Chapitre 2 : Un passage dans le noir

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 L'éclairage sommaire dont ils étaient pourvus ne leur permettait pas de progresser très rapidement. Ouvrant la marche, Lucien essaya d’accélérer le rythme. Il semblait bien décidé à honorer ses responsabilités d’aînesse, et chemin faisant, à assouvir sa curiosité d’enfant gâté. Quelques pas derrière, sa sœur ne lui avait toujours pas pardonné de les avoir conduits dans une telle échappée. Dès le début, elle avait protesté, mais son frère était resté sourd à toute mesure de bon sens. Frustrée, Annabelle n’en dut pas moins lui emboîter le pas. Elle n’aurait jamais été assez folle pour s'en retourner seule au-dehors et abandonner Lucien à son sort souterrain. Mais au bas mot, une chose s’entendait déjà : elle ne se démonterait sous aucun prétexte. A contrecœur elle avait accepté de talonner son autre insouciant, volontiers pouvait-elle donc jurer de ne pas l’aider dans sa tâche. Comme pour enfoncer le clou, elle décida de se murer dans le silence. Une vraie boudeuse, lança bientôt son frère facétieux. Mais il se trompait gravement, elle était juste plus mature que lui. Et depuis qu'elle lui avait vertement annoncé la nouvelle, son caquet ne s'était pas rouvert.

 En dehors de ces chamailleries, les nouveautés brillaient par leur absence : le corridor s’allongeait, sans virage ni discontinuité. Ses contours, unis et durs, ne renvoyaient qu’une image de conformité inexpressive. Au-delà de leur ligne d’horizon, c’est-à-dire du point le plus éloigné que le rayon de leur lampe pouvait atteindre, l’obscurité seule les saluait. C’était une compagne taciturne, inquiétante parfois, effrayante souvent. A chaque progrès de leurs faisceaux lumineux, elle s’écartait prestement, tout en laissant suggérer qu’un peu plus loin encore, quelque chose les attendait. Annabelle en frémissait d’avance. Stimulée ainsi, son imagination allait sonder ses cauchemars les plus mauvais pour en retirer quelque vision tordue d’hydres, d’araignées, et des bruits sourds et terrifiants. Pour son subconscient, l’invitation de Madame Obscurité ne pouvait se faire qu’au moyen de bras désarticulés, tendant leurs doigts ensanglantés pour les attirer dans sa gueule aux dents de scie. Imperméable à ces hallucinations de fillette, Lucien bombait le torse, tout en éprouvant de plus en plus de difficulté à cacher ses doutes. Ces derniers lui titillaient l’esprit depuis un petit moment déjà. Peu à peu, les mètres s’égrenaient, et avec eux s’étiolait son aplomb coutumier. Enfin, il n’avait ni l’étoffe, ni le mental d’un baroudeur. Il aurait tout aussi bien pu se tromper. Réflexion faite, il se trompait très certainement.

« Pourquoi t’arrêtes-tu ? demanda Annabelle. »

 Devant elle, Lucien avait stoppé sa marche, tête baissée. Sa lampe éclairait la première variation que ce sombre couloir leur ait donné à voir. A quelques pas, le dallage rompait sa linéarité parfaite pour s’enfoncer plus en profondeur. Par petits bouts, il s’étageait à échéance régulière pour former les degrés d’un escalier. Gueule béante et noire, cette rangée de marches semblait être l’aboutissement du corridor et le commencement de nouvelles énigmes. Décidément, ce lieu distillait ses surprises avec la parcimonie d’un magicien. Un peu plus bas peut-être, trouveraient-ils des clés pour comprendre. L’hésitation était palpable. Tous deux fixèrent le trou insondable, comme s’ils espéraient obtenir du destin quelque don de vision nocturne. Qui donc a bien pu passer par-là ? Petit-frère et papa, peut-être, mais le doute était permis. A la vue prolongée de ces marches s’abîmant dans les ténèbres, Lucien se forgea une opinion sûre et saine : demi-tour. S’arrachant à sa contemplation, il fit volte-face et engagea sa marche retour.

«Tu t’en vas déjà ? »

 Alors que son frère lui passait à côté, Annabelle avait lancé cette dernière question avec une fausse voix fluette.

« Oui, je m’en vais. J’ai peur. Voilà ! T’es contente ? »

 Annabelle dissimula l’air fier et victorieux que la situation lui enjoignait d’adopter. Par une expression affectée, elle joua la stupéfaction. Peut-être était-ce là son orgueil ou le plaisir cynique de profiter de son avantage, mais la fillette décida de rester immobile devant l’escalier, regardant son frère rebrousser chemin.

