loi Régénérés. Cette caste bien particulière d’individus que la mort avait décidé d’épargner, non pas que je fusse immortel, juste plus qu’humain.

Le temps n’avait pas pour moi la même valeur que pour le commun.

J’avais eu plusieurs vies, plusieurs noms.

Je n’étais pas même de cette terre.

Je m’étais exercé à tuer avec désinvolture, avec adresse, avec la ruse du renard, avec le sang-froid du python, avec la rapidité du faucon.

Mais je savais aussi prendre mon temps, torturer avec froideur, détachement et inspirer la terreur. Aucune de mes actions n’était gratuite.

J’étais un soldat sans émotion, un monstre froid.

J’étais une légende, le modèle du parfait condottiere ou plutôt l’almugatèn de mes frères almogàvers.

On m’enviait autant qu’on me craignait.

Survivant de tant de combats, de tant de duels, au point que même moi, j’en avais perdu le compte… Il est vrai que je savais mentir et me vanter bien à propos.

Toutes mes vies, toutes mes morts m’avaient imprégné d’une méfiance viscérale envers le genre humain et ses croyances.

Ce dont j’étais certain, c’était que tant qu’on n'avait ni commère, ni idéal, la vie pouvait être simple et belle comme tout.

Mais que faire maintenant que j’avais fui mon commandement ? J’avais choisi la seule action raisonnable à mes yeux.

Savoir s’éclipser n’était pas forcément de la lâcheté, même si certains disent qu’un homme digne ne fuit jamais. Seulement voilà : fuir n'était pas simplement abandonner des compagnons, c'était aussi arriver quelque part…

D’autres guerres m’appelaient ailleurs, la paix était une valeur inexistante en ce bas monde et c’était bien ainsi.

De toute façon, il me fallait de l’or.

La jouvence et la recharge de l’oracle coûtaient cher, j’avais besoin de me régénérer avant de commencer à vieillir.

Il y avait bien longtemps que j’avais accepté mon sort, cette malédiction que je partageais avec d’autres que moi.

Ce n’étaient pas des Hors-Loi que nous étions, mais des Janus, des êtres mi-homme, mi-autre chose. Je ne me posais plus de questions, ni sur le pourquoi, ni sur le comment… mais en fait, tout ce dont j’avais besoin c’était de retourner dans un cocon de jouvence.

Peut-être le trouverai-je… là-bas, tout là-bas… là où le soleil se couche.

Par-delà les contrées sauvages de Centrerien, existait un lieu, le mont désolé des Dioskourois, avec en son sein une vallée secrète et un temple, celui de la belle Khrysèis.

Un temple circulaire aux mille colonnes de cornaline.

Un temple mystérieux que les vicissitudes du temps avaient maintes fois par miracle épargné.

Un temple aux mille cocons.

Un temple où coulait la fontaine de jouvence.

Mais entre lui et moi il y avait aussi une cité, du nom de Domina, une mégapole où le jeune empereur Honorius régnait. J’avais été des siens amis. Mais les choses avaient changé.

Mon roojas était rassasié. Aussi croassa-t-il furieusement la tête jetée en arrière, son bec sanglant largement ouvert.

Du haut de ses trois mètres, dressé sur ses ergots, les plumes hérissées, son cri déchira la solitude mortelle qui nous entourait.

La vie avait quitté cette région du monde que l’on nommait il y a peu le Croissant Heureux. Mais ici, un brouillard de puanteur semblait vouloir stagner à tout jamais.

Partout une épaisse couche de suie poisseuse et pourtant volatile recouvrait les environs de son manteau de deuil.

Je commençais à croire que ma monture et moi-même étions les deux seules créatures auxquelles il était permis de rester en vie.

Mais j'avais quand même une tâche rebutante à accomplir, j’avisai un des pendus quasi intacts qui gisait au sol et j’entrepris de le démembrer.

Bras et jambes iraient dans un havresac rempli d’herbes salées, le tronc et la tête seraient abandonnées sur place. Il fallait bien que je pense à mon roojas. Je pris la direction du Sud, vers le Plateau de Ponces Écarlates.

Bientôt, Théodore Argrigent et mes hommes furent à plusieurs journées.

Pourtant, la puanteur des cadavres demeura dans mes narines encore pendant bien des jours.

