Chapitre VII: l'invitation

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La panthère revient me rendre visite certains soirs. Je l’aperçois de ma chambre qui regarde dans ma direction alors je dévale l’escalier pour la rejoindre. Notre lien devient plus fort. C’est devenu ma confidente, ma seule amie dans cet endroit. Elle m’apporte le réconfort dont j’ai besoin et me fait oublier ma solitude pendant un moment. Je ne sais pas où elle demeure, elle ne m’a jamais permise de la suivre. Une fois, je l’ai vue chasser un corbeau qui m’observait en croassant. Elle avait l’air folle de rage et j’ai eu bien du mal à la calmer. Je n’en ai pas parlé avec Selemeth, c’est mon secret et jusqu’à présent j’ai réussi à le garder verrouillé dans mon esprit. Une fois par semaine, je descends au village faire des courses avec Léandro et j’en profite pour téléphoner à mes parents et donner des nouvelles à mes amis. Ils ont du mal à comprendre, qu’au XXIè siècle, certaines communes n’aient pas de réseau. Mais je les rassure et leur envoie des photos des lieux. J’ai demandé l’autorisation à Selemeth d’aller leur rendre visite un jour mais sa réponse est restée vague. Il m’avertit qu’une fois ma transformation effective, je ne pourrais plus interagir avec eux. Cela m’effraie. Quitter tout ce que je connais… mais j’ai embrassé cette vie consciemment alors j’obéirai aux lois de ce nouveau monde. Après plusieurs mois, je suis étonnée de n’avoir jamais reçue la visite d’autres immortels, ils doivent pourtant certainement se connaitre entre eux. Sont-ils tous aussi solitaires ?

Ce matin, réveillée aux aurores par le vent qui frappe aux carreaux, je descends au rez-de-chaussée en traînant les pieds et en frissonnant. Dehors, l’hiver approche à grands pas amenant avec lui son cortège de souffles glacés. Léandro allume la cheminée dans le salon et jette des bûches à l’intérieur. Je le salue de la tête et m’apprête à aller dans la cuisine quand mon regard est attiré par quelque chose au sol, à côté de la porte d’entrée. Une enveloppe rouge. Je la prends et la retourne. Un mot y est inscrit : Invitation. Je jette un œil à Léandro affairé devant la cheminée et je me risque à regarder à l’intérieur.

« Je l’ouvre et je la referme, ni vu ni connu. » pensé-je. J’attrape le carton d’invitation et le lit avec curiosité.

Selemeth, maître de l’Eau, vous êtes invité, ainsi que votre apprentie, à la cérémonie initiatique des apprentis immortels qui aura lieu le 12 novembre en Hollande, à Haarlem. Cordialement, Veliath.

Les yeux écarquillés, je compte mentalement. C’est dans une semaine ! J’ouvre la lourde porte d'entrée et regarde aux alentours. Personne. Qui a pu déposer ça sans prendre la peine de sonner ? Je me tourne vers le salon mais Léandro a disparu. Je soupire et monte à l’étage. J’hésite avant de me rendre dans l’aile droite, les appartements interdits de Selemeth. Mais ce n’est pas comme si je fouinais, j’ai une bonne raison pour le voir. Je respire profondément et m’enfonce dans le large couloir. Identique au mien, ses murs portent, eux, la trace de nombreux tableaux retirés, laissant la marque de leur ancienne présence par des formes géométriques délavées sur le papier peint démodé. "Il faudrait vraiment refaire la déco", je pense avant de m’immobiliser devant une porte entrouverte d’où perce la voix de Selemeth. Je protège immédiatement mon esprit derrière un voile hermétique à la télépathie comme il m’a appris à le faire et ne peux m’empêcher d’écouter.

— … pas si je vais y arriver… pas le même caractère que toi… C’est long… Si long… Le fardeau est trop grand… J’ai bes…

Il s’interrompt. Je frappe à la porte. En un instant, il est devant moi, les traits déformés par la colère. Ses yeux électriques me lancent des éclairs. Le sang quitte mon visage. Je ne parviens qu’à balbutier quelques mots.

— J…Je…voulais…pas déranger. Vous avez…reçu ça, j’ai voulu…vous…le remettre.