« Tu ne viens pas ? demanda Lucien, surpris.

- Non.

La sœur haussa le menton et esquissa un sourire de satisfaction.

- Je vais voir ce qu’il y a en bas. »

 Joignant le geste à la parole, elle mit le pied sur la première marche. Son frère exprima immédiatement sa colère et la mit en garde contre tout ce qui pourrait lui arriver si elle s’obstinait à continuer. Il convoqua ses phobies, alerta sur son insouciance, lui renvoya ses consignes moralisantes qu’elle lui avait données peu avant. Mais rien n’y fit. L’entêtement de sa sœur dépassait son feu courage. Annabelle s’engouffra dans l’escalier, ne laissant bientôt visibles que ses épaules et sa tête. En rage, Lucien la suivit, tout en l’insultant de tous les noms. Il la menaça des pires punitions qu’en ancien dilettante de bêtises, lui-même avait connues : la privation renouvelable de dessert, le repas pris dans le garage, la confiscation des trésors de la salle de jeu, l’interdiction unilatérale de dégustation de glaces ad infinitum. Il s’ébroua, agitant le doigt d’un air menaçant et compilant de pseudo locutions latines sur un ton sentencieux. Tout cela sans succès. Les deux enfants descendaient dans les profondeurs, à peine conscients de leur allure rapide, trop occupés qu’ils étaient à se renvoyer la balle. Pourtant, l’air qui les entourait se faisait de plus en plus froid et le silence qu’ils perturbaient sans prendre garde, de plus en plus insinuant. L’intrusion de nouveaux venus dans ces lieux bas ne semblait avoir pour réponses que pesanteur et inhospitalité.

 Les enfants ne comptèrent pas les marches, bien trop nombreuses. La descente dura le temps que leur fiel se tarisse et que les sermons de l’un et de l’autre en deviennent barbants. Posant le pied sur l’ultime degré, ils se turent. Un silence absolu tomba sur eux et leur fit apprécier l’étendue de leur solitude. A cet instant, l’intérêt et la crainte se disputaient leur conscience. Ils redressèrent leurs lampes d’un geste à moitié sûr. Devant eux se trouvait un agencement curieux. Au bas de l’escalier, une galerie similaire à celle qu’ils avaient quittée se prolongeait sur une distance invérifiable. Point singulier, les murs, à droite comme à gauche, étaient jalonnés de portes. Leurs panneaux relevaient tous de la même facture : un bois sombre et nervuré, ponctué d’une poignée de métal sans agrément. A échéance régulière, ils étaient tout juste séparés de quelques mètres. Annabelle en compta une demi-douzaine à portée de lumière. Lucien regarda chacun d’eux, ne sachant trop comment interpréter cette nouvelle mise en scène. Quelques images lui venaient bien en tête : des couloirs de prison ou quelques caves privatives, mais le mieux serait de vérifier par soi-même.

« On ouvre?

- Je ne sais pas, répondit Annabelle. Il vaut peut-être mieux continuer pour voir s’il n’y a pas un écriteau ou une sortie quelque part. Ce lieu doit bien appartenir à quelqu’un. »

 Ils se gardèrent de définir ce quelqu’un, ne sachant trop s’il était préférable de le rencontrer ou non. Alors que leurs pensées ressassaient ce dernier dilemme, leur peau commença à sentir toute la froideur de l’air alentour. Echaudés par leurs disputes, ils se s’étaient même pas rendu compte de la baisse subite de température. Un nuage de buée, bien que réduit à quelques volutes, se formait à chacune de leurs expirations. Tous deux cherchèrent dans le sac de leur père les couvertures qu’il avait l’habitude d’utiliser lorsqu’il veillait le soir, sous les étoiles. Afin de s’en vêtir, ils déposèrent leur lampe sur le sol. Leur ombre se dessina alors sur les murs, se mouvant avec eux. Un bref instant, ils purent jouer avec elle, levant les bras bien haut pour se changer en monstres. L’un et l’autre se concurrencèrent pour obtenir la projection la plus effrayante. Ils allèrent même jusqu’à émettre des bruits avec leur bouche, se répondant dans un brouhaha patibulaire de cris aigus et de grondements indistincts. Un léger écho amplifia leurs amusements, et ils s’en réjouirent. Ici sous terre, les récréations devaient être choses rares. Venant au compte de leur délassement, Lucien prit le dessus : ses gloussements de démon le rendaient plus austère que quiconque. Et le rire de vieille mégère sadique que pastichait sa sœur ne put rien y faire. Rapidement, chacun mit une couverture sur ses épaules. Ce petit réconfort dissipa pour de bon leurs désirs d’escapade. Ils convinrent de revenir en arrière, estimant en avoir assez vu. Echangeant un regard entendu, ils firent demi-tour et se dirigèrent vers l’escalier.

