Chapitre 19 - Nomination (partie 2)

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Et alors qu’il cherchait à la consoler, elle si forte d’habitude, en lui caressant maladroitement la nuque, alors qu’elle reniflait de façon peu seyante dans ses doigts trempés de larmes, Lenneth ne savait plus quoi penser. Il se sentait perdu.

– Moravia, qu’y a-t-il ? chuchota-t-il avec une pointe d’effroi dans la voix.

Elle ne le repoussait plus désormais, mais s’accrochait désespérément à lui, comme si elle se sentait sur le point de sombrer. Moravia sanglota encore plus fort, balbutiant des paroles incompréhensibles.

– Quoi ? Qu’as-tu dit ? la pressa-t-il, pris soudain d’un affreux pressentiment.

Ses larmes crevaient son cœur comme d’innombrables morceaux de porcelaine brisée. La jeune femme finit par rassembler ses mots, redressa la tête contre la poitrine de son amant, articulant entre deux nouveaux hoquets :

– Je suis enceinte.

La Sisä Censora Zander fut réveillée dès l’aube par un léger grattement à sa porte. Le Man qui se tenait sur le seuil portait dans ses bras une tenue d’apparat digne des plus hauts dignitaires : une robe de soie aux fils d’argent, une broche représentant un nymphéa, forgé du même métal que les perles et plumes traditionnels qui ornaient sa chevelure.

– Maîtresse, fit le Man en s’inclinant poliment par-dessus les beaux atours, les Primats vous prient d’accepter et de revêtir ces vêtements en vue de votre Nomination.

Le Primat Neser me prie, tu veux dire, reprit la Sisä.

– Eh bien... oui.

– Alors non, merci, rétorqua-t-elle en refermant sèchement la porte sur le serviteur.

Les attributs du nouveau Primat étaient une faveur non négligeable, et elle savait que Neser n’était pas étranger à son changement de statut, mais ne comptait pas lui donner la satisfaction de lui en être reconnaissante. Il ne lui aura pas fallu longtemps pour tenter de m’acheter, songea-t-elle avec un petit reniflement sarcastique. Il ne me porte pas dans son cœur, et il doit enrager de me voir nommée en tant que Primat. Dommage que je ne sois pas aussi naïve que ce regretté Laird Jashan.

La vieille femme ouvrit sa commode et choisit une robe de simple coton gris perle, qu’elle étendit sur son lit. Dans la salle d’eau attenante, un léger clapotis lui apprit qu’un serviteur (peut-être celui envoyé par Neser) lui avait apporté de quoi faire sa toilette. La Sisä se dévêtit, retirant son ample chemise de nuit, et passa dans la pièce contigüe, séparée de sa chambre par une tenture de toile rouge. Le Man s’était déjà retiré, la laissant seule pour s’occuper d’elle-même – comme elle l’avait réclamé, longtemps auparavant. Tout en se glissant dans la baignoire remplie à ras-bord d’eau bien chaude, la Sisä espéra brièvement que son nouveau statut de Primat ne l’empêcherait pas de conserver quelques-unes de ses habitudes de toujours.

Une fois lavée et séchée, elle retourna près de son lit, passa au-dessus de sa tête la robe grise, chaussa une paire de mules assorties et s’installa devant une table à abattants munie d’un miroir. Elle entreprit de se coiffer, chassant des doigts les nœuds laissés par sa nuit d’insomnie, attrapant de temps en temps de longues épingles pour fixer son chignon sévère. Son seul ornement fut un petit nymphéa qu’elle accrocha au-dessus de ses plumes et perles d’argent, symboles de son rang de Sisä Censora.

Elle devrait sacrifier son confort personnel au luxe d’appartements privés et au déploiement de faste et de décorum inhérent à sa nouvelle position ; ce fut là une pensée amère, alors qu’elle fermait sa chambre à clef et prenait la direction du Guet. Elle avait toujours refusé d’habiter Pizance et ses maisons individuelles trop spacieuses, leur préférant l’exiguïté des cellules de la Muraille. La seule richesse due à son rang et à laquelle elle s’était volontiers pliée était la salle de bains personnelle, munie d’une antique baignoire à sabots – qui tenait plus du baquet de cuivre que l’on aurait déposé sur quatre pieds en forme de pattes d’ours – dont elle était fière.

