Chapitre 24 - Noir

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C'est comme ça que je me suis retrouvée à la tête d'un monde où tout est à refaire. J'ai commencé par détruire tous ce qui avait été construit : religions, préceptes, et même certains monuments, mais pour tout ce que j'ai détruit, j'ai créé. J'ai préféré me débarrasser du passé pour fonder mon présent sur des bases saines. Et même si tous n'étaient pas d'accord, j'ai fait le maximum pour convaincre le peuple que je faisais ça pour son bien.

Il a fallu employer uniquement ceux qui étaient volontaires. Pendant les premiers mois, c'était un peu décadent. J'avais la charge d'un château tout entier, d'un nombre incalculable de pièces, et entre les trois cents chambres, les trente-trois salons, les écuries et les cuisines, il y avait du travail. Mais les volontaires ont fini par affluer, et maintenant, le château est plutôt propre, les chevaux sont soignés et les cuisines résonnent des cris et des coups de casseroles.

Nombreuses sont les poches de résistance qui crient à la tyrannie éternelle et à la propagande, mais j'en reçois tous les chefs demain, pour leur proposer une alliance, et pour leur montrer que je règne en tyran, soit, mais que le peuple ne me déteste pas, et qu'il approuve la plupart de mes actes. J'espère que rien ne tournera mal, je ne voudrais pas avoir à emprisonner un autre assassin. Ils sont plusieurs à avoir préféré la méthode sournoise à celle plus directe, mais de toute façon, ils sont voués à l'échec.

Cet imbécile d'Ezekiel n'a pas disparu tout de suite, pas plus que moi. Il a fait du bruit, il a brûlé des forêts, il a mené des révoltes. Je n'ai pas eu besoin de réagir. Le passé a ressurgi de lui-même. Il l'aimait. C'est ce qui a mis fin à ses agissements. Ceux qui le suivaient ont vu en lui cette soif de revanche, et il leur a montré à tous, ses réactions enfantines, malgré son grand âge. Ses compagnons l'ont abandonné. En fait, ils me l'ont livré, pieds et poings liés, et il gît au fond d'un cachot bien plus confortable que ma haute tour sombre. Il y a été jugé, et il y mourra. De toute façon, il n'a plus longtemps à vivre, et tous les assassins ne viennent pas pour m'assassiner. Certains ont déjà rendu une petite visite aux geôles et à leur contenu.

Je me lève de mon trône, si peu confortable, et m'approche du balcon. Chaque fois que je sors, c'est pour une affaire urgente, ou dangereuse. Il y a eu des désastres, et je suis venue pour aider à reconstruire, pour pleurer les morts, pour aider les familles, il y a eu des combats, où je me suis présentée seule, pour ne pas risquer de pertes inutiles, mais il y a aussi eu de simples visites amicales, notamment aux Lahthon, et aux autres membres des Familles. Ils sont mes plus proches conseillers, même si parfois nous sommes en désaccord. Quelques-uns ont accepté de rester au palais pour vérifier que je ne sortais pas de ma voie, les Blancs notamment, et leur chef, Morgan Fernetti, qui a toujours du mal à me croire sans me contredire, même si parfois j'ai comme l'impression qu'il le fait exprès.

Des générations sont passées, et pourtant j'ai l'impression que mes vieux amis ne me quitteront jamais. C'est Victoria qui, la première, m'a faussé compagnie. Elle avait un peu moins d'un millénaire, mais c'était déjà un âge respectable pour une elfe. Elle repose maintenant aux côtés de son père et de sa mère. Ses descendants sont aussi capables qu'elle, et je sais qu'ils ne me laisseront pas dévier de ma voie.

J'ai vu de nombreux prétendus scandales éclater, avant que je ne trouve le temps de me justifier. Chaque fois, c'était un mensonge, ou une rumeur, et même si certaines étaient fondées, elles n'ont jamais réussi à fomenter un coup d'état assez puissant pour qu'il parvienne ne serait-ce qu'à avoir un impact quelconque. Je n'ai jamais ressenti le besoin de créer une armée, car personne n'a même essayé de me menacer. Et puis, je suis Immuable.

En fait, tous ceux qui croyaient être comme moi, incapable de mourir même s'ils le voulaient, se sont rendu compte que leur éternité avait une fin. Ils sont parvenus à quitter cette terre sans regrets, un jour. Certains ont succombé à leur solitude, d'autres à leur tristesse, et d'autres encore à l'amour. Tous ceux que le Diable a tués n'étaient pas Immuables.

Je garde, comme monture personnelle car semblable à moi-même, l'incarnation des Dieux et des Démons, le cheval à double face. Lorsque je ne comprends pas pourquoi je vis toujours, je m'installe avec lui sur la paille et je le regarde dans les yeux. C'est lui qui me permet de me sentir moins seule. C'est comme si je partageais mon fardeau avec lui. Il ne détourne jamais le regard. Il ne tente jamais de me blesser ou même d'agir. Il m'obéit, jusqu'à ce que je fasse une erreur, et c'est lui qui me permet de franchir les obstacles que je place sur mon chemin. Il me montre que malgré le nombre de lacunes que j'ai, malgré le nombre d'erreurs que j'ai faites, il y a toujours un moyen de les rattraper.

Mon regard se perd sur les vastes étendues d'herbe, d'eau, d'arbres, de sable et de pierre qui composent mon horizon. Certains diront que je suis la Reine de mon Univers, que je règne sur la vie, mais ce qui m'est le plus désagréable, c'est d'être sur ce trône, derrière moi, et d'entendre tous les compliments amers, tous les mensonges profanés à mon intention, toutes les menaces de ceux qui se croient surpuissants. Et ces gens ne font toujours qu'acquiescer inutilement lorsque je tente de les raisonner, alors qu'ils n'ont même pas écouté un mot de ce que je leur ai dit. Ceux-là, tant qu'ils restent immobiles, je ne peux rien y faire.

Mon peuple m'honore. Il m'acclame, il me respecte, même si ce n'est pas unanime. Ils disent que je suis leur Déesse, leur Protectrice, leur Guide. Ils m'appellent même la Reine du Monde, celle qui permet aux autres de vivre en harmonie. Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est que je passe mon temps à regarder le ciel. Je continue, inlassablement, de me demander si mon temps viendra, si un jour je rejoindrais mon aimé auprès de ceux qui se contentent de nous regarder.

Je me demande encore ce qu'il est. Est-il une frontière, entre l'homme et le divin ? Est-il un miroir qui nous reflète ce que nous sommes ? Est-il, au contraire, celui qui nous permettra d'aller au-delà ? Ou bien n'est-il qu'un concept, quelque chose que l'homme a inventé pour se protéger de la peur ?

Je ne le sais pas moi-même. Mais, s'il y a une chose que je sais, ô ciel lisse, imperturbable, c'est que tu me seras à jamais inaccessible, bien au-delà de ce que mes pauvres mains peuvent toucher, et que malgré tout, aussi longtemps que je survivrais, je continuerais à m'élancer vers toi en espérant enfin t'atteindre, en croyant toujours plus fort que j'y arriverais. Un jour, tu feras partie de moi. Ô ciel, si lisse, si froid, est-ce que, lorsque mon temps sera fini, et que je serai là, gisante, éparpillée en mille morceaux, brisée par une vie trop longue, tu me recouvriras enfin ?

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