 Ce fut à ce moment précis qu’un bruit sourd les pétrifia. Contre toute loi de la physique, ces vibrations lointaines parurent pénétrer chacun de leur membre. Ils tendirent immédiatement l’oreille, le sang glacé, la respiration stoppée. Ce bruit venait du haut des marches, peut-être de la porte qu’ils avaient entrouverte. Annabelle tenta de dire quelque chose mais Lucien lui mit aussitôt la main sur la bouche. Un regard apeuré fut échangé. Ce n’était pas le moment. Ils patientèrent ainsi quelques secondes, s’attendant à voir une lumière éclairer l’escalier ou une voix s’élever. Mais pour toute réponse, ils n’eurent qu’un second bruit sourd, encore plus lourd et oppressant, qui vint secouer leur poitrine en battements rapprochés. Leur cœur s’emballa. Leurs poils s’hérissèrent. Leur souffle s’accéléra. Et dans un réflexe instinctif, Lucien prit la main d’Annabelle et la conduit avec lui près de la porte la plus proche. Rassemblant son courage, il saisit la poignée et poussa l’épais panneau de bois. Ils s’engouffrèrent de l’autre côté et plaquèrent le dos contre le battant pour le fermer plus rapidement. Silence. Ils écoutèrent.

« Qu’est-ce que c’était ?

- Je ne sais pas.

- Quelqu’un venait peut-être nous trouver ?

- Et ce quelqu’un ne serait sûrement pas content de nous voir comme ça chez lui. »

 Annabelle se tut. Aucune rumeur ne vint plus après. Peut-être était-ce des courants d’air faisant claquer une porte ? Mais ils n’avaient rien ressenti de tel depuis leur entrée ici. Non, quelqu’un était rentré derrière eux. C’était la version la plus probable. Tout en cogitant, ils réprimèrent difficilement l’envie de crier de toutes leurs forces. Il aurait suffi d’un au secours qui les aurait transportés hors d’ici ou les auraient réveillés de ce rêve interminable. Mais à cet instant, la peur les assaillit et obscurcit leur raisonnement. Elle les laissa immobile, le corps collé au battant et les fit attendre que les secondes s’écoulent sans qu’ils ne sachent trop pourquoi. La hantise de réentendre un son étrange les obsédait. La main dans celle de l’autre, ils patientèrent longtemps, oubliant presque de regarder autour d’eux. L’espace dans lequel ils venaient de pénétrer était pourtant vaste, tempérant légèrement la claustrophobie ambiante d’il y a peu. Mais dans son allure, il n’était pas plus rassurant. C’était une salle octogonale encadrée de murs froids, et complétement vide de surcroît. D’un bout à l’autre, sa largeur pouvait être parcourue en une dizaine de pas. Ce dépouillement tout de pierre et d’air statique leur évoquait bien une cellule ou un sanctuaire laissé à l'abandon. L’un dans l’autre, ces suppositions n’étaient que conjectures mystérieuses. On n’était plus sûr de grand-chose. Ils se reprirent légèrement, levant leur lumière pour scruter ce nouveau lieu plus sérieusement. Là, ils tressaillirent de plus bel. Le faisceau fendait l’obscurité sans parvenir au plafond, leur laissant supposer qu’ils se trouvaient au fond d’un puits. Loin au-dessus d’eux s'échafaudaient peut-être des plans pernicieux. A cette idée, ils baissèrent la tête, repoussant les phobies que leur imagination fabriquait. Après avoir tendu l’oreille une dernière fois, tous deux quittèrent la porte et s’agenouillèrent un moment au centre de la pièce, se soignant mutuellement de la panique qui les gagnait. Agissant ainsi, ils espéraient retrouver l’intimité douillette de leur chambre. Chacun jouait le feu de l’autre, seule présence réconfortante dans cette obscurité angoissante. Ce faisant, ils se rendirent compte que leur témérité les avait conduits un peu trop loin. Ce lieu n’avait pour eux plus aucun sens, et il instillait dans leur esprit toutes les psychoses de leur âge : le noir, la perdition, le vide. Ici, ils étaient acculés. Foutus ! suggéra Annabelle d’une voix tremblante. Mais son frère la contredit immédiatement.

