Chapitre 1 : Annabelle et Lucien

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 Aujourd'hui, Annabelle et Lucien affichaient leur plus grand sourire. Ce n'était pas tous les jours qu'ils pouvaient se délecter d'une glace chocolat-stracciatella parsemée d'éclats d'amandes et, retenez votre voracité, d'un coulis de chocolat noir reposant au cœur d'un cornet biscuité. Assurément, cet instant méritait tous les honneurs. Tels de petits sculpteurs, ils léchaient doucement la crème en rythme et tentaient d'en équilibrer les formes. "Petits"? Bien sûr; puisque tous deux n'étaient encore que des enfants, bien qu'ils affirmaient haut et fort que leur appétit de sucrerie égalait celui des grandes personnes. Et puis, ne pas faire tomber un gramme de crème glacée sous pareil chaleur était en soi un accomplissement. Faute de félicitations plus amples, ils se congratulaient l'un l'autre, palliant ainsi l'ingratitude si caractéristique des adultes.

« Oh, tu as presque fini Lucien! Tu manges tellement vite!

- Regarde un peu, la tienne coule sur tes doigts! »

Avec empressement, Annabelle rattrapa au vol un petit morceau de glace qui lorgnait dangereusement sur le bord de son cornet.

« Bien joué! Moi j'arrive presque au coulis. Ma partie préférée! »

 Ils échangèrent un regard complice. C'était entendu, ils resteraient à jamais les meilleurs compagnons de grignotage. Assis côte-à-côte sur un vieux tronc d'arbre, ils formaient une paire attendrissante. Sous les branches légèrement secouées par une brise de fin d'après-midi, leurs cheveux bouclés se paraient à l'occasion de petites brindilles colorées. Gare si l'une d'elle venait à se déposer sur leur cornet! Ils se l'étaient promis, ils rouspéteraient la forêt jusqu'à ce qu'elle présente ses excuses. Mais à l'instant même, toutes leurs pensées se dirigeaient vers la glacière attenante. Leur père et leur petit-frère étaient partis faire un tour et si le soleil avançait trop dans le ciel avant qu'ils soient de retour, ils se verraient contraints d'aller ravir leur part. Cet arrangement ne souffrirait aucune contestation : un pré-accord de partage équitable avait été conclu. Annabelle contrôla la silhouette rapetissée de leur dessert. Déjà, ses papilles se préparaient pour un parfum supplémentaire.

« Que font-ils? Ca fait un petit moment qu'ils sont partis, non? lança-t-elle innocemment. »

 Lucien ne savait pas trop si la remarque visait à lui partager une inquiétude ou une pulsion inopinée de gloutonnerie glacée. Achevant de déguster le bout de son cornet, il se trouva bientôt plus disponible pour réfléchir. Il y a de ça une heure, leur petit-frère eut la sotte idée de leur fausser compagnie. Leur père était parti à sa recherche et leur avait assuré que, connaissant les bois dans ses moindres recoins, il aurait tôt fait de lui mettre le grappin et de lui infliger une bonne fessée. Le benjamin avait pris pour habitude d'en faire qu'à sa tête, alors cette fois-ci, bien fait pour lui! La solidarité fraternelle avait ses limites. Mais une heure, ça faisait long pour une chasse au garnement. Le duo échangea un regard circonspect. Une heure sans nouvelles, cela laissait toujours suspicieux, que la glacière soit remplie ou non.

« Papa s'est peut-être perdu lui-aussi? suggéra Lucien.