Je ne parviens pas à le regarder en face. L’angoisse me serre la poitrine. Il m’arrache l’enveloppe des mains.

— Je t’ai interdit de venir ici, petite sotte, apprends donc à obéir ! Crache-t-il avec dédain et fureur. Et il referme brutalement la porte.

Interdite, mes larmes coulent en silence le long de mes joues. Avant qu’il ne referme la porte, creusant le fossé qui nous sépare, j’ai eu le temps de voir que la pièce, remplie d’objets et de tableaux, était vide de toute trace d’un interlocuteur. Selemeth se parlait seulement à lui-même. Je cours dans ma chambre en essuyant mon chagrin d’un revers de la manche et commence à vider l’armoire pour faire ma valise. C’est assez, je ne supporte plus ses sautes d’humeur. Si c’est pour devenir comme lui, je renonce à l’immortalité ! Qu’ai-je pu faire pour mériter tant d’animosité ? Tremblante, je lâche mes affaires sur le sol et déverse mon trop plein de larmes sur les voiles de mon lit à baldaquin. Je ne peux pas tout quitter maintenant. Si je me montre faible, il n’aura aucune pitié pour moi. Et surtout… surtout, j’ai choisi d’emprunter ce chemin pour moi, non pour lui prouver quoi que ce soit. Je remets mes affaires à leur place, essuie mes dernières larmes et, la tête haute, je descends déjeuner dans la cuisine comme si de rien n’était.


Je retrouve Selemeth deux jours plus tard dans le lac sacré. Je le vois immobile dans l’eau, concentré et les yeux fermés. Il les rouvre en sentant ma présence. Je dénoue mon peignoir, lui offrant ma nudité sans détourner mon regard. Je retire la pince qui retient ma coiffure et mes cheveux cascadent dans mon dos en boucles auburn et épaisses. Un instant, je crois voir un éclat de désir dans le regard bleu électrique de mon maître. Il esquisse des mouvements gracieux de la main droite et l’eau du lac s’élève en tournoyant dans les airs jusqu’à moi. La tornade aquatique remonte le long de mon corps comme un serpent autour de sa proie. Un gémissement sort de ma bouche lorsque le liquide effleure mon intimité. Selemeth tire vers lui cette force invisible et me voilà moi-même à flotter dans les airs, enlacée par l’esprit de l’eau. Doucement, il me fait descendre devant lui. Dangereusement proche de lui. Son visage ne se trouve qu’à quelques centimètres du mien. Il m’enlace tout contre lui d’un seul bras. Je sens son corps ferme contre le mien, ce qui a pour conséquence d’accélérer les battements de mon cœur à une cadence infernale. Je plonge dans l’océan de ses yeux, prête à m’y noyer. Je supporte de plus en plus difficilement ses jeux alternés de séduction et de rejet envers moi.

— En voilà, une bien jolie future immortelle.

— Selemeth, je murmure, pourquoi êtes-vous si cruel ?

— Je te prépare, belle Annabelle. Dans quelques jours, nous nous retrouverons dans une assemblée remplie d’immortels. Tous ne sont pas sans danger. Certains se feront un plaisir d’user de leur charme pour se servir de toi, histoire de te jauger. Je t’apprends à y résister. Annabelle, ne te fie jamais à la beauté de certains immortels où tu perdras ton âme.

Je frissonne à ses mots. Est-il l’un de ces immortels ? Vais-je y perdre mon âme ? Sa bouche effleure la mienne, j’ai l’impression que je vais défaillir.

— Je ne te laisserai pas perdre ton âme, Annabelle, mais ne te berce pas d’illusions avec moi non plus. Je ne ferai que te faire souffrir.

Se contredisant totalement avec ses propos, il me dépose un doux baiser sur mes lèvres. Je garde les yeux grands ouverts, surprise, mais à peine ai-je émis l’intention de prolonger le baiser que Selemeth disparait, me laissant nue et seule dans le lac fumant. Sa chaleur ne parvient pourtant pas à me réchauffer le cœur, emprisonné par une couche de glace que vient de déposer l’homme qui ne répondra jamais à mon amour.

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