«Regarde, il y a une autre porte de ce côté. »

 Disant cela, il montra du doigt un pan de mur. A peine visible dans la pénombre, une autre issue s’offrait à eux. Elle leur inspira autant d’espoir que d’appréhension. Peut-être en avait-il juste assez des énigmes ? Ou que l’effroi les tétanisait ? Toujours est-il qu’ils hésitèrent longtemps avant de s’engager dans cette énième exploration. Ils attendaient encore que quelque chose se passe : un autre bruit, une porte qui s’ouvre, une parole dans le noir, quelque chose. Ils sentaient en eux un besoin impérieux de repères. Mais rien n’advint. Saisis par le froid dans leur inaction prolongée, ils décidèrent finalement de se lever pour ouvrir la porte inconnue. Encore une, soufflèrent-ils. Et au plus profond de leur être, ils escomptaient bien que ce soit la bonne. Tout en actionnant la poignée, Lucien mit les choses au clair : si ce qu’ils s’apprêtaient à découvrir ne les satisfaisaient pas, ils feraient demi-tour et affronteraient avec courage ce qui rôdait un peu plus haut. Annabelle acquiesça avec le maximum de conviction que son état tourmenté lui permettait d’afficher.

 La porte s’ouvrit. Une longue plainte accompagna le roulement du battant dans ses gonds. Paniqués, ils regardèrent par-dessus leur épaule, s’attendant à voir débouler quelqu’un alerté par le vacarme. Personne. Retenant leur souffle, ils pénétrèrent dans cette nouvelle pièce : rien non plus. Cette dernière était complétement vide, comme la salle d’avant, comme le couloir d’avant, comme le couloir plus en haut, comme la galerie d’entrée, encore vide. Quoique, un détail attira rapidement leur attention. Plus loin, au centre, une petite forme sombre reposait au sol. Ils s’avancèrent et braquèrent leur lumière dessus. C’était le premier objet qu’il voyait ici-bas. C’était…

« Une lampe ! »

 Annabelle la ramassa et tenta de l’allumer : grillée. Elle l’ausculta plus avant, la retournant dans tous les sens, comme pour déceler une inscription utile ou le nom d’un propriétaire. Animée par ce regain de curiosité, elle oublia un moment l’obscurité oppressante qui l’entourait.

« Lucien, dit-elle après un petit temps de méditation, combien de lampes y a-t-il dans le sac de papa ?

Lucien s’activa, posant le sac sur le sol et fouillant avec sa main pour faire son compte.

- Aucune. Papa en a pris une, et nous avons les deux autres.

- Il n’y en avait pas de quatrième ? Je veux dire, il n’y en avait pas une pour petit-frère ?

- Non. Petit-frère a toujours eu la petite ampoule de son porte-clés, mais une vraie lampe, jamais.

Après avoir écouté ces mots, Annabelle réfléchit de nouveau pendant quelques secondes.

- C’est étrange. Cette lampe ne me dit rien du tout. Ce n’est sûrement pas celle de papa. Et si aucune n’a été prévue pour petit-frère, alors à qui appartient-elle ? »

 Tout en s’interrogeant, elle brandit la lampe grillée devant les yeux de son frère. Lucien ouvrit la bouche sans émettre le moindre son. Cette constatation venait de décupler son stress, jusqu’à atrophier temporairement ses cordes vocales. Annabelle le fixait, les yeux humides. Un flot de pensées submergea leur esprit. Pêle-mêle, des suppositions s’y entrechoquaient : sur l’identité du propriétaire de cette lampe, sur la raison pour laquelle cette dernière était abandonnée, sur les fondements d’un tel endroit et de ce qu’il cachait.