-C'est pas possible. Papa ne peut pas se perdre. »

 Pensifs, ils cherchèrent à élucider ce nouveau mystère. L'expérience ne leur manquait pas. A un moment ou à un autre, leurs divertissements les amenaient inéluctablement à jouer le commissaire et la commisseuse, bien que la formulation de ce dernier mot leur ait toujours parue dissonante. Père et petit-frère, tous deux auraient pu se blesser en tombant d'un arbre; mais cette théorie était douteuse : petit-frère ne montait pas aux arbres, il était bien trop peureux. Ou alors, l'un aurait pu faire la rencontre d'un ours - Lucien et Annabelle frissonnèrent légèrement - et l'autre se battrait alors héroïquement pour le sauver en ce moment même. Mais, se souviennent-ils, aucun hurlement ou oursement n'avait perturbé la forêt alentours, et un ours déchaîné, cela doit faire un bruit impressionnant. Finalement, quelque chose de très grave avait pu leur arriver, et ils seraient à présent en train d'attendre désespérément leur secours. Une once de culpabilité les saisit. Peut-être qu'ils étaient restés un peu trop longtemps sur ce tronc d'arbre et qu'un deuil de gourmandises n'était pas si horrible que cela quand la cause en valait la peine.

 Annabelle et Lucien se levèrent de concert. C'était décidé. Ils partaient en exploration dans la forêt. Leur manche passa sur leurs lèvres chocolatées et leurs yeux soupesèrent le matériel à disposition : une glacière et un sac. Ils convinrent que prendre la première était superflu, mais porter le deuxième pourrait s'avérer utile une fois qu'ils l'auraient redonné à leur père. C'était sa boîte à outils forestière, et s'ils tardaient à rentrer, les mille-et-un accessoires qu’il contenait seraient nécessaires. Vérifiant rapidement si tout y était en ordre, ils constatèrent qu’une lampe manquait à l’appel. Papa avait toujours été prévoyant. C’était le meilleur aventurier qu’ils connaissent, quoiqu’ils comptaient bien le dépasser sous peu. Sur ce petit saut d’orgueil, ils s’activèrent. Va pour le sac! Et va pour la mission! La paire enjamba le tronc d'arbre et s'enfonça dans les fourrées, non sans quelque remord d'abandonner à leur sort ces délicieuses crèmes glacées.

« Mais jusqu'où sont-ils allés? s'énerva Annabelle alors qu'ils marchaient depuis un bon quart d'heure. »

 Lucien haussa les épaules et continua à avancer tête baissée. Le terrain était maintenant devenu escarpé, et ils dévalaient une pente abrupte avec difficulté, s'accrochant dès qu'ils pouvaient à un arbre pour ne pas basculer en avant. L'épais toit de feuilles obscurcissait les sous-bois et les deux enfants frémirent bientôt de divaguer seuls ainsi. Ce n'était pas la première fois qu'ils faisaient une ballade dans la nature mais l'issue de celle-ci restait pour le moins énigmatique. Jugeant qu'il serait bientôt trop tard et qu'ils étaient rendus trop loin pour pouvoir les retrouver avant la tombée de la nuit, ils se donnèrent quelques minutes pour crier leur nom avant de rebrousser chemin. Le frère et la sœur s'époumonèrent. Leurs voix fluettes portaient peu et ils désespéraient de ne pas pouvoir parcourir une plus grande étendue de forêt. Ils tournaient en petits cercles, limités par la taille modeste de leurs jambes et le physique fragile de leur âge. Un porte-voix aurait été très utile, tout comme de grandes échasses; quoique réflexion faite, le sol meuble aurait été trop traître pour de telles acrobaties. Ils tournaient donc, l'un au nord et l'autre au sud, à moins que ce ne soit l'inverse, criant le nom de leurs proches sans succès. La blague avait bien trop duré. Cette disparition ne leur semblait pas crédible : quelque chose clochait.

