Chapitre 3

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Après quelques secondes d’attentes, s’ouvrit une petite trappe soigneusement dissimulée dans le battant de la porte. Gaël ne distingua rien à travers la pénombre de l’interstice mais il sentit un regard le parcourir de la tête aux pieds. Il se laissa dévisager sans broncher. C’était une étape obligatoire s’il espérait rentrer. Lorsque l’inspection fut terminée, la porte finit par s’entrebâiller légèrement et un homme massif d’un certain âge laissa dépasser sa face usée. Il tourna plusieurs fois la tête de gauche à droite zieutant la placette, huma l’air froid tel un chien aux arrêts et se décida enfin à ouvrir la porte. L’homme devait une bonne cinquante d’année, le visage dégarni et ridé, mais on devinait facilement sa musculature puissante derrière son épais pull en laine.

- Bonsoir monsieur. Première fois dans notre club ? Je ne crois pas vous avoir déjà vu. Une fois il y a longtemps ? Alors laissez-moi vous rappelez comme ça marche ici. L’Ours-qui-Tète est un club de nuit privé, et si le Protectorat nous tolère, c’est qu’il n’y a jamais de problème chez nous. Ici, pas de magie, pas de fluide, pas d’aura. Appelez ça comme vous voulez, mais nous n’en voulons pas dans notre club. Nous ne voulons pas non plus de démonstrations de capacités physiques. Si vous savez voler, soulever une voiture ou je ne sais quoi d’autres, gardez le pour vous. Donc pas de bras de fer, ou n’importe quelle démonstration idiote. Pas de bagarre non plus entre client. Si vous avez le moindre souci, vous vous adressez aux gars de la sécurité ou à moi-même. Je me suis bien fait comprendre ? Je vais devoir également vérifier si vous n’avez pas d’arme ni de reliques imprégnées sur vous. Vous n’avez rien de tout ça ? Parfait parfait. Une dernière chose, il vous faudra de quoi payer les consommations. Nous acceptons encore les euros mais nous utilisons aussi les pierres.

Il sourit de toutes ses dents en voyant la large bourse de pièces et de pierres semi-précieuses que lui montra Gaël. Puis il se lança dans une fouille minutieuse, palpant chaque poche et chaque recoin du long manteau. Lorsqu’il fut enfin convaincu que tout était en ordre, il s’écarta légèrement et invita Gaël à rentrer.

- Bien Monsieur, tout me semble en ordre. À présent si vous voulez bien entrer.

Il fit signe d’avancer et referma lourdement la porte. L’entrée donnait sur une petite cour fermée soigneusement entretenue et agrémentait de plusieurs plantes en pots. Bien que pas très vivace en cette période de l’année, les arbustes donnaient un réel charme au lieu, qui tranchait vivement avec l’état de délabrement du reste de la ville. Sur la droite, un escalier en pierre éclairé par des bougies permettait de se rendre aux étages supérieurs. Le videur tendit la main en direction des marches.

- L’Ours-qui-Tète se trouve au deuxième étage Monsieur. La porte sera ouverte et mon collègue vous y accueillera. Faites attention en montant les marches, elles sont parfois glissantes.

Comme le videur l’avait signalé, les marches en pierres sombres étaient rendues glissantes par l’humidité de l’air nocturne. Gaël constata qu’elles étaient également polies en leur centre. Des milliers et des milliers de pas successifs avaient dû poncer la pierre au fil des ans et le bâtiment tout entier devait bien avoir plusieurs siècles. Ce n’était pas si rare dans les quartiers du centre-ville où l’on trouvait les immeubles les plus anciens. Lorsqu’il eut atteint le deuxième étage, les premières notes d’une musique étouffée lui parvinrent enfin. Il poussa la porte de ce qui devait être autrefois un appartement richissime. Un second videur, un garçon dont le visage juvénile grêlé d’anciennes cicatrices d’acnés ressortaient à la lueur des loupiotes, l’accueillit tout sourire dans le couloir d’entrée.

