Prologue : Cliquetis

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Prologue : Cliquetis

 Il tendit la main et ouvrit la porte. Un grincement lancinant perfora le silence. L’écho renvoya de multiples rappels, mixant entre les murs une symphonie glaçante. Il s’arrêta et prit tout son temps pour déglutir, craignant que même ses bruits de gorge puissent réveiller quelque monstre d’outre-tombe. Il avait peur. Non ; plutôt, il était terrifié. Sa lampe, qu’il tenait avec plus de poigne que nécessaire, doucha le cadre de ses rayons lumineux. Quelques moutons de poussière dansaient dans l’entrebâillement, se décomposant au gré des appels d’air. Preuve s’il en était, que personne n’était venu ici depuis un bon moment. Allez savoir pourquoi? Des images d’horreur firent une irruption brutale dans sa conscience et violèrent le peu d’assurance qui lui restait. Le sang glacé, la respiration saccadée, il dut fournir des efforts surhumains pour ne pas flancher. Devant lui, la poussière s’était déposée sur le sol de pierre et laissait entrevoir ce qu’il y avait derrière la porte. Rien. Ou plutôt, rien qui pût augurer autre chose qu'une ouverture béante sur le néant, de celles qui vous intimaient urgemment de tourner les talons et de ne plus jamais revenir. Noire, opaque, sans imperfection, l’obscurité avalait les lueurs blafardes de sa lampe et répandait ses suggestions insidieuses. Derrière la porte, le diable en personne semblait s’affairer pour lui préparer un accueil.

 Contrôlant avec difficulté les quelques convulsions qui l’agitaient, il s’avança prudemment. Chaque résonance de ses pas, pourtant feutrés, décuplait un stress déjà endémique. Un, deux, trois… il passa sous le linteau, faisant virevolter quelques cumulus de saleté. Au-delà, la maigre portée de sa lumière le laissait aveugle. Des esprits malins, perchés au loin dans l’obscurité, n’y auraient vu qu’un astre déclinant, déversant ses ultimes lueurs dans le vide sidéral. Le noir s’imposait dans toutes les directions et ne semblait pas vouloir se fragmenter, comme si ces longues années d’isolement avait rendu ce lieu inexplorable, à jamais verrouillé au regard de tout étranger téméraire. La salle, dont les proportions ne pouvaient être que supposées, devait être immense. Il s’avança un peu, la lampe braquée sur le sol de peur de se retrouver happé par quelque puits sans fond.

 Soudain, un long grincement envahit l’antre ténébreux. Il sursauta. C’était un bruit lent et sournois, et une plainte familière, qu’il aurait volontiers entendue accompagnée d’un rire de méchant démentiel, si tout ceci n’avait été qu’un cauchemar d’enfant. Ce crissement perturba l’inertie dans laquelle toutes les choses semblaient s’être réfugiées. Sur son corps frémissant, un filet d'eau glacée parut humidifier doucement chaque pore de sa peau. Quelque chose ou quelqu’un se mouvait à son insu, juste dans son dos.

