Chapitre 21 - Secours (partie 2)

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Au dehors, le jour traversa la couche de nuages, projetant l’ombre de la croisée sur la couverture. Le jeune homme la considéra un instant, observa les changements de luminosité à mesure que des cumulus plus ou moins épais passaient devant le soleil. Il s’attarda dans sa contemplation, tenta pendant un moment de surprendre le passage du temps dans l’imperceptible glissement des carrés de lumière sur le lit. Il cligna des yeux puis, se penchant sur son côté droit avec autant de précautions que possible pour sa jambe, ouvrit d’un coup d’ongle le petit crochet qui fermait la fenêtre et entrouvrit celle-ci légèrement, laissant un courant d’air bienvenu rafraîchir la chambre et son humeur morose. Il soupira d’aise et reprit sa lecture.

« L’on considère donc que notre monde tangible repose en partie sur le Néant ; ainsi Nassadja, la Cité aux mille visages, est-elle traditionnellement vue comme une nef flottant sur le vide, ou le Rien, l’Aqueduc n’étant qu’une métaphore du lien qui relie l’Infini et le Néant. »

Une métaphore bien solide, songea Eusebio avec ironie, et semée de petits commerces fleurant bon les biscuits à l’amande et à la cannelle. Il grimaça à ce souvenir, sentant son estomac remuer d’envie, et se promit d’en faire une provision dès qu’il serait autorisé à sortir de la Muraille. Le jeune homme se rappela soudain le sachet de thériaque – qu’en était-il advenu ? Quelqu’un l’avait-il trouvé ?

Attentif à lui-même, il s’aperçut que son corps ne trahissait pas d’effets de manque : pas de tremblements, pas de crises d’angoisse, pas de nausées... Cela signifiait-il qu’il était à nouveau sous l’effet de l’opium ? Le jeune homme lorgna son bol vide, relief de son repas, et le verre de lait de chèvre – leur avait-il trouvé une amertume inhabituelle, un léger goût différent ? Eusebio tenta de se persuader que non et s’efforça, à nouveau, de lire, écartant le premier parchemin pour se pencher sur le suivant.

L’herboriste bailla, somnola, finit par s’endormir tout à fait. Les rouleaux glissèrent de ses doigts et s’éparpillèrent au sol. Un léger courant d’air les poussa contre les montants du lit. Il n’entendit même pas la Samarit entrer dans la pièce, refermer la fenêtre, ramasser les vélins, ranger le plateau et la table de chevet. Eusebio rêva de Tora, de son parfum, de ses bras, de ses baisers.

Il se réveilla peu avant le couchant, d’humeur massacrante et toutefois ravi de ne pas avoir vu le temps passer ; le Samarit qui l’avait tourmenté le matin même revint pour de nouveaux supplices, puis lui apporta son repas une fois la séance de torture achevée. Eusebio dîna à la lueur des chandelles que le Samarit allumait dans sa chambre. C’est alors que Lenneth entra.

– Bonsoir, Lenneth, l’accueillit l’herboriste avec un peu plus de chaleur que lorsqu’il avait reçu le Samarit.

– Bonsoir, répondit l’interpellé.

Le jeune Lusragan fit signe à son collègue qu’il pouvait les laisser et le salua ; puis il ferma le volet, forçant les lumières crépusculaires à refluer vers l’extérieur. Il n’y eut plus que la lueur des bougies pour les éclairer.

– Comment te sens-tu ? demanda Lenneth quand son ami eut terminé son morceau de pain beurré.

L’herboriste remarqua, encore une fois, les yeux cernés, les traits soucieux et l’attitude un peu absente du Lusragan – il décida cependant de lui laisser le loisir d’aborder, ou non, le sujet qui semblait lui peser si lourd sur le cœur, conscient qu’il ne ferait qu’envenimer les choses s’il essayait de forcer son ami à parler.

– Comme un vieillard estropié, finit-il par répondre, avec un haussement d’épaules qu’il voulut désinvolte.

Lenneth esquissa un sourire, las mais sincèrement compatissant.

– Je comprends, crois-moi... Mais que dirais-tu, si j’aidais ce vieillard estropié à marcher sur trois pattes ?

– Je dirais qu’il ne demande qu’à sortir de son lit pour faire autre chose que des exercices de torture.

– Ce ne sera pas facile, Eusebio.

– Allons, ce n’est pas si grave... tenta l’herboriste avec une grimace peu convaincante.

Comme pour se rappeler à son bon souvenir, son genou lança ses dards chauffés à blancs. Le sourire de Lenneth se transforma en une moue dubitative. Il fronça les sourcils.

– On ne t’a donc rien dit ?

– Dit quoi ? répondit l’herboriste, soudain inquiet.

Il lui sembla n’avoir plus une goutte de salive dans la bouche.

– Je vois, soupira le Kraft Lusragan. C’est donc à moi que revient le plaisir de t’annoncer les mauvaises nouvelles...

