Chapitre 1

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- À la santé d’Anthonas et aux Protecteurs !!

Une violente tape sur l’épaule sortit Anthonas de ses rêveries et le ramena brutalement à la réalité. Il se trouvait dans l’immense réfectoire du Protectorat où le banquet de victoire battait son plein depuis maintenant plusieurs heures. Devant lui se tenait un grand type à l’œil hagard, visiblement ivre mort. Avec un sourire idiot, il tendait fièrement devant lui son grand verre remplit d’un liquide sombre qui empestait l’alcool fort.

- À ta santé Anthonas ! À not’e chef, sans qui on s’rait surement plus là !

Anthonas hésita un instant. Il connaissait à peine l’homme qui venait de lui asséner une grande claque dans l’épaule et il n’appréciait que très modérément son geste de familiarité. Il l’avait croisé que trois ou quatre fois auparavant et aujourd’hui avait été la première fois qu’ils combattaient ensemble. Était-ce Franck ou François déjà ? Aucune importance, il serait surement mort avant qu’il n’ait retenu son prénom. Mais à la lueur des nombreuses bougies et des quelques néons allumés pour l’occasion, Anthonas constata que la plupart des convives avaient interrompu leurs conversations et attendaient les yeux braqués sur lui. Tous guettaient sa réaction.

- À ta santé l’ami.

Il trinqua sans envie et regarda l’autre vider d’une traite son verre puant avec force grimaces. Cela eut l’effet escompté. Une véritable euphorie traversa la foule avinée, qui se mit à hurler et à applaudir frénétiquement. Puis, fier et satisfait de sa prestation virile, l’autre s’éloigna en titubant et alla importuner une femme assise un peu plus loin. Les discussions reprirent de plus belle. Anthonas soupira. Il ne pouvait pas leurs en vouloir, après tout. La journée avait été éprouvante et beaucoup d’entres eux avaient frôlés la mort de peu. L’heure était maintenant à la fête. Enfin pour les autres. Lui n’avait plus vraiment la tête à s’amuser.

Pour tous ces gens il était Anthonas le Protecteur, chef du Protectorat, l’organisation la plus puissante de la région. Par sa simple présence, il maintenait un semblant de paix et d’ordre dans une zone bien troublée. Cela faisait à présent sept longue année qu’il repoussait les innombrables dangers qui rodaient autour de ce qui était l’un des derniers territoires humains. Aujourd’hui encore, son intervention avait permis de repousser l’une des, de plus en plus nombreuses, intrusions en provenance des Terres Sauvages. Il était surement l’homme le plus puissant du bassin Clairmontois. Peut-être même l’un des êtres les plus puissants de ce pays. Mais ce soir, l’homme le plus craint et respecté de la région se sentait à nouveau terriblement las.

- Tu n’as pas l’air en forme Anthonas.

Comme s’il venait de lire dans ses pensées, Geoffrey son commandant en second assis deux chaises plus loin, le fixait de ses petits yeux noirs. L’homme, un hispanique dans la trentaine au visage fermé, semblait être contrarié bien qu’il en ignora la raison.

- Tu as à peine mangé et tu ne t’es même pas servi à boire. C’est pourtant pour célébrer ta nouvelle grande victoire que nous avons préparé ce fastueux banquet. Alors tâches d’essayer d’y faire honneur.

Anthonas fit mine de ne pas relever son ton méprisant. Cela faisait maintenant six ans que les deux hommes travaillaient ensemble et pourtant il ne parvenait toujours pas à cernait le caractère de son second. Geoffrey pouvait se montrer aimable par moment et devenir froid, distant et sarcastique l’instant d’après. Ceux qui le connaissaient depuis longtemps disaient qu’il n’avait pas toujours était ainsi. Qu’il avait été un jeune homme drôle et sympathique et que le Grand Bouleversement l’avait changé, comme bien d’autres. Mais pour l’heure, il n’avait pas tort. Le Protectorat avait dépensé de précieuses ressources pour ce repas. De nombreux plats à bases de viandes et de légumes frais déjà bien entamés garnissaient les tables. Une véritable débauche devant la rareté que constituaient certaines victuailles, autrefois communes comme le bœuf ou le porc. Et de l’alcools. D’innombrables bouteilles d’alcools, vins, bières et spiritueux avaient été servi aux soldats pour fêter la victoire et oublier les morts. Plus rare encore, elles étaient accompagnées de bouteilles de sodas et de jus de fruits. La plupart des convives n’avaient pas eu le privilège d’en boire depuis des années.