 Tout occupés à résoudre ce dernier mystère, ils n’eurent pas le temps de déceler ce qui se tapissait dans l’ombre. De l’autre côté de la salle, à une distance inconnue, quelque chose se mouvait lentement, perturbant l’immobilité de l’air. Un cliquetis lointain, à peine perceptible, se faufila derrière l’expression claire de leurs raisonnements enfantins. Ce bruit n’éveilla d’abord aucun soupçon, trop subtile ou retors, c’est selon. Mais alors que Lucien soumettait à sa sœur une ultime hypothèse sur l’objet découvert, une accélération notoire des bruissements métalliques brisa le calme relatif dans lequel ils évoluaient depuis leur sortie du couloir. Si le désespoir fût solide et qu’il pût être déposé sur leurs épaules, alors les deux enfants en ressentaient tout le poids à l’instant même. Autour d’eux, une immensité horrible semblait vouloir les écraser sans merci. La bouche close et les oreilles tendues, ils écoutèrent tétanisés la rumeur se rapprocher, drainant avec elle tout un amas de pensées morbides. L’hésitation fut brève ; la communication inexistante. Tous deux savaient parfaitement ce que l’instinct leur dictait. Leurs forces reconstituées par un surplus d’adrénaline, ils détalèrent sans regarder en arrière. Secouées de bas en haut, leurs lampes répandirent une lumière tressautante, donnant à leur course folle un aspect dantesque et terrifiant. La porte passée, ils déboulèrent dans la salle octogonale sans ralentir le rythme.

 Les deux enfants auraient voulu hurler mais l’expérience qu’ils avaient acquise en ces lieux leur intima le contraire. Ils avaient autour d’eux un silence autoritaire, punissant chacune de leur provocation de ses murmures les plus vicieux. Il jouait avec leur aveuglement et leur imagination féconde pour instiller dans leur esprit ses fourbes hallucinations. Sa dernière création était à leurs trousses et alors qu’ils courraient pour lui faire faux bond, le poison de la panique les infectait toujours plus. Ouvrant la porte de la salle pour pénétrer dans le couloir précédent, les enfants purent constater la détermination de cette volonté diabolique. Aucun individu à l’origine des premiers bruits sourds n’était visible, mais l’escalier qu’ils avaient emprunté pour descendre n’était pas plus accessible pour autant. Sur ses degrés de pierre résonnait à présent la même plainte que celle qui les pourchassait : un ensemble de cliquetis métalliques. Cette rumeur confuse et lointaine de prime abord, se faisait plus distincte seconde après seconde. Sous peu, ces deux insinuations se rejoindraient pour les condamner pour de bon.

« Par-là ! commanda Lucien. »

 Sur cette injonction, la paire tourna définitivement le dos à la seule issue connue et s’enfonça plus en avant dans les profondeurs. Sur leurs flancs, des portes innombrables s’alignaient. Elles apparaissaient et disparaissaient suivant la progression de leur halo lumineux. A chaque dévoilement pointait le stress de voir pivoter un battant. Après les présences obscures qu’ils avaient entendues, qui sait ce qui pourrait surgir d’un tel endroit ? Ils ne préféraient pas l’imaginer. Déjà, ce qui les poursuivait dans l’ombre accaparait toutes leurs pensées. Les cliquetis semblaient s’approcher d’eux inexorablement, tout en n’atteignant jamais complétement leur environnement proche. Ils se risquèrent bien quelque fois à un coup de lampe en arrière mais à aucune occasion ils ne purent découvrir ce qui les traquait. Cyniquement, ils se trouvaient piégés dans un jeu du chat et de la souris, sans qu’ils ne sachent réellement pourquoi ils jouaient et où ils allaient. Peut-être qu’il n’y avait d’autre but que de les faire courir ? Peut-être n’étaient-ils que des proies qui fonçaient têtes baissées dans la gueule de leur prédateur ? L’évolution du souterrain les porta à valider cette théorie. Alors qu’ils s’attendaient à déboucher sur un escalier les menant à une sortie en surface, ils empruntèrent avec effroi des volées de marches descendantes.

 A chaque palier, une rangée de portes mystérieuses s’offrait à leur regard. Après chaque coude, les mêmes galeries froides et ternes s’enchaînaient. Cet enchevêtrement de tunnels, boyaux caverneux ponctués de degrés lisses et de passages inconnus, avait tout du plan machiavélique d’un architecte fou. Ni cave, ni prison, ni raccourci, les deux enfants évoluaient dans un dédale aux ramifications multiples. Cette dépossession de tout repère les enferma dans une angoisse aiguë. Ils en étaient réduits à supposer tout sur tout, chaque mètre successif étant chargé d’une égale force d’évocation. Conjointement à leur course effrénée, ils sentirent les ténèbres alentours se faire de plus en plus épaisses. Ce flot noir, perturbé par le scintillement de leurs lampes, charriait les mêmes allusions que celles qu’ils avaient perçues au passage de la première porte : ancienneté, mystère, inhumanité. Définitivement, ils étaient les aliens de ce labyrinthe ancestrale, et plus ils avançaient, plus ils craignaient d’en violer les secrets et d’en réveiller les monstres.

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