 Ses sens en alerte, il fit volte-face. La porte était au trois quarts fermée et l’embrasure restante se réduisait rapidement, sans qu’il pût discerner quelle force œuvrait derrière le panneau. Il eut à peine le temps de lâcher un glapissement de terreur. Dans un bruit sourd, le battant vint percuter son moule de pierre. Tel un juge mettant en scène son verdict, l’écho décupla la sentence et brisa toute volonté de résistance. A chaque rappel, un cri de désespoir s’éleva, la plainte de celui qui se savait condamné. Un choc le submergea, saisit sa poitrine, emballa son cœur et ses poumons. Ses nerfs lâchèrent et le peu de conscience qui lui restait l’abandonna. Des larmes coulèrent en cascade sur ses traits contractés et un hoquet l’agita de multiples soubresauts. Il plaqua ses mains contre sa tête et griffa son cuir chevelu avec la conviction de l’aliéné. Son désir de lacération égalait la frénésie mentale dans laquelle il se trouvait plongé. Seul, il était seul. Seul, il était seul, il était seul, il était seul… ce mantra prit le pas sur toutes ses autres pensées. Il écarta ses émotions heureuses, jusqu’à ses plus récents souvenirs. Sa conscience était maintenant possédée et soumise aux désirs de la peur. Il n’était plus que l’esclave d’un sort qui le dépassait. Pourquoi lui, pourquoi lui, pourquoi lui... cette question toquait inlassablement aux portes de son esprit. Pas de réponse. Ses genoux frappèrent le sol de pierre froid, se relevèrent, puis retombèrent, se relevèrent, puis retombèrent. Dans la posture du croyant se prosternant pour la prière, il tanguait, d’avant en arrière, pris de spasmes convulsifs et marmonnant des paroles incompréhensibles. Les esprits malins, cachés dans l’obscurité, n’y auraient certainement vu qu’un fou ou un vieillard sénile, proche de la déraison totale ou d’une mort salvatrice.

 Pendant un temps incalculable, il pleura. Puisque là où nulle lumière ni son n’existaient, il ne pouvait y avoir d’avant, ni d’après. Tout se confondait. Tout était dérisoire, excepté peut-être une chose. Déversant son énergie pour faire scintiller ses larmes, la petite lampe de poche reposait au sol. C’était sa dernière alliée dans cet inconnu dédale, et il assistait avec effroi à la diminution de son éclat. Courbé pour mieux apprécier sa lueur, il semblait vouloir capter sa chaleur comme celle d’un foyer crépitant. La tentative était désespérée. Son maigre rayon ne relevait que la couleur grisâtre et la froideur minérale du sol. Autant qu’il était possible d’en juger, il ne lui restait que quelques minutes. L’abysse semblait égrener patiemment les secondes qui la retenaient de les engloutir tous deux. Elle étendait son ombre, peu à peu, sur cette silhouette tremblante et son feu mourant. Restait-il encore du temps ? Un peu, juste un peu, mais la lumière diminuait. Encore un peu pourtant ? Mais la lumière déclinait. Une seconde, le temps d’un souffle ? Mais on ne discernait quasiment plus rien. Juste un peu ? Non ! Un fatidique instant, sa lampe s’éteignit complètement et il fut plongé dans le noir. Son état était maintenant proche de l’apoplexie.

 Il se leva brusquement. Sa tête se mit à pivoter de gauche à droite comme pour embrasser du regard l’étendue insondable de l’obscurité. Il tourna et se retourna frénétiquement, animé par l’espoir de voir un signe quelque part, juste une lueur, rien de plus. Futile. La fuite était impossible. Marcherait-il à l’aveugle qu’il tomberait sur bien pire, si le pire existait encore. Ses jambes le portèrent en avant : un pas, deux pas, trois pas… et se figèrent. Sur la peau humide de ses joues, un courant d’air venait de l’effleurer. Un brin de lucidité le sortit de sa crise d'angoisse. Là-bas, très loin peut-être, une autre porte avait été ouverte, ou fermée. Il resta impassible et fournit des efforts monstrueux pour calmer l’emballement de sa respiration. Il devait faire silence ou il lui en coûterait. Il se ressaisit. Ce silence devait être aussi parfait que possible. Chut…

 Un bruit, il en aura fallu qu'un pour submerger son corps d'une vague d’horreur. Elle passa sur ses pieds, s'agrippa lentement à ses jambes et prit possession de son torse. A son passage, son échine s'électrisa jusqu'à la nuque. Sur son crâne, il lui sembla ressentir le contact de chacun de ses cheveux, comme si sa sensibilité eût été décuplée par la tension montante. Sa respiration repartit à toute rompre, suivant son rythme cardiaque qui s’emballait. Il souffla comme un bœuf, incapable de retrouver une once de contrôle sur lui-même. Il en aura fallu qu'un. Au loin, mais bien trop proche à son goût, un cliquetis métallique perçait le silence.