Peut- être était ce aussi à cause des membres qui boucanaient dans le sac attaché à ma selle.

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J’avais enfin quitté les Plaines de pierres ponces pour pénétrer Les Bois Étranges.

Les arbres qui y poussaient possédaient la particularité de se déplacer lentement jusqu’à trouver la place qui leur convenait. C'était aussi des plantes autochtones survivantes de la terraformation. Leurs formes bizarres et leurs feuilles inférieures presque bleu marine les rendaient assez étranges pour être appelés de cette façon.

Le paysage dans lequel ils se mouvaient était curieux, c’était un chaos d’énormes blocs de quartz qui, la nuit, restituaient une lumière bleutée.

Ici régnait paix et silence.

Les feuilles sentaient bon, cette senteur légèrement ambrée repoussait peu à peu l’odeur fétide des massacres, des incendies et des myriades de mouches qui me faisaient cortège.

Je gardais quand même à l’esprit que méfiance était mère de sûreté. Je soupçonnais quelques pièges, quelques brigands embusqués, mais, rien, pas même un oiseau pour gazouiller.

Seul mon roojas et moi semblions nous déplacer plus rapidement que les arbres dans cette étrange forêt.

Elle n’avait subi aucun outrage depuis le début des temps. Mais je savais que l’eau était la seule chose qui n’était pas empoisonnée en ce lieu solitaire.

Je fis plusieurs bivouacs sans allumer de feu, car ces arbres n'appréciaient pas cela et ils pouvaient de diverses manières, pas toujours agréables, vous le faire savoir.

Il faisait chaud, et j’eus plus d’une fois le désir de retirer mon casque, mon haubert et mon gambison, mais je me forçais à les garder. Je dormais armé de pied en cap, une main sur la fusée de mon épée, l’autre à portée de ma rondache.

Mon roojas dont les deux grandes plumes sur son crâne s’étaient redressées, était à l’affût de la moindre activité hostile.

Plus d’une fois sa capacité à anticiper le danger nous avait sauvés. J'avais mis mon bracelet "Oracle" en sommeil afin d'en économiser l'énergie, ici mon compagnon suffisait à me prémunir de toutes menaces.

En fin de compte, j’en vins à admettre que cette forêt était réellement un havre de paix et de silence. Aucune troupe en maraude, nulle trace de gibier.

Je n’avais aucune explication à ce mystère et ce n'était pas ma préoccupation première.

On dit sur Exo, l'œil des forêts des Bois Étranges est comme celui des femmes. Il a la profondeur de la mer et le calme du ciel. Et cet œil est rempli de tristesse et d'ennui. Car Exo n'est pas un paradis pour elles.

Il me fallut huit jours pour traverser ces lieux. J’avais laissé derrière moi mes dernières provisions de bouche, ainsi qu’une guerre qui ne m’avait en rien enrichi.

C’était la fin de la matinée, devant moi se dessinait une large vallée, avec en son mitan un grand fleuve bordé de mon côté de denses futaies.

L'autre rive se perdait à l'horizon, l'on ne voyait qu'une étendue d'eau verdâtre et une chaîne de montagnes couronnée de neiges éternelles.

Sur la rive, des grenadiers et des saules effeuillaient dans le courant tourbillonnant leurs fleurs de corail et leurs feuilles argentées.

Les tamarins y trempaient leurs têtes duveteuses, les figuiers y plongeaient leurs pâles racines cendrées, les acacias aux rameaux couverts de dards étaient en fleurs.

Sous ces arbres, des clématites pendaient des branches en lourdes grappes et sur l'herbe grasse des liserons couraient embrassant le clapotis de ce fleuve dont j'avais oublié le nom.

Des libellules, aux ailes multicolores voletaient entre des joncs qui balançaient leurs toupets au gré du vent.

Les acanthes épineuses adossaient aux troncs leurs feuilles découpées, leurs fleurs soyeuses se dressaient de toute leur provocante blancheur.

J’avais bien besoin de cette tranquillité, de toute cette luxuriance apaisante, pour effacer de ma mémoire mes aventures récentes.

Il me fallait aussi trouver un passeur, une auberge, des filles à trousser, la vie quoi…

L’ordre m’importait peu.

Par de petits cris aigus mon roojas m’annonçait qu’il était heureux lui aussi.