« Là! Regarde! alerta Annabelle. »

 Elle montrait du doigt un renfoncement du sol à moitié caché par les broussailles. Lucien s'interrogea en prenant un air béat. Sa soeur souffla d'exaspération et lui prit la main. Ils s'approchèrent tous deux de l'endroit où le terrain s'affaissait. Là, un large creux bordé d'épineux enserrait une structure en pierre. Dissimulé sous les branchages, un petit escalier descendait vers une ouverture maçonnée. L'ensemble était étroit et fortement dégradé. On ne saurait distinguer l’ancienneté du bâti, mais de vilaines encoches mutilaient la pierre taillée et par endroit, une flore grimpante avait disloqué des blocs. Lucien évoqua l'entrée d'un antique souterrain, Annabelle opta plutôt pour un abri de chasseur. L’usage du lieu leur parut toutefois rapidement secondaire. Ils constatèrent que la grille servant à condamner l’entrée – puisque personne ne pouvait utiliser une telle ruine à dessein – était légèrement entrouverte. Leurs regards se croisèrent. Quelqu’un avait dû venir ici. Peut-être leur père ou leur petit-frère, ou peut-être quelqu’un d’autre. Les enfants hésitèrent, ne sachant trop si entrer dans ce lieu convenait aux petits de leur âge.

« On entre ! lança Lucien d’un ton impétueux. »

 Annabelle fut surprise par tant de volonté. Elle savait son frère indolent et ne pensait pas le voir un jour entreprendre quelque chose avec autant de diligence. Elle fit un pas en arrière. Son frère s’approcha d’elle et lui murmura des mots rassurants. Après tout, ce n’était qu’une enquête supplémentaire que les deux commissaires devaient résoudre. Et des experts comme eux se devaient de jeter un coup d’œil là où leur flaire les guidait. Ce ne serait pas long, juste un coup d’œil. Sur ces paroles réconfortantes, Lucien prit la main de sa sœur et l’emmena avec lui. Ils descendirent les degrés inégaux en tâchant de ne pas se laisser agripper par les ronces. La grille rouillée les laissa entrer dans son monde en émettant son râle de bienvenue. Les deux enfants pénétrèrent alors dans un long tunnel étroit et sombre. Lucien ouvrit aussitôt le sac de son père et en tira deux lampes torches. Leur but : vérifier rapidement si leur famille était passée par-là. Très rapidement, précisa Annabelle.

 L'enquête débuta dès leurs premiers pas à l'intérieur. Les deux faisceaux de lumière dévoilèrent les contours de cet étrange passage. Les parois étaient sur l'ensemble de leur surface couvertes d'aspérités. De telles irrégularités indiquaient un creusement rapide et un usage unique de circulation. Le plafond bas confortait cette hypothèse. Au toucher, on relevait une certaine humidité sur les murs et des mousses se propageaient éparses dans les fissures. L'endroit était sordide. Après ses premières observations, Lucien en conclut que se devait être bel et bien un passage souterrain conduisant à l'extérieur de la forêt ou à une vieille demeure bourgeoise. Il s'enorgueillit de ses pertinentes intuitions. Sa soeur se détendit légèrement en le rembarrant aussitôt. Ils avancèrent. Plus vite leur objectif serait atteint, plus vite ils sortiraient d'ici.

« Papa et petit-frère ne seraient certainement pas venus ici, fit remarquer Annabelle avec anxiété. Qui voudrait venir ici de toute façon? »

 Lucien lui donna le point sur cette dernière remarque. C'est vrai, qui pouvait venir ici? Hormis de vieux fantômes effrayant les enfants... Annabelle protesta à cette évocation. Elle n'était pas d'humeur à jouer aux conteurs de minuit. La projection qui se découvrait devant elle était déjà bien assez lugubre. Lucien la taquina pendant un temps, s'amusant de ses crises de nerf. Au fur et à mesure de leur avancement, le souterrain devint de plus en plus sec et le lichen disparut. Pendant quelques minutes, ils progressèrent ainsi, guidés par la seule portée de leurs lampes. Après quelques dizaines de mètres, tous deux remarquèrent avec étonnement que la surface des parois mutait. Les saillies se faisaient beaucoup plus rares et la pierre semblait de plus en plus travaillée. Sous peu, les murs devinrent totalement lisses et le plafond se rehaussa légèrement, adoptant à son tour une surface parfaitement régulière. L'idée effleura l'esprit des enfants, jamais avares de jeux de rôle et d'épopées chevaleresques : cet endroit avait tout d'un vieux couloir de château-fort, les porte torches en moins. Leurs pas, percutant le dallage qui avait remplacé le sol terreux d'il y a peu, se mirent à résonner distinctement. Ne perdant pas courage, les deux commissaires-chevaliers, si ce rapprochement n'était pas trop hasardeux, gardaient espoir que bientôt, ils déboucheraient sur quelque chose.

