Chapitre 18 - Noir

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De tous les rapports que j'ai épluché, aucun n'a l'air pessimiste. Il est peut-être bien temps pour moi de mettre la deuxième partie de mon plan en application.

Lorsque la nuit tombe, j'ai déjà compté au moins une trentaine de personnes venues uniquement pour acheter mon livre, tandis que celles qui n'avaient pas l'air de s'intéresser à la lecture se sont laissées prendre par certains conteurs ambulants, venus spécialement faire la présentation de l'œuvre et la lecture des passages qui seraient, selon eux, les plus importants, et les plus intéressants. Il y en a même un qui a pris un plaisir fou à le lire du début à la fin, attirant la foule et la laissant suspendue à ses lèvres jusqu'à ce que le dernier mot ait résonné dans la nuit. Il a été longtemps applaudi, et je m'y suis jointe, avec un plaisir non feint, car il ne fait aucun doute qu'il a parfaitement traduit les sentiments que j'ai ressenti.

Maintenant que j'ai eu un aperçu de ce que provoquent mes écrits, comme je le voulais, je peux rentrer. Malheureusement, ça ne fait qu'un jour que j'ai quitté le manoir, je pense qu'il est bien trop tôt pour que je puisse y retourner. Ce n'est pas un problème, je n'ai qu'à retourner entre les murs noircis de mon abri au centre-ville, et je leur écrirais mes instructions.

Seulement, arrivée devant les quatre murs tremblants et fragiles, je remarque de la lumière qui s'échappe par les fissures du mur. En l'absence de guet, je pourrais prendre le risque de rentrer comme si c'était chez moi, mais si je me trouvais nez à nez avec des gardes ou des brigands, je n'aurais plus qu'à fuir, et aller où, je n'en ai pas la moindre idée. Mais tout ce que j'entends me détrompe. Non, ce ne sont pas des brigands ou des gardes qui chantent librement des chansons paillardes, légères et qui prêtent à rire. Je n'ai pas à avoir peur.

J'entre comme si je ne m'étais rendue compte de rien, et étouffe un cri en remarquant que la pièce, hier encore si froide, si sombre, presque mortelle, est désormais réchauffée par un feu joyeux, et les ombres qui dansent et qui chantent autour de lui valent bien plus que ma compagnie morose et silencieuse. L'un des danseurs s'arrête immédiatement après avoir croisé mon regard et fait signe au reste de la troupe de s'arrêter. Il est le premier à parler.

" Mademoiselle... Nous sommes ici chez vous, n'est-ce pas ? Est-ce que vous pouvez nous permettre de rester, juste pour la nuit, s'il-vous plaît ? Nous ne sommes qu'une troupe de spectacle ambulante, nous ne vous ferons aucun mal, c'est promis ! Nous ne sommes pas des voleurs ! Alors permettez-nous, juste pour ce soir, de rester avec vous. Nous serons calmes, c'est promis !"

Je les scrute. Cinq danseurs, trois musiciens et leurs instruments. Un tambour, un banjo, et une flûte, qui s'harmonisent parfaitement avec la nuit. Je m'approche, doucement, même si je ne pense pas pouvoir les effrayer, et leur déclare, d'un ton calme :

" Je n'ai absolument rien contre le fait que vous restiez, cette nuit ou les prochaines. De toute façon, que vous soyez ou non des voleurs m'importe peu, je n'ai rien de valeur. Et puis, j'aime bien votre musique, on dirait que vous honorez le jour qui se lèvera et la nuit qui se couchera. C'est beau. Mais je préfère vous l'annoncer, on m'a souvent dit que j'étais une belle parleuse, alors ne m'écoutez pas trop !"

J'accompagne mes mots d'un sourire et viens m'asseoir avec eux. Ils partagent leur nourriture, plus savoureuse que la mienne, sans conteste possible, et ils partagent leurs histoires. Ce sont des fils de Comtes, de Marquis et de servants qui jouent autour de moi comme des saltimbanques. Ils font de tout, selon leur chef. Théâtre, acrobaties, chant, ils n'épargnent aucun art. Je leur demande s'ils ont entendu parler d'un livre qui aurait provoqué un certain émoi parmi la société, et même les gens du peuple.

" Ce livre, il est si récent qu'on n'en connaît pas encore l'auteur. Mais ça, pour avoir fait du bruit, il a remué le monde ! Le Roi l'aurait lu, et il aurait demandé à l'éditeur le nom de l'écrivain, mais malgré les recherches, il resterait très mystérieux !