Dans les couloirs régnait une atmosphère tranquille, sereine, inhabituelle, loin du foisonnement sonore quotidien. Tous ou presque se rendaient au même endroit que la Sisä Censora ; ceux qui arriveraient trop tard devraient se contenter d’une place dans le cortège des spectateurs, le long de l’Aqueduc jusqu’à Nassadja, où elle prendrait officiellement ses fonctions de Primat. Elle reconnut à leurs têtes navrées ceux et celles qui devraient rester de garde à la Muraille, mais qui la saluèrent néanmoins avec déférence.

À Pizance, elle gagna le Quartier Liminaire, où un bourdonnement de voix annonçait une exaltation impatiente, grandissante. La Sisä Censora fut accueillie par un brouhaha réjoui, quelques acclamations joyeuses, devant le manoir du Consistoire. La foule s’écartait pour la laisser passer, créant une haie d’honneur jusqu’au parvis. Là s’alignaient, imposants, trois chars à fond plat, tirés par des chevaux harnachés aux couleurs des trois Primats en fonction – l’Étoile d’or pour le Yule Neser, l’Astrolabe de cuivre pour le Vikar Taledin, les Outils de fer pour le Kraft Khordel. Un quatrième, presque nu à côté de la magnificence des premiers, l’attendait elle. Lorsque les trois l’auraient conduite à Nassadja, elle pourrait faire prévaloir son droit de propriété sur ce char et l’orner du Nymphéa d’argent. Pour l’heure, au pied des marches du manoir, se tenait le Vikar Taledin, qu’elle eut peine à reconnaître tant sa peau d’écorce semblait étinceler au soleil, comme enduite de miel ambré. Il s’inclina respectueusement à l’approche de la Sisä Censora.

– Sisä Censora, la salua-t-il.

– Vikar Taledin, répondit-elle sur le même ton poli en dardant ses yeux de glace sur lui.

Il ne prit pas ombrage du titre qu’elle lui refusait, acceptant de bonne grâce d’être placé sur un pied d’égalité avec elle.

– Soyez la bienvenue, poursuivit-il.

– Êtes-vous donc le seul à venir m’accueillir ainsi ? dit-elle, sarcastique, en prenant la main qu’il lui tendait pour la conduire jusqu’au seuil.

– Vous connaissez Neser, admit-il avec un rire qui ressemblait à un trille amusé, entre les branches d’un arbre. Quant à Khordel, il vous attend dans le hall, avec la cape de cérémonie.

Il ouvrit la porte, sous les ovations de plus en plus fortes de la foule. Savent-ils qu’ils saluent la première femme Primat depuis longtemps ? se demanda la Sisä avec un demi-sourire. Se souviennent-ils seulement du nom de la dernière Primat ? C’était il y a peut-être cent soixante ans de cela, son nom était la Kraft Hathaelin, et elle est morte onze jours après sa prise de fonctions. Il n’y a plus qu’à espérer qu’elle ne soit pas la première d’une succession maudite.

Neser descendit l’escalier monumental qui menait à l’étage du manoir au moment où Khordel nouait la cape cérémonielle, un lourd manteau de soie d’argent, autour de ses épaules. Le Primat Yule la détailla des pieds à la tête, et une grimace fielleuse tordit ses lèvres lorsqu’il s’aperçut qu’elle ne portait pas les vêtements qu’il lui avait apprêtés. Cette mimique dura l’espace d’un quart de seconde, presque aussitôt remplacée par un sourire condescendant.

– Bienvenue, ma sœur, la salua-t-il en saisissant ses deux mains dans les siennes.

– Neser, répondit-elle avec une inclination polie de la tête.

Il déroge au protocole, grinça mentalement la Sisä, ironique, et ce n’est pas moi qui l’en blâmerait. Mais qu’espère-t-il en agissant ainsi ? Ma sympathie ?

Le Primat Yule Neser lui offrit galamment le bras et, encadrés par les Primat Vikar et Kraft, ils sortirent sur le parvis du manoir. Des Man les aidèrent à grimper sur leur char, leur attachèrent les chevilles au plancher, leur donnèrent les rênes, avant de s’écarter de leur chemin, sous les ovations de la foule, au moment où les Primats donnaient le signal du départ.