- Bonsoir Monsieur et bienvenu dans notre club. La salle principale se trouve au bout de ce couloir, les toilettes seront sur votre gauche. Le reste des pièces est malheureusement réservé aux personnels et aux habitués. Je vous souhaite de passer une excellente soirée.

Gaël traversa le long couloir et pénétra dans ce qui avait dû être un immense salon bourgeois. La pièce, parquet en bois lustré et poutres massives apparentes, était éclairée par plusieurs minuscules lampes colorées. Il distingua une cinquantaine de personnes à travers l’obscurité tamisée et les volutes de fumées. La partie droite de la pièce était composée de petites tables et fauteuils molletonnés confortables où des individus à l’air louches discutaient et jouaient aux cartes en buvant. Plusieurs d’entre eux relevèrent la tête à son arrivée. Sur sa gauche se trouvait une petite estrade, sur laquelle une poignée de personnes dansaient au rythme d’une musique électronique étonnamment mélodieuse. L’instrument à l’origine de ce curieux son, une sorte de clavecin électrique, se trouvait derrière eux et une femme aux allures de naïade, bustier vert moulant et longue crinière feu, pianotait frénétiquement dans un état proche de la transe. Le bar se dressait face à l’entrée et des couples sirotaient leurs verres sur de hautes chaises de comptoir. Touche finale dans un décor pour le moins éclectique, un impressionnant tableau trônait au centre de la pièce sur les restes de l’ancienne cheminée en marbre blanc. Il représentait une ourse allaitant un frêle ourson. En dessous était écrit en grosses lettres dorées « l’Ours-qui-Tète ».

« Voici donc le fameux Ours-qui-Tète, l’un des derniers lieux de vie nocturne de la ville. Le club a bien changé depuis ma dernière visite, il y a cinq ans. À l’époque, l’endroit était plus proche d’une ruine servant de cachette pour des transactions clandestines. Toutefois, encore maintenant peu de gens osent braver le couvre-feu. Et j’ai cru comprendre que le club servait aussi de repaire à des groupes peu recommandables que le Protectorat ne préfère pas se mettre à dos. Enfin peu m’importe, ce ne sont pas mes affaires. Pour commencer, je vais aller me servir un verre. »

Gaël se rendit au bar et attendit que l’on daigne s’occuper de lui. Le serveur le plus proche, un jeune bellâtre méditerranéen aux bras nus couvert de tatouages, semblait bien décider à l’ignorer, trop occupé à charmer deux femmes. Il dû pester et sortir ostensiblement sa bourse remplie à ras bord de pièces et de pierres, pour que leurs clinquements attirent enfin l’attention du serveur. Les pierres étaient redevenues l’une des principales monnaies d’échanges depuis l’effondrement des sociétés. En plus de leur valeur marchande intrinsèque, de nombreuses pierres précieuses et semi-précieuses s’étaient vues dotées de capacités à la suite du Grand Bouleversement, en s’imprégnant naturellement des courants de fluides qui serpentaient à la surface de la planète. Ces capacités allaient d’un simple effet à des utilisations bien plus complexes, comme une fois combinée à de la technologie ou encore broyée pour des décoctions. Ainsi l’agate servait pour des soins, le grenat apportait énergie et vitalité ou bien encore l’obsidienne protégeait des énergies négatives. Les plus rares pouvaient être très prisées et se négocier à prix d’or, d’autres servaient uniquement pour les échanges les plus courants, comme de la petite monnaie. Gaël négocia une bouteille de mauvais whisky, alcool qui devenait de plus en plus dure à trouver au fur et à mesure des années, contre deux petites azurites. Le garçon la lui servit dans un verre carré mal nettoyé et avec une bouteille de soda maison, sorte de sirop sombre aux épices, empestant le gingembre. La soirée pouvait commencer.