« Une porte? s'étonna Lucien. »

 Ils s'arrêtèrent et braquèrent leur lampe sur l'obstacle qui obstruait le passage. Devant eux, une porte en bois rectangulaire avait surgi de la pénombre. Cette vision était assez singulière et dénotait avec tout ce qu'ils avaient rencontré jusqu'à présent. La comparaison médiévale n'était peut-être pas si hors de propos finalement : le bois paraissait très ancien, voire plusieurs fois centenaire. A gauche du battant, une grande poignée ouvragée et une serrure du même acabit leur laissaient imaginer l'entrée d'un vieux donjon. Les enfants ne surent définir leur ressenti d'alors, ce mélange d'appréhension et d'excitation que seul présageait une aventure palpitante. Prudents, ils s'accordèrent de regarder derrière la porte et de tourner les talons si aucun indice tangible était trouvé. La main de Lucien saisit la poignée et exerça une légère pression. Le battant s'ébranla vers eux, jusqu'à délivrer un passage étroit. L'espace était bien suffisant pour leur taille. Le souffle rapide mais résolus, les enfants passèrent de l’autre côté. Leur enquête prenait un tour plus qu’intéressant et leur curiosité était piquée au vif... C'est peu dire que la déception fut à la hauteur de leur attente.

 Derrière la porte se déroulait le même couloir que précédemment, avec ses contours de pierre lisses et froids et son absence totale de luminosité. Pourtant, quelque chose d'intriguant happa l'attention des deux enfants : la consistance de l'air semblait avoir radicalement changé. Leurs sens perçurent cette odeur inodore - le concept était bien étrange, mais leur vocabulaire manquait - de vieux, d'ancien, de secret du temps jalousement gardé. Cet air si particulier ne semblait pas avoir été respiré par des êtres vivants depuis une époque très reculée. Et l'intrigue se prolongeait encore. Autour d'eux, les murs avaient dû connaître des choses insoupçonnées : leur surface linéaire, leur revêtement poussiéreux, leur aspect même laissait imaginer quelque antiquité mystérieuse, comme si chacun de leurs blocs n'étaient qu'un arbre dans une forêt de roche inexplorée. L'espace ainsi décrit présentait, enfin, une dernière singularité. Leur conscience avait capté un curieux mélange issu de cet ensemble d'impressions confuses : une combinaison de trop plein, avec ce chargement pesant de souvenirs, d'énigmes et d'insinuations fantastiques; et de vide abyssal, avec cette absence perturbante de repères et de chaleur humaine. Au-devant de leur corps frêle et de leur esprit ingénu, tout un monde semblait les inviter à devenir les héros d'une histoire vertigineuse.

« Nous devrions rentrer maintenant, conseilla Annabelle.

- Pourquoi? Papa et petit-frère ont très bien pu passer par-là.

- Je ne pense pas. Cet endroit me fait peur. Jamais petit-frère serait venu ici. »

 Lucien la charia encore, mais cette fois-ci, la simple compétition frère-soeur n'en était plus la seule responsable. Au fond de lui, un désir mordant d'exploration croissait. De nombreux secrets devaient être découverts et aussi téméraire que cela fût, son instinct lui enjoignait de passer outre la conjoncture familiale pour percer l'inconnu. Sans lui demander son avis, Lucien prit la main de sa soeur et l'emporta avec lui. Un pas après l'autre, ils partirent à la recherche de leur famille et des arcanes d'un monde.

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