Anthonas attrapa une bouteille de whisky et l’une d’un soda sucré sombrement coloré. Il allait se servir mais finalement se ravisa.

- Tu as raison, je suis fatigué. Le combat a été rude cet après-midi pour ceux qui y ont participé. Je vais monter me coucher. Tu m’excuseras auprès des hommes.

À ses mots il se leva brusquement de sa chaise et commença à s’éloigner en direction de la porte la plus proche. La plupart des invités ne remarquèrent même pas son départ, bien trop occupés à rire et à boire. Certains chantaient, dansaient, d’autres se défiaient à diverses épreuves physiques stupides. Quelques-uns des plus imbibés parvenaient même à ronfler au milieu des cris et des vapeurs rances d’alcools. Lorsqu’Anthonas passa à hauteur de son second, Geoffrey lui attrapa brusquement la manche.

- Tes hommes se font du souci pour toi. Ils te trouvent absent ces derniers temps. Et ils ne sont pas les seuls à le penser. Je crois qu’ils t’ont préparés une…surprise. Il s’agit surement d’une mauvaise idée, mais je n’ai pas réussi à les en dissuader. Ne leurs en veux pas trop, ils ne pensent pas à mal.

« Une surprise ? Quel genre d’initiative stupide avaient-ils pu prendre sous le coup de l’alcool ? » Se questionnant, Anthonas traversa l’immense et ancien bâtiment administratif qui servait de siège au Protectorat, en direction de sa chambre. Comme tous les hauts gradés il devait loger directement dans une aile du bâtiment. C’était là autant un privilège qu’une obligation. Le groupe dirigeant devait pouvoir se réunir au plus vite en cas d’urgence. C’était également un moyen d’assurer leurs sécurités, car tout le monde dans la région ne voyait pas d’un bon œil la domination du Protectorat. Mais il ne croisa que peu de gardes ce soir-là, la plupart étant bien trop occupés à se saouler. Bientôt, tous les bruits provenant de la fête s’évanouirent peu à peu. Puis, après plusieurs minutes de marches dans les longs couloirs déserts, éclairés à la lueur de quelques torchères, il arriva enfin à la porte de son logement. Il était entrain de glisser la clef dans la serrure lorsqu’il se figea. La porte n’était pas fermée.

La main posée sur la crosse de son revolver, il poussa doucement la porte qui s’ouvrit sans bruit. Le logement de fonction était sommaire. Il s’agissait d’une suite de trois pièces disposées en enfilade. La porte d’entrée donnait sur un grand salon cossu qui servait à la fois de pièce à vivre et de lieu de réception pour les rares visites de courtoisies que recevait parfois le Protecteur. Venait ensuite la chambre. Elle se divisait en deux, une partie chambre à part entière, et une minuscule partie toilette rajouté à la hâte pour subvenir au besoin élémentaire du chef. Enfin, Anthonas avait installé son bureau personnel dans la dernière pièce de la suite. Il veillait à la garder toujours fermée à clef, car elle renfermait de nombreux documents importants. C’était aussi là qu’il stockait précieusement les différentes reliques qu’il avait amassé au cours de ses missions. Il valait mieux garder à l’abris ces armes redoutables. Lorsqu’il se glissa par la porte entrebâillée, se fut pour ces biens à la valeur immense qu’il craignit immédiatement, plus que pour sa santé personnelle. Bien qu’il soit plus à l’aise dans les grands espaces que dans les petites pièces exigües pour combattre et laisser libre cours à son talent, neutraliser quelques rodeurs ayants profités des festivités pour s’infiltrer ne devait pas lui poser problème.

