Chapitre 1 - Noir

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Noir.

Si noir.

Trop noir.

Combien de jours sont passés comme celui-ci ?

Mes lèvres s’étirent dans un sourire douloureux. Je ne sais pas. Il y a bien longtemps que j’ai arrêté de compter. Ou peut-être serait-il plus exact de dire que je n’ai jamais commencé. La nuit tombe sur le monde sans m’emporter avec elle et le jour se joue de moi en se levant chaque fois sur un monde où je n’existe pas. Dans l’obscurité totale, il n’y a ni jours, ni mois, ni années. Pas même de secondes.

Ce que je sais assurément, cependant, c’est que ce n’est pas un de mes cauchemars tordus. Et pourtant, j’aurais tout donné pour que ce n’en soit pas un. Mais je n’ai pas mon mot à dire. Enchaînée à un mur, les pieds à plusieurs centimètres des pierres glaciales et mal taillées du sol, incapable du moindre mouvement, je n’ai d’autre choix que d’attendre, espérant le meilleur. Le simple fait de me nourrir, de boire ou de dormir serait un répit inespéré, mais inatteignable. Un peu de plaisir qu’on me refuse absolument, si l’on en croit les gamelles vides que l’on s’amusait, il y a bien longtemps, à glisser dans la fente prévue à cet effet, en bas de la porte. Et croyez-en mon expérience, il n’y a pas plus grande souffrance que le froid, la peur, le désespoir et l’humiliation réunies toutes dans une même pièce, dans un même acte, dans une même personne. Ne pouvoir se résoudre qu’à observer, ne même pas parvenir à tendre une main vers la lumière… C’est une souffrance bien plus profonde qu’on ne le croit, celle de laisser à l’obscurité le temps d’effacer jusqu’à la lumière.

S’ennuyer. Voilà en quoi consistent mes jours, mes nuits, mon monde, mon temps. Ce ne sont plus que de longues périodes de lassitude, d’interminables vies qui s’enchaînent, les unes après les autres, sans variété, sans originalité. J’en viendrais presque à regretter la douleur. Elle s’est estompée trop vite. Elle a disparu, elle a guéri mes plaies, elle a quitté mon corps, ne laissant derrière elle qu’un souvenir désagréable mais divertissant, autre chose que cette fausse mort, que ce temps figé, irrémédiablement. Et avec elle, c’est tout ce qu’il restait de l’extérieur qui a disparu.

Alors je pense. Je pense à ce qui a été, à ce qui sera, oubliant le présent, cet instant insaisissable, qui fuis sans cesse, qui échappe à toute définition. Je fuis mes propres souvenirs, mes regrets et mes espoirs, je les étouffe, en attendant de pouvoir les retrouver à nouveau, sous un ciel infini dont je n’ai plus désormais que le concept, l’image ayant été remplacée par l’obscurité la plus complète.

D’autres cependant n’ont pas eu ce privilège. Est-ce que je les ai trop chéris ou bien qu’ils sont gravés en moi comme dans un bloc de marbre ? J’ai souvent rendu hommage à ces rires que nous avons partagés, à ces moments que nous avons passé ensemble, à ces gens que je voudrais revoir. Et je ne peux que regretter le temps qui passe tandis que le monde s’éloigne de sa voie. Oui, cela je le regrette et c’est une vraie torture de ne rien pouvoir y changer, d’être ici, pendue à un mur, inutilement.

À vrai dire, c’est une torture. Pourtant je le sais, mes geôliers n’auraient jamais imaginé qu’on puisse trouver plus horrible le sort qu’ils m’avaient réservé, celui une vieille chaussette qu’on aurait oubliée sur un fil. Drôle d’idée que d’attacher les gens aux murs et de les abandonner jusqu’à ce que leurs fers rouillent et que leurs corps deviennent leur prison.

Malheureusement pour eux, on s’habitue à tout. À l’oubli, à la solitude, au désœuvrement. Même à la mort de nos proches. Le temps passe et n’épargne personne. Et moi, je le regarde s’éloigner, lentement, continuellement, seconde après seconde, minute après minute, âme après âme. Avec la lumière du jour. Garder espoir, voilà ce que je devrais faire. Mais c’est simplement pour ne pas succomber, pour souffrir encore un peu, vivre, garder conscience du monde. Garder conscience de soi. Et parfois, aller jusqu’au bout de ses espoirs. Imaginer un monde où justice, loi et bien commun ne seraient pas qu’un idéal. Un monde où mon nom ne sonnerait pas comme le synonyme de crime aux yeux du monde entier. Un monde pour lequel nombre d’hommes, de femmes et d’enfants ont lutté, pour lequel j’ai lutté, pour lequel on m’a enfermée.