Une heure plus tard, nous étions tous les deux sur la rive du fleuve.

J’avais trouvé un endroit dont la berge dégagée m’offrait un large champ de vision.

Au loin, je devinais une bande de noutres batifolant dans l’eau, elles étaient sûrement à la recherche d’un banc de truites à têtes blanches.

Des noutres, cela signifiait qu’il n’y avait aucun danger à se baigner. J’en avais bien besoin.

Je libérai What, mon roojas, c’était la première fois depuis longtemps, que je me permettais de le dételer et de lui retirer tout son harnachement.

Il était bien assez grand pour chasser pour deux, il me ramènerait un chevreuil ou un Tajassou.

Je me déshabillai pour entrer dans l’eau quand un couple de tatous écailleux croisa mon chemin. Une de ces sous-espèces côtières dont la couleur est plus claire que celle des forêts, on les voyait fréquemment patrouillant le littoral à la recherche de charognes nautiques.

Les saligators représentaient rarement une menace pour eux, le tatou étant extrêmement agile et capable de grandes pointes de vitesse.

Cela m’indiquait que j’avais de grandes chances d’être à proximité d’un village, car ces petits animaux recherchent la présence humaine, qui les considère un peu comme des chats.

Moi, j’avais besoin d’un bon bain pour retirer toute la crasse qui me souillait le corps autant que l'âme.

Tout ce sang que je sentais encore, cette odeur de mort et de fer qui me suivait comme l'ombre maléfique de mes mauvaises actions... J’avais repéré un bouquet d’acacias, cela ferait un endroit parfait pour un bivouac. Les serpents n’aiment pas ces arbres.

Il me faudrait aussi m’entourer d’une haie faite de ses branches basses.

Je comptais rester ici deux ou trois jours, le temps de faire le point et de reposer ma monture.

Si j’avais le courage, je ferais même une lessive en guettant le retour de What.

J’avais à peine pensé cela, qu’il s’en revenait avec un pécari dans son bec.

Je connaissais bien mon animal. Il serait fier de sa prise qu’il jetterait à mes pieds, à la suite de quoi, il exécuterait une petite danse, baisserait son long cou pour que je grattouille son crâne volumineux et que je lisse ses grandes plumes crâniennes.

What était à ses heures un gourmet. Il attendrait le soir avec impatience, je lui ferais les entrailles et la cervelle en court-bouillon, je savais qu’il affectionnait mes recettes.

C’était vraiment un sacrément bon camarade.

Le roojas est, comme je l’ai dit, un carnassier puissant et rapide. C’est une sorte d’autruche ou d’émeu. L’évolution ultime d’un moa géant, un animal retors, un coureur véloce, infatigable, terriblement dangereux tant pour celui qui le monte que pour celui qui croise sa route.

Il a l’intelligence des prédateurs vivant en meute, avec la même hiérarchie que les loups.

Tenter de monter une femelle ou un mâle alpha tien lieu du suicide ou de l’inconscience, voire des deux.

En posséder un et le dompter est la marque des chefs, des grands guerriers.

Cela implique des années de dressage, ainsi que la création d’un lien presque télépathique entre l’animal et l’homme.

Le roojas ne supporte qu’un unique cavalier et son maître ne peut monter que lui, car le volatile est d’une jalousie maladive.

Cet étrange oiseau coure aussi vite, voire plus rapidement qu’un palefroi.

Il est capable d'effectuer des bonds de quinze mètres sans aucune difficulté.

Son bec énorme, capable de déchiqueter n’importe quoi, ressemble à celui d’un aigle, sauf qu’il mesure plus de trente centimètres. C'est une arme redoutable, au même titre que ses ergots.

Et j’avais la chance d’en posséder un, un grand mâle qui devait coûter une véritable fortune, si cher que lorsque nous allions au combat, tout comme moi, il revêtait une armure, des jambières et un casque.

Je ne connaissais rien de plus dévastateur que la charge d’un escadron de roojas.

Après mon bain et l’édification du bivouac, je commençai à refaire l’inventaire de mes biens.

L’acier de mes armes ainsi que celui que je portais était d'une rareté et d'une qualité exceptionnelle. Forgé par les maîtres forgerons de Cimmérie, il avait un tranchant et une résistance inégalés.