Il pénétra furtivement dans son salon et d’un rapide coup d’œil circulaire, il inspecta la pièce. Personne. Tout semblait être en ordre. Les larges bibliothèques murales étaient toujours aussi bien rangées et même la paperasse trainante sur la grande table en bois massif au centre du salon semblait ne pas avoir bougée. S’habituant un peu plus à l’obscurité profonde qui régnait, il remarqua qu’un léger faisceau lumineux lui parvenait faiblement de dessous la porte de chambre. Cela ne pouvait signifier qu’une chose, les intrus étaient encore là ! Dégainant son révolver, un pistolet d’arçon en argent véritable antiquité datant XVII -ème siècles, il traversa le salon à grandes enjambées silencieuses. Puis se rapprochant de la seconde porte, il ralentit l’allure et se récita à voix basse quelques mantras muets. Une énergie formidable gonfla instantanément en lui et ses sens furent décuplés. Il était prêt pour la confrontation. Il allait défoncer la porte lorsqu’il perçut un curieux bruit, le stoppant net dans son élan. C’était une sorte chuintement étouffé auquel se rajoutait un deuxième son plus doux et plus agréable à l’oreille. Oui, il en était convaincu à présent, une femme chantonnait dans sa chambre.

Son inquiètement initial fit place à une certaine curiosité. Avec précaution, il ouvrit la porte sans un bruit et découvrit un étrange spectacle. Çà et là, des bougies avaient été allumées, éclairant faiblement la pièce déjà confortable avec ses moquettes et tapisseries, de leurs lueurs douces et chaleureuses. Un encens brulait près du grand lit, embaumant la chambre de son odeur suave. Sur la petite table en faux marbre blanc qui faisait office de table de nuit, attendaient patiemment deux coupes vides et une bouteille de vin pétillant. Enfin il constata que des vêtements féminins élégants et proprement pliés trônaient sur sa chaise en osier. Mais l’intrue ne se trouvait pas là. Le chant provenait de sa salle de bain et ce qu’il avait pris pour un chuintement n’était autre que le bruit de l’eau qui coulait. Il distinguait à présent nettement l’ombre d’une personne se déplaçant à travers la lumière qui s’échappée de sous la porte. Alors, il s’assit doucement sur son lit et attendit.

Quelques minutes plus tard, le clapotis de l’eau s’arrêta. À travers l’embrassure, Anthonas vit la lumière se rapprocher et la porte finit par s’ouvrir. C’était bien une femme. Une grande et belle femme dont les long cheveux sombres descendait jusqu’au milieu du dos, au visage fin et aux ravissants yeux en amandes. Elle était vêtue d’une simple serviette de bain qui ne cachait en rien ses formes exquises, bien au contraire, et dont la blancheur contrastée avec son teint hâlé. La lampe électrique qu’elle tenait en main droite inonda la pièce de sa lumière forte. Lorsqu’elle aperçut enfin Anthonas, elle émit un cri étouffé et lâcha la lampe qui par chance, ne se brisa pas au contact de la moelleuse moquette.

- Pardonnez-moi Monsieur, je… je ne vous attendiez pas aussi tôt !

Anthonas demeura impassible, bien qu’il ne soit pas totalement indifférent au charme de la jeune femme.

- Qui es-tu ? Et que fais-tu dans ma chambre ?

- Vous pouvez m’appeler Eléonore, Monsieur. Et je suis…je suis là pour vous ce soir. Vous nous protégez depuis si longtemps et aujourd’hui encore vous nous avez défendu contre les monstruosités qui viennent des Terres Sauvages. Mais vous méritez vous aussi que l’on prenne un peu soin de vous…

Elle se rapprocha doucement de lui et laissa glissa nonchalamment la serviette au sol, lui offrant une vue imprenable sur ses formes parfaites à la lueur tamisée des bougies. Anthonas qui avait fini par comprendre ce qu’était « la surprise » qu’on lui avait préparée, devint rouge pivoine. Cette femme était vraiment magnifique. Pourtant, avant qu’elle n’eût le temps de s’assoir à ses côtés, il se leva et la repoussa légèrement du bout des doigts.