Et avec moi l’espoir.

Il faut dire qu’ils ont tout fait pour me l’arracher, pour me briser. Ils espéraient me détruire, sans doute, réduire en cendre mes convictions et avec elles toute idée de résistance, ils espéraient étouffer la révolution en me poussant aux plus extrêmes limites, et pourtant me voilà, bien vivante, toujours là, à lutter pour le monde, depuis ma tour obscure, de par ma simple existence. Voilà. Voilà exactement en quoi consiste ma vie : exister. Et c’est pour cette seule et unique raison qu’ils ont voulu ma mort, qu’ils m’ont torturée, qu’ils m’ont poussée à bout. Non pas pour répondre à leurs stupides questions, ils avaient beau me demander de parler, s’ils ne précisaient pas de quoi je ne pouvais pas le deviner, mais plutôt pour me montrer ce que cela voulait dire, souffrir, pour me montrer ce que la simple connaissance de mon existence leur procurait. Comme si j’en étais responsable.

Et pour cela, ils ont décidé de me montrer ce qu’ils faisaient aux autres, à ceux qui combattaient à mes côtés. Ils ont décidé qu’ils commettraient leurs méfaits devant mes yeux, que la douleur de l’un devienne celle de l’autre, que la victime et la responsable souffrent tout autant l’une que l’autre. Ils n’avaient pas tort. C’est pourquoi je veux leur rendre hommage. Que je sorte un jour de cette pièce ou non, que je revois la lumière du jour ou non, il y a des gens qui l’auraient mérité et qui, par ma faute, ne le pourront plus jamais.

Alors à ceux qui ont lutté pour me rendre la lumière, pour continuer à combattre, j’aimerais adresser mes plus sincères remerciements. C’est votre bonne volonté, votre courage, votre esprit de rébellion qui me rend fière d’avoir osé. C’est tout cela aussi qui m’attriste. Car vous pensiez avoir une chance. Vous pensiez pouvoir me sauver. Et j’aurais aimé que vous réussissiez. Mais j’en aurais été étonnée, très étonnée. Face à un tel dispositif, vous n’aviez que de maigres chances de garder votre vie et d’autres plus infimes encore de parvenir jusqu’ici. Moi-même, je ne suis pas certaine que j’y serais parvenue.

Si même moi, la plus grande criminelle de tous les temps, l’être le plus dangereux qui ait jamais existé, je doute de parvenir à me libérer, alors de simples gens comme vous n’ont qu’une infime chance. De toute façon, ce titre qu’ils brandissent en mon nom comme une bannière du mal n’est qu’un prétexte. Moi, une criminelle ? Moi, dangereuse ? Dire cela, c’est oublier combien le monde me doit, combien l’humanité est endettée auprès de moi, c’est me considérer comme une erreur et pourtant venir chaque fois me retrouver et m’implorer de voler à votre secours. Considéré comme cela, je pense qu’on peut dire que je n’ai jamais vraiment commis de crime. Je n’ai jamais rien fait de mal. Et pourtant je suis là, comme si j’étais un monstre recouvert de sang, écumant de haine et pleine d’une verve mortelle et corrosive.

N’est-ce pas étonnant combien la vérité blesse ? Comment cette lumière peut vous mener à un mur, à l’obscurité la plus totale, vous pendre indéfiniment et vous attirer tant d’ennemis qu’à défaut d’être sauvée par un allié, j’ai plus souvent failli être tuée par un ennemi ? Comme si mon existence, probablement oubliée depuis des siècles, continuait d’influencer le monde ?

Je me fige.

Serait-ce… ? Oui, c’est un grincement. Quelqu’un vient. J’ai presque du mal à effacer un sourire narquois de mes lèvres. Il est en avance. Il pouvait encore prendre un peu son temps, je n’étais pas à quelques années près. Réussira-t-il là où ses prédécesseurs ont échoué ? M’assassinera-t-il ? Rendra-t-il service au monde, ou bien me rendra-t-il service à moi, en me libérant ? Ou peut-être ni l’un ni l’autre, peut-être n’en a-t-il pas envie et se contentera-t-il de refermer la porte…

Enfin, toujours est-il qu’il arrive et que je ferais mieux de me préparer à toutes les éventualités.

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