Lenneth rabattit la couverture, dénudant la jambe droite de son ami jusqu’au mollet. Débarrassée des bandages qui la comprimaient depuis la veille, l’articulation du genou restait affreusement enflée, rougie. Des réseaux de cicatrices boursouflées, à peine refermées, couraient sur la peau en un entrelacs peu engageant. Là où le Samarit l’avait massé et enduit de pommade, l’épiderme luisait, semblait même pulser au passage du sang dans les veines.

– L’Archiatre Del’a a réussi à recoller les morceaux, expliqua doucement Lenneth. Deux des ligaments se sont partiellement déchirés, un autre s’est complètement rompu. La rotule a été fissurée et a absorbé une bonne partie du choc, mais elle s’est déboîtée. On a dû te la remettre en place pendant l’opération.

Eusebio ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne voulut franchir ses lèvres sèches. Son ami, percevant sa détresse, lui pressa amicalement l’épaule.

– Avec la rééducation, tu retrouveras une mobilité presque totale, mais...

– Mais ? parvint à articuler l’herboriste d’une voix rauque.

– ... tu ne marcheras probablement plus jamais sans boiter.

Le jeune homme prit un instant pour assimiler la nouvelle, accusant le coup – la douleur ténue, dans son genou, amoindrie probablement par les breuvages qu’on lui avait fait ingurgiter, avait faussé son jugement. Eusebio contempla sa jambe comme si elle lui était étrangère, comme si elle ne lui appartenait pas ; seule la pulsation de souffrance les reliait l’un à l’autre. Il cligna des yeux, déglutit.

– Rien d’autre ? énonça-t-il, s’escrimant à donner à sa voix un ton nonchalant.

– Eusebio... tu as manqué mourir noyé, tu as probablement été agressé...

– Attends. Quoi ?

– Tu as dit au Samarit ce matin que tu ne te rappelais de rien, pourtant les chocs et les coups sur ton corps semblent montrer que tu n’as pas « glissé », comme tu le penses. Tu as même présenté une commotion cérébrale, due à un coup sur le crâne.

Mais l’herboriste déniait, secouant la tête de droite et de gauche, vigoureusement, refusant les explications du Lusragan.

– Non, Lenneth. Je n’ai pas été agressé... je m’en souviendrais, autrement. Je t’assure.

– Une commotion cérébrale, même légère, peut entraîner une amnésie. Tu sais que c’est possible, reprit son ami en haussant la voix, devant les nouvelles dénégations d’Eusebio.

Le jeune homme, buté, garda le silence, la mâchoire serrée, les yeux fixés sur sa jambe. Bien qu’il soit lui-même Lusragan, il ne parvenait pas à reconnaître que Lenneth avait raison. Il ne pouvait lui concéder qu’une partie de sa mémoire lui échappait peut-être, et qu’inconsciemment, son esprit s’était instinctivement défendu, avait agi sous l’effet d’un mécanisme de défense. La vérité, quelle qu’elle fût, lui fit soudainement peur – une sensation d’angoisse vertigineuse, abyssale, sans fin. Lenneth comprit son trouble et décida de changer de sujet.

– Bon, ce vieillard attend toujours sa troisième jambe. Tu veux te lever ?

Eusebio lui lança un regard chargé de reconnaissance. Le Lusragan l’aida à se hisser debout, glissa un bras sous l’épaule de son ami pour le soutenir, et l’aida à gagner le couloir. Clopin-clopant, ils gagnèrent une petite pièce au bout du corridor, où était entassé du matériel médical. Des fauteuils roulants patientaient, prenant la poussière, dans un coin. L’herboriste aperçut une série de béquilles et de cannes finement ouvragées ; il comprit que Lenneth les avait choisies et mises de côté, à son intention. Le Lusragan lui fit essayer quelques bâtons de bois, pour en tester la taille et le poids adéquats, mit les autres de côté, puis le laissa choisir, à sa convenance, parmi ceux qui restaient.

Il ne fut pas long à adopter un fût de canne simple, en bois noueux, et orné d’un pommeau rond en métal noirci, serti d’éclats de quartz. Sous les conseils de Lenneth, il fit quelques pas maladroits, portant sa « troisième jambe » à sa gauche.

– Je pense que ça ira, dit le Lusragan après qu’Eusebio eût gagné une certaine assurance. Tu peux quitter l’infirmerie et regagner tes quartiers, si tu veux. T’obliger à rester enfermé ne te réussirait pas.

– Tu as raison.

– Dois-je te répéter les ordonnances que les Lusragan répètent à leurs blessés ? demanda Lenneth, ironique.

– Surveiller la guérison de leurs plaies, revenir en cas de souci, rétorqua Eusebio sur le même ton.

– Bien.

Cette fois-ci, ce fut l’estomac de Lenneth qui le trahit en émettant un grondement révélateur. L’herboriste le regarda avec un air amusé.

– Et dire que je voulais me plaindre des repas peu copieux de l’infirmerie ! Tu n’es pas mieux loti que moi. As-tu seulement dîné, ce soir ?

– Non. J’étais un peu... préoccupé.

– J’ai vu.

Lenneth lui jeta un coup d’œil surpris. Il sourit cependant.

– Allons voir si nous pouvons glaner quelque chose aux cuisines. Je te raconterai.

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