Mes vêtements en soie d’araignée, doux, chatoyants, aussi résistant qu'une cuirasse sortaient des manufactures du Koushite.

Même mon couchage venait directement des territoires des Naburmans.

Je pensai que pour le reste de mon voyage, il me faudrait bien me résoudre à acheter, une, voire deux esclaves.

Je n’avais envie ni de cuisiner, ni de faire ma lessive, ni de dresser mon camp, ni de porter sur mon dos une partie des bagages du harnachement de What.

Après nos durs combats il avait bien mérité que je le soulage du surplus de poids que je lui avais imposé.

Car ce qui fatigue les roojas ce ne sont pas les distances parcourues, ni leur vitesse de déplacement, mais la charge qu’ils portent.

Mon roojas était du type dinornithidés robustus belliquiosa, sa surcharge était bien trop élevée, j’avais peur qu’il ne se blesse.

Entre moi, mon armure, la sienne, le butin, les provisions et les bagages, nous devions être à plus de 250 kg. Alors même si souvent, je marchais à ses côtés afin de le soulager ce n’était pas une solution pérenne, il nous faudrait de l’aide.

C’est vrai, je pouvais aussi acheter un kurt, c'était un animal ayant évolué à partir d'une espèce hybride de pachydermes et de tapir.

Il était utilisé pour tous types de travaux, pour être monté, tracter des chariots, ou porter des charges, c'était une bête du genre placide.

Certains avaient été essayés dans l'art de la guerre, mais ils étaient décidément trop lents, trop peureux. En cas de panique, ils se regroupaient et trompes en l’air, ils émettaient un son insupportable.

Sa robe était généralement grise ou beige, sa peau glabre facilitait son toilettage, son cuir était très apprécié, car épais et souple.

Le mors était possible, mais mal supporté par l'animal, de plus sa dentition était capable de tout broyer, mors compris.

En revanche, il supportait le joug et répondait facilement à la voix, donc aux ordres de son conducteur.

La viande du kurt était insipide avec un arrière-goût de rance qui n’en faisait pas un met de choix. Elle était à peine digne de nourrir les chiens ou les esclaves.

De plus les roojas et les kurts, c’était un peu comme chien et chat, valait mieux oublier… Un cheval ou une mule, cela aurait été envisageable. Mais sur cette étrange planète qui avait pour nom Exo, un animal de bât coûtait plus cher qu’un esclave et beaucoup plus cher qu’une esclave.

Dans mes souvenirs, sur terre à l’époque où j’y étais, il n’y avait pas d’équivalent.

Rien qu’on puisse acheter, utiliser et revendre aussi facilement qu’une esclave.

Vu ma profession et ma longévité, j’avais pris l’habitude d’en acheter souvent.

De les revendre plus souvent encore et surtout de ne pas m’y attacher.

Je devais les considérer comme des outils et rien de plus.

J’étais allé à la rude école d’Exo et j’en avais retenu toutes les leçons.

Les noutres s’étaient rapprochées, faisant la planche, chacune d’entre elles dévoraient une truite à tête blanche, justement en commençant par celle-ci.

J’aimais bien les noutres, elles étaient semblables aux loutres terriennes, aussi bonnes nageuses, aussi joueuses, peut-être trop.

Les noutres de rivières formaient une niche similaire aux crocodiliens dans des environnements trop froids, ou comme ici trop exposés pour les reptiles et les méga-batraciens.

Leur corps était plus long que celui de la loutre, avec des postérieurs courts et palmés. Mais avec des antérieurs plus longs. Leur queue ressemblait à celle du castor, quoique plus longue, plus étroite et surtout avec le côté plat non pas à l’horizontale comme pour le castor, mais à la verticale comme un gouvernail.

La tête était très expressive, avec une mâchoire puissante et des crocs pouvant mesurer quatre centimètres. Leurs oreilles étaient petites et mobiles, elles pouvaient être entièrement fermées. La queue était recouverte d'une peau épaisse et écailleuse, alors que le reste du corps était une fourrure semblable à celle de la loutre.

Ces animaux intelligents et grégaires aimaient à vivre en clan et ne craignaient pas l'homme. Elles ne l'attaquaient que pour se défendre. Il faut savoir qu’un individu pouvait peser plus de 40 kg, 40 kg de muscles, d’agilité, avec une intelligence supérieure à celle d'un singe.