 Perdant ses moyens, il le lança dans le noir avec une voix suraiguë ; ce « qui est là ? » du désespoir qu’aucun homme sensé ne devrait formuler dans de telles circonstances. Mais il l’avait fait, et commençait déjà de le regretter. Le cliquetis se fit plus fort et plus rapide. Il convergeait lentement vers l’endroit où il se trouvait. Un sentiment d’urgence le saisit. Ce qui se tapissait dans l’ombre ne répondait pas. Cours, lui intima son instinct de survie. Et il détala dans la direction opposée aussi vite qu’il put. Si une lumière avait pu éclairer son visage à cet instant, elle aurait révélé un teint pâle comme la mort, des larmes suintantes au bord d’yeux rougis et une bouche déformée par la peur. Elle aurait révélé un être chétif courant telle une proie au-devant d’un prédateur. L’ombre de l’homme se serait étalée sur le dallage, déformée par le mouvement, et derrière…. Des cliquetis, toujours plus rapides et toujours plus proches. Elle grinçait dans ses oreilles, mélodie inconnue et que lui seul connaîtrait peut-être. Cours !

 Arrivé au mur, il palpa la pierre, étalant ses doigts tremblants dans la poussière qui s’y était incrustée. Tel un somnambule cherchant désespérément l’entrée de sa chambre, il agitait les bras en se déplaçant latéralement. A gauche : non, il était parti trop loin. A droite : il y arriverait bientôt, il devait juste faire plus vite. Si seulement tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Mais derrière, les cliquetis le ramenaient à son destin du jour : fuir ou mourir. Plus vite! Le temps d’une seconde, il put sentir une surface rugueuse parsemée de nervures. La porte de bois se trouvait devant lui, close. Il saisit la poignée : rien. Il appuya et tira de toutes ses forces : rien. Pourquoi devait-il s’obstiner quand il la savait fermée depuis le début ? Peut-être que dans la panique, on ne réfléchit plus, ou que devant l’inéluctable, on se raccroche à des espoirs de fou. Aussi fou qu'il fut, il se mit à frapper sur le panneau et à crier de tous ses poumons. Derrière, il sentait une présence qui battait l’air en cliquetant de plus bel. Elle était quasiment à son niveau. Sa panique le consumait. Il frappait encore, et encore. Le sang de ses mains suintait sur ses bras et quelques gouttes se mêlèrent à sa salive alors qu’il s’égosillait la bouche grande ouverte. Il n’émettait plus qu’un hurlement indistinct, les mots se noyant dans un torrent de larmes. Il ne se retournerait pas. Non, il ne se retournerait pas. Non ! Silence.

 Les cliquetis cessèrent d’un coup. Il n’entendit plus rien, hormis sa propre respiration. Impuissants, ses bras endoloris vinrent se loger le long de son corps et se strièrent de minces filets rouges. Son sang coulait lentement et clapotait à ses pieds, goutte après goutte. Devant lui, l'épais panneau de bois lui renvoyait son souffle chaud. Il se mit à compter chacune de ses expirations, profitant de cet instant où le temps semblait comme suspendu, pour s'assurer qu'il était toujours là, en chair et en os, bien vivant. Pourtant, une appréhension viscérale empêchait son cœur de ralentir son rythme. Quelque part au fond de sa conscience, logée entre l'angoisse et le désespoir, s'épanouissait une conviction macabre. C'était sûrement là sa fin, et tel un soldat à genou attendant l'estocade, il devait l'accepter avec résignation. Une seconde maudite, un bref mouvement d'air et un cliquetis fugace confirmèrent toutes les horreurs qui hantaient son esprit. La chose était juste derrière-lui, à attendre qu'il se retourne. Pétrifié, il escomptait que l'obscurité fît son œuvre. En silence.

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