- Ça ne vous intrigue pas, vous ? À ce qu'on dit, il serait en train de faire bouger le monde. Les Rois des autres pays en auraient demandé des copies, et certains auraient commencé à réformer leur pays, tout ça grâce à un livre !, s'enthousiasme un des danseurs.

- L'avez-vous lu, ou bien ne vous intéresse-t-il pas ?

- Mademoiselle, nous l'aurions lu avec grand plaisir, si seulement nous pouvions lire !"

Je ravale mon sourire. Bien sûr que l'écrivain est inconnu, si jamais on découvrait qu'une criminelle évadée de prison a écrit un livre qui doit changer le monde, il serait oublié, censuré, condamné, détruit, et ce sera la fin de cette opération. Et puis, ces illettrés ne me semblent pas vraiment être ce qu'ils disent être. La priorité pour la noblesse est l'instruction, et ce serait un coup dur pour eux si les enfants des autres parvenaient à lire avant les leurs. C'est presque dès le berceau que les plus aisés cherchent à asseoir leur puissance. Il est rare qu'un enfant d'un noble ne sache pas lire avant de marcher. Ils doivent donc avoir une bonne excuse pour dissimuler la vérité. Ils ne sont peut-être qu'une vulgaire bande de voleurs, auquel cas ils attendront que je m'endorme pour essayer de me détrousser, et comme je le leur ai déjà annoncé, je n'ai rien de valeur sur moi.

" En connaissez-vous quelques phrases ?

- Non, madame, nous n'en connaissons même pas les grandes lignes.

- Alors laissez-moi vous en raconter au moins le sujet. C'est une femme, qui doit apprendre à l'humanité à vivre comme nous le faisons, et sa manière de faire est très particulière. Elle va essayer de le leur apprendre en étant honnête.

- Honnête ? Qu'est-ce que vous voulez dire par honnête ? Comment peut-on apprendre sans être honnête ?

- Eh bien, il est parfois plus simple de faire apprendre des choses en passant par plusieurs chemins qu'en entrant directement dans le vif du sujet. Elle, elle leur a appris ce qu'elle savait, sans leur cacher son ignorance, et elle les a poussés à découvrir ce qu'elle ne pouvait pas leur apprendre. "

Ils hochent la tête, visiblement peu convaincus. Je les laisse à leurs danses et à leurs chants, probablement factices, et fait mine d'aller rejoindre mes couvertures dans un coin de la pièce. La fraîcheur qui passe par les fissures du mur me fait frissonner. L'automne est là, ça ne fait aucun doute. J'ai beau être Immuable, je ne suis pas pour autant insensible aux frissons et aux changements de température, même si ça ne me fait pas grand-chose.

Après une dernière chanson, ils jettent un regard vers moi et s'en vont de leur côté du mur. Ils s'installent dans la pénombre, en chuchotant à peine. Je finis par m'endormir, épuisée après les évènements de la veille.

Un bruit me fait sursauter alors que le soleil ne s'est pas encore levé. Je n'ouvre pas les yeux, me doutant de ce qui m'attend. Un chuchotement me fait sourire.

" Espèce d'imbécile ! Fais encore plus de bruit tant que tu y es ! Tu vas réveiller la clocharde !

- J'y peux rien, chef, elle a laissé traîner des parchemins partout !"

C'est donc ça. Ils ont marché sur les rapports. De toute façon, avec tout le bruit qu'ils font, même un ronfleur aurait été réveillé. Je peux bien me manifester maintenant.

" Je le savais."

Leurs yeux brillants se sont tous tournés vers moi au même instant. J'éclate de rire.

" Qui es-tu, démon ?

- Voilà la question que vous auriez dû me poser tout à l'heure, messieurs. Vous n'auriez probablement même pas pris le risque de tenter ce vol, si vous aviez su que j'étais la plus grande criminelle de tous les temps, fraîchement évadée de ma tour. Et puis, si je puis me permettre, je ne suis pas plus démoniaque que vous. Je ne détrousse pas les pauvres gens dans leur sommeil, moi.

- Je... Je... Toutes nos excuses, madame ! Nous... Nous ne savions pas ! Nous ne voulions pas...!

- Vous savez ce que dit le livre que vous n'avez pas lu ? Il dit qu'il n'y a pas de retour en arrière pour votre espèce, bande de..."

Et je passe à l'attaque avant qu'ils n'aient pu s'enfuir.

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