Son verre à la main, Gaël commença par observer la clientèle présente. S’il devait y avoir presque autant de femmes que d’hommes dans la vaste salle, la plupart des joueurs de cartes étaient des hommes aux mines patibulaires.

« Donc la partie droite est surtout pour les habitués, pensa-t-il. Surement des membres du Protectorat qui viennent ici pendant leur repos, si j’en juge par leurs tenues. Harnais en cuir, veste matelassée, celui-là a même gardé son poignard à la ceinture. Les autres salles doivent être réservées aux jeux d’argents et à différents trafics. Pas étonnant que ce club bénéficie d’autant de complaisance. Le reste de la salle, à gauche semble être pour les gens comme moi. Utile pour camoufler les vraies ambitions du club. Et puis c’est vrai que la musique n’est pas désagréable. »

Dansant lascivement derrière son clavecin, la naïade qu’il avait entraperçue en entrant attira à nouveau son attention. Une dizaine d’hommes et de femmes s’agitaient frénétiquement, leurs visages béats tournés face à elle, tel des insectes virevoltants autour d’une flamme à l’éclat surnaturel.

« Quel étrange spectacle. Ils semblent tous en avoir que pour cette femme. J’admets que sa musique possède quelque chose de relaxant, mais tout de même. »

Pourtant, lorsqu’une lumière fugace illumina son visage gracile l’espace d’un instant, révélant des traits fins et un sourire doux, Gaël sentit une étrange sensation le submerger. C’était une sensation de bienêtre, chose qu’il n’avait plus connu depuis longtemps maintenant, qui monta doucement en lui. Il ferma les yeux et se laissa submerger par la musique. Il se sentait bien. Du calme. De la quiétude. Il était comme loin à présent. Ailleurs. Dans un endroit paisible. Comme assis au creux d’une rivière paisible cheminant à l’ombre de grands arbres verdoyants. Il pouvait presque sentir le parfum des fleurs et l’odeur musqué des sous-bois. Imaginer le crissement des insectes, le chant des oiseaux. Et la douce mélopée de la naïade, qu’il entendait chanter au loin dans le cours d’eau, l’invitant à venir jusqu’à elle.

Dans un état proche de la transe, il s’apprêtait à marcher jusqu’à l’estrade lorsqu’une voix le sortit brusquement de ses rêveries.

- Elle est belle n’est-ce pas ? Oh, je vous ai surpris, j’en suis désolé. Vous aussi, vous étiez sous son charme ? Ne vous inquiétez pas, elle fait cet effet à tout le monde au début. Sa musique permet de tout oublier. C’est le don qu’elle a reçu. C’est une Arpenteuse.

Gaël sursauta. Trop profondément absorbé par ses pensées, il n’avait même pas remarqué la jeune femme qui s’était assise à ses côtés quelques instants plus tôt. Elle était jeune, dans la vingtaine, et avec ses long cheveux sombre ondulés, son visage fin et agréable quoique banal, possédait un certain charme.

- Une Arpenteuse, ici ? Bredouilla-il surpris, en secouant la tête pour reprendre ses esprits.

- Oui, ce n’est pas si rare dans la région, avec la conjonction des mondes qui est particulièrement forte dans les Terres Sauvages. Elle est arrivée ici pour la première fois il y a quelques mois. Le club a dû parvenir à la convaincre de rester. Forcément, une créature belle, mélomane et qui peut en plus vous faire oublier vos problèmes, c’est plutôt utile dans un lieu comme celui-ci. Maintenant elle se produit tous les soirs. Avec le temps, on finit par s’habituer à son charme et à y être moins sensible. Chaque soir, de nouvelles personnes viennent la voir et surtout l’entendre.