Dans un fracas assourdissant, enveloppés d’un nuage de poussière et du brouhaha des spectateurs, les trois chars prirent la tête du cortège, suivis de la Sisä Censora. Un vent froid mordait son visage et frappait ses joues. Les roues des chars jetaient de la neige fondue sur les côtés, mais personne ne s’en offusquait ; des enfants s’amusaient sur le chemin du convoi, jouant à qui esquiverait le mieux les chevaux lancés au trot. Cependant, parmi tous ces visages empreints d’une joie qu’elle ne s’expliquait pas, la Sisä Censora aperçut celui de l’Archiatre Toraayima Arbogaste, un peu à l’écart, au moment où les chars atteignaient la jonction entre la Muraille et l’Aqueduc des Dix-Mille-Pas. La jeune femme ne participait pas à la liesse générale, et son regard malheureux croisa un instant celui de la Sisä Censora.

Elle n’eut pas le loisir de s’y arrêter, ni d’y repenser ; le cortège fendait une foule de plus en plus compacte, de plus en plus euphorique à mesure qu’ils approchaient de Nassadja. Les chevaux achevèrent leur route à pas mesurés, et il sembla à la Sisä Censora être noyée par les mains légères qui cherchaient à la toucher, effleuraient sa cape, ses doigts enserrant les rênes, caressaient les mors, le pelage ruisselant de sueur des bêtes, ou se posaient sur le timon.

La cour du Panthéon lui parut bien vide lorsqu’ils mirent pied à terre. Silencieux, sagement rassemblés autour d’une longue estrade, les plus hauts dignitaires attendaient sa venue. Le Primat Taledin la conduisit cérémonieusement jusqu’à la tribune, exerçant sur son bras de discrètes pressions de sa main rêche, comme s’il sentait la tension qui lui nouait la gorge et l’estomac, et voulait la rassurer. Ce simple geste la toucha sincèrement, et c’est avec une force nouvelle qu’elle affronta le regard attentif des dignitaires en face d’elle, sous l’ombre silencieuse de Nassadja, seulement ponctuée de la rumeur de la foule.

Deux femmes portant les sept perles des Elkhêmi s’avancèrent et vinrent fixer sur sa poitrine un étrange assemblage de tiges de métaux, sur un rond de cuir monté sur une épingle. La Sisä avait déjà vu un tel objet, il y avait longtemps de cela – lors de la Nomination de son prédécesseur, le Laird Jashan, le premier à bénéficier de cette technique. Elle savait que l’alchimie permettait beaucoup de choses, mais prendre conscience qu’une création de cet ordre était accrochée au-dessous de son sein gauche la mettait mal à l’aise. Quand bien même le phénomène de répercussion et d’amplification lui avait été expliqué à l’époque, cela lui paraissait contre-nature. Sa voix, captée par les métaux sur son cœur, allait être, par un procédé alchimique, captée et reproduite, puis diffusée par les nombreux petits instruments astucieusement placés dans les conduites, cachés dans les gueules des gargouilles et les visages gravés sur les maisons de l’Aqueduc ou de Pizance. Répercuté des centaines de fois, son discours serait entendu des tréfonds de la Cité, et nourrirait les Veilleurs, à qui le sommeil des Dieux et des Gardiens incombait. Le souvenir des paroles du Laird Jashan lui revint, jusqu’au détail des trémolos hésitants, des platitudes lénifiantes et ennuyeuses, et se promit de garder une voix forte, et claire – ils n’avaient pas besoin de leur résonance alchimique pour l’entendre !

Les Elkhêmi lui firent un signe discret et s’éloignèrent sur une courbette. Sur sa poitrine, les métaux pulsaient d’un éclat obscur. Un silence de mort attendit ses premières paroles. La Sisä Censora releva la tête, chercha à capter tous les regards, et prit une profonde inspiration. L’écho de ses mots retentit à ses oreilles, démultipliés, et sur le rond de cuir luisaient, successivement, des miroitements de nacre, d’ambre et de grenat.

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