- Eléonore tu es ravissante et je suis flatté de l’attention que tu me portes. Mais je vais devoir décliner ton invitation, aussi agréable qu’elle puisse être.

Elle ouvrit la bouche pour protester mais il continua, pesant ses mots avec soin pour ne pas vexer la jeune femme.

- Je…je suis fatigué ce soir, et je n’ai pas vraiment la tête à ce genre de…divertissement. Une autre fois peut-être. Mais pour l’heure je vais devoir malheureusement te demander de partir. Il fouilla dans ses poches. Tiens, prends ces quelques pierres, c’est ma pauvre contribution pour t’avoir fait perdre ton temps. Ah. Et ne t’inquiètes pas, je décrirais à mes hommes comment la nuit a été douce à tes cotés. Tu peux partir à présent. S’il te plait.

Elle n’insista pas, d’autant que les pierres semi-précieuses qu’il venait de lui donner valaient peut-être même plus que l’argent obtenu des soldats. Sans un mot elle se rhabilla. Elle allait partir lorsqu’elle se retourna une dernière fois, lui adressant un regard empreint de compassion.

- Prenez soin de vous Monsieur. Nous sommes nombreux à ne pouvoir compter que sur vous.

« Nous sommes nombreux à compter sur vous. » Répéta-il, presque avec colère, lorsqu’il eut enfin entendu la porte se claquer. « Mais moi, sur qui puis-je compter hein ? ».

Se faisant, il retira ses bottines et se laissa glisser à l’avant du lit entre deux oreillers molletonnés. Puis il tira sur le petit tiroir de la table de nuit. Alors, avec une précaution infinie, il en sortit un cadre photo d’une trentaine de centimètre qu’il contempla longuement. Sur la photographie, on pouvait voir une jolie femme rousse et deux petites filles d’une dizaine d’années, rousses également. A l’arrière de l’image qui semblait avoir été prise dans le jardin d’une grande et belle villa, se trouvait un Anthonas méconnaissable, plus jeune et légèrement bedonnant, sur le point de plonger dans une piscine.

« Oh Léa qu’est ce que tu me manques ma chérie…Et vous Rose et Fanny, pas une journée ne s’est écoulée depuis sept ans sans que papa ne pense à vous… Vous me manquez tellement, tellement. Je donnerai tout pour vous revoir, pour que l’on retrouve notre vie d’avant. Avant que ce foutu Cataclysme ne vienne tout détruire...Et vous retirer de ma vie. Papa, maman, Mathieu, les amis... Comment pourrais-je rester dans un monde où tous ceux que j'aime sont déjà partis…Tu es vraiment le plus puissant Anthonas, disent-ils. Mais j’échangerai bien mille fois cette foutue puissance et ce satané statut de « chef » rien que pour pouvoir passer à nouveau un jour à vos côtés ! Ah mes amis... J’aimerais tellement retrouver ma vie d’avant avec vous, que je crois que même ce foutu boulot de banquier commence à me manquer ! »

Il sourit tristement à l’évocation de sa vie d’avant. D’avant le Grand Bouleversement. Puis il reposa doucement le cadre sur la table de nuit, en prenant soin de masquer la photo. À l’arrière du cadre était griffonné « Léa/Antoine, juillet 2020 Le Castellet ». Pendant un long moment il demeura ainsi, assit sur son lit à sangloter doucement en ressassant le temps passé qui ne reviendrait jamais.

Alors, après plusieurs grandes inspirations, il attrapa brusquement son lourd pistolet d’argent. Il lui fallut encore d’interminables secondes pour se décider à reculer le chien de l’arme antique. Enfin, il vint appuyer délicatement le canon contre son menton, frissonnant au contact du métal froid, et ferma les yeux.

« Ne vous inquiétez pas mes chéries, papa arrive. Nous allons enfin pouvoir être à nouveau réunit. »

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