Gaël avait déjà entendu parler de ces créatures, parfois humanoïdes, parfois non, qui voyageaient de monde en monde et qui étaient apparu sur Terre à la suite du Grand Bouleversement. Leurs présences demeuraient toutefois rares et il n’en avait jusque-là jamais rencontré en chair et en os. On disait que ces êtres possédaient une grande puissance, car l’on ne se promenait pas d’un monde à un autre aussi facilement. C’étaient souvent des êtres poussés par la curiosité, mais des rumeurs faisaient également états de régions entières tombées sous le contrôle d’arpenteurs belliqueux. Mieux valait être prudent lorsque l’on traitait avec des individus aussi puissants.

- Au fait, je m’appelle Sophia, et vous ? Je ne crois pas vous avoir déjà vu. Peut-être êtes-vous aussi là pour l’écouter ?

- Enchanté, moi c’est Gaël. Effectivement, je ne suis pas venu à l’Ours-qui-tète depuis plusieurs années, mais je ne m’attendais pas à y croiser une arpenteuse. Je comprends maintenant comment j’ai pu si facilement me laisser distraire. Ça ne pouvait pas être que le whisky. Je vous offre quelque chose peut-être ?

Il lui servit un verre et ils se mirent à discuter de leurs histoires respectives. Sophia terminait ses études de commerce lorsque la Catastrophe avait frappé la planète, sept années auparavant. Comme beaucoup d’autres, elle avait perdu énormément de proches dans l’événement. Seule, livrée à elle-même et sans la moindre nouvelle capacité - une dépourvue comme on les appelaient - les premiers mois avaient été extrêmement éprouvant. Par chance elle connaissait bien Argon, le jeune homme au visage grêlé de cicatrices, et il l’avait présenté au patron des lieux. L’Ours-qui-Tète était devenu son second foyer et elle ne s’en serait sûrement jamais sortit sans sa protection, en échange de quelques corvées. Quatre soirs par semaine, elle devait assurer le service. La journée, elle rangeait les salles et nettoyait les souvenirs peu ragoutants de la veille. Ces tâches, bien que pas toujours agréable, lui permettait au moins de vivre convenablement. Parfois même, elle devait aider à quelques transactions d’allures louches dont elle ignorait tout. Sa vie, bien qu’elle ne soit pas toujours des plus joyeuse, avait gardé un semblant de normalité et au moins elle se couchait chaque nuit le ventre plein.

Gaël lui, demeura assez évasif sur sa propre situation. Dans son autre vie, il expliqua enseigner les sciences mais cette vie-là ne lui manquait guère. Contrairement à d’autres, la Catastrophe avait été assez clémente à son égard. Il n’avait pas perdu tellement de proches en comparaison au nombre total de disparus. Et il avait obtenu tellement plus avec l’apparition du fluide. Il n’en dit pas davantage sur ses capacités mais Sophia devina qu’elles devaient être fortes utiles. Rares étaient ceux qui osaient braver le couvre-feu du Protectorat sans posséder de passes droits. Pour le reste, il lui confia avoir beaucoup voyagé ces dernières années et n’être revenu sur ses terres d’origines que récemment. Il demeura également flou sur les raisons de son retour, comme demandé dans la lettre de son ancien ami Geoffrey, et argumenta seulement le désir de revoir quelques vieux visages.

Ils parlèrent ainsi durant un long moment, entrecoupé de rires et de verres bien remplis. Gaël qui avait bu plus que de raison, commença à trouver son interlocutrice étonnement séduisante et la perspective de finir la nuit à ses côtés lui devint de plus en plus agréable. Lentement, le club commença à se vider. La nuit était déjà bien avancée quand elle lui proposa de la raccompagner jusqu’à chez elle. Il hésita. Dans quelques heures, il devrait se lever et être en forme pour se présenter au Protectorat. Mais l’alcool et le sourire charmeur de la jeune femme décidèrent pour lui. Il se leva et lui emboita lourdement le pas.

Lorsqu’ils quittèrent la salle, il ne remarqua pas le rapide clin d’œil qu’adressa le dénommé Argon à la jeune femme.

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