Les femelles présentaient la particularité de s’accoupler avec plusieurs mâles qui leur étaient tous dévoués. Il y avait tellement d’histoires de légendes à leur sujet qu’on pourrait en parler toute une nuit, tout un jour et même plus.

En tout cas, je savais qu’il fallait que je retourne à l’eau… sans quoi elles viendraient sur la rive et commenceraient à japper de plus en plus fort, jusqu’à ce que je vienne ou que je déménage hors de leur vue.

Même un roojas ne pourrait venir à bout d’une meute de noutres.

Heureusement l’eau n’était pas froide. Le soir était venu, les noutres s’en étaient allé nager plus au nord. La lune Major annonçait sa venue, ses anneaux se dessinaient sur l’horizon, plus précisément au-dessus de la chaîne de montagnes qui se dressait au-delà du fleuve.

J’avais depuis longtemps préparé le bivouac, le feu crépitait, j’y avais posé ma rondache en cimarium, un métal mystérieux que les Cimmériens étaient les seuls à extraire et à pouvoir travailler.

Il avait entre autres particularités, celles d’être beaucoup plus léger que l’aluminium, plus résistant que le meilleur acier et il suportait les hautes températures.

Depuis longtemps, il me servait aussi de grande poêle dans laquelle je faisais cuire mes repas ainsi que ceux de What, ce qui présentement était le cas.

  • What, tu la veux comment ta cervelle, simplement bouillie ou avec de l’estragon ? Bon, fais pas cette tête, je vais ajouter une rasade de whisky, ça te va, là ?

Tous deux, on se comprenait. Je savais aussi qu’il la préférait avec des fines herbes, et qu’il ne crachait pas sur l’alcool. Pour les entrailles du pécari j’avais tout déversé dans la rondache, tout sauf le cœur et le foie que je ferais en brochettes, on se les partagerait plus tard.

Il est vrai que c’était notre premier véritable repas depuis que j’avais quitté ma troupe de mercenaires.

Mon cuissot de pécari grillait maintenant sur la braise.

Je comptais l’accompagner avec des feuilles de baobab bouillies, elles ont comme on le sait le même goût que les épinards.

What avait mangé et il s’était creusé une sorte de nid près du feu. Je suis sûr que s’il avait pu ronronner, il l’aurait fait.

La viande était à point, ainsi que mes feuilles de baobab.

J’en étais à penser : « Enfin un moment de paix. » Mais c’était sans compter la venue inopinée de deux intrus.

Mes tatous écailleux s’en revenaient non pas de guerre, mais de leur promenade, et ils comptaient bien obtenir une part de mon repas.

Un vieux dicton Koushite disait : « Il est plus facile de faire entendre raison à ses femmes, plutôt que de se débarrasser d’un tatou. » (Et chacun sait, que les koushites, pour leur plus grand malheur sont polygames). Alors deux…

Je balançais par-dessus la haie la tête ainsi que divers morceaux, que je trouvais impropre à ma consommation.

J’aurai la paix pour un temps, la paix, mais pas le silence, je savais que mes deux tatous se chamailleraient bruyamment pour cette nourriture.

Il était trop tard pour que je fasse boucaner la viande qui me restait.

Je voulais un peu de repos, alors j’emballai la carcasse dans un linge et la suspendis à une branche de l’acacia.

Deux choses me manquaient réellement : un bon livre et de la musique. Que n'aurais-je donné pour réentendre les Doors, Mari Boine ou les suites de Bach mais il fallait bien que j'économise l'Oracle. Heureusement, il y avait dans ma besace du tabac et de l’alcool.

Il me restait encore six cigares et le quart d’une gourde de whisky cimmérien.

Il n’y a pas à dire, cela avait beau être un petit pays montagneux… Ils avaient de bien jolies filles, le meilleur des aciers, une boisson pour les hommes et ils fournissaient les meilleurs bataillons de mercenaires.

Je jetai une bûche dans le feu et j’allumai mon cigare.

Dans le ciel la lune Major était presque entièrement visible, elle avait la grosseur d'un pamplemousse.

Entourée de ses anneaux, elle nous éclairait déjà d’une lueur bleutée comme argentée.

What roucoulait, sa lourde tête sur mes genoux.

Enfin la paix.

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