Chapitre 17 - Échappatoire (Partie 2)

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Devant lui, s’élevait la façade des thermes. Chaque maison à Pizance, chaque cellule, chaque chambre de la Muraille disposait au moins d’une cuve suffisamment spacieuse pour y tenir assis, recroquevillé, les genoux contre le menton, voire d’une baignoire en terre cuite pour les plus riches, et pour laquelle l’on faisait venir de l’eau bouillante – combien de fois avait-il lui-même pris son bain tiède, tant la distance entre les cuisines et sa chambre était grande ! Construits sur une source naturelle, les thermes constituaient le luxe. L’édifice ne payait pas de mine, à première vue, cependant ; l’entrée principale n’était qu’un modeste panneau de bois, au linteau bas, perçant un mur dépourvu de tout ornement, et sur lequel une niche creusée abritait une statuette représentant un berwvon, un esprit des sources – l’apothicaire se rappelait en avoir vu à Dixy, autrefois, sur les enseignes des bains publics. La porte donnait sur une vaste cour, autour de laquelle s’articulaient les différentes salles des thermes ; dans les vestiaires, pour quelques pièces de cuivre, des employés emportaient les vêtements, que les baigneurs retrouvaient à la sortie, brossés, reprisés ; puis venaient d’étroites cabines, équipées de cuvettes d’eau propre, de linges et de savons, et où l’on devait au moins se rincer le corps avant de pouvoir se rendre dans les bains ; derrière, des portiques montraient des galeries réservées à l’exercice physique ; un couloir menait aux bassins d’eau froide et tiède, un autre à l’étuve sèche, une petite pièce circulaire, au plafond voûté... Enfin, suivant son désir d’intimité, l’on pouvait préférer les salles de bain individuelles aux grands bassins collectifs.

La cour était un vaste rectangle de pelouse, à l’ombre de colonnades. L’une d’elles portait une inscription qu’Eusebio eut du mal à déchiffrer, tant l’usure l’avait lissée au cours des années – Erber D.S.P.F. mens sana in corpore sano[1]. Il ne la comprit pas, supposant que, pour une raison obscure, un plaisantin s’était amusé à graver un message sibyllin parmi les inscriptions et gribouillages qui ornaient les colonnes.

L’herboriste ne croisa que quelques Man, les bras chargés d’onguents, de savons ou de serviettes. Un groupe de jeunes gens s’entraînait à la course et le dépassa en une longue file essoufflée. Leur respiration, mêlée à leur sueur, créait des écharpes de brume blanchâtre derrière eux. Un bref instant, alors que les athlètes passaient à sa hauteur, il perçut, remontant jusque dans son échine et sa mâchoire, l’onde vibrante de leurs foulées frappant le sol en une cadence irrégulière.

Eusebio se dirigea vers une porte de bois brut, au fond de la cour, la fit coulisser et s’engouffra dans une pièce à peine chauffée, mais illuminée par les flammes des douzaines de lumignons accrochés au lustre. Les pendeloques, tournant légèrement sous l’effet du courant d’air apporté par l’entrée du jeune homme, scintillèrent sous les lueurs rougeoyantes, jetant des éclats d’or cuivré partout sur les murs et le sol. Le long des parois, des cabines ouvertes laissaient voir de petits tabourets, des serviettes en lin propres embaumant le savon de laurier et des sandales à semelle de bois. L’herboriste s’enferma dans l’un des vestiaires, retira sa tunique presque raidie par la crasse et la poussière, délaça ses bottes, retira son pantalon et ses chausses de laine épaisse. L’air froid lui picota le bas des reins, une chair de poule le fit frissonner. Lorsqu’il se pencha pour saisir une serviette, les cordons du sachet de thériaque glissèrent et vinrent lui chatouiller les oreilles. Eusebio ceignit ses hanches nues avec le tissu de lin, réfléchissant à toute vitesse. Il se mordilla nerveusement les lèvres, triturant de façon machinale la pochette renfermant son précieux antidote. Où pouvait-il le dissimuler ? Le jeune homme ne pouvait pas entrer dans les salles de bain avec, c’était évident – quand bien même il aurait eu le droit d’y pénétrer avec des objets personnels comme des bijoux, l’humidité brumeuse et chaude émanant des cuves ruinerait les propriétés de la thériaque. Il ne voulait pas non plus la dissimuler dans un pli de ses vêtements ou le fond de ses bottes ; ceux-ci avaient bien trop besoin d’être nettoyés, et un Man ne manquerait pas de découvrir le curieux petit sachet.

L’herboriste s’apprêta à enfiler de nouveau ses vêtements crasseux, résigné à remettre son expédition au lendemain. Une fois revenu dans le Quartier d’Enceinte, il ferait venir une cuve d’eau bien chaude et s’y laisserait tremper un moment, avant de prendre son quart à l’officine. Mais tout à coup, alors qu’il avait dénoué la serviette de lin et attrapé sa tunique, la dalle sous son pied s’enfonça un peu, suffisamment pour qu’Eusebio se sentît partir en arrière. Il trébucha. Une douleur aigue lui transperça la cheville ; il se rattrapa au tabouret, lâchant un grognement de douleur.

Entièrement nu, les fesses sur le sol gelé, jurant et grommelant, le jeune homme massa son pied meurtri, cherchant des yeux la cause de sa chute. Un morceau de dalle fendue, gros comme le poing, s’était descellé, l’arrête vive pointant au-dessus de la jointure. L’apothicaire inséra ses ongles bleuis par l’encre sous la pierre et la souleva, dégageant une petite cavité creusée dans la terre. C’était là sa chance ; il arracha presque le sachet de thériaque de son cou, le tassa au fond du trou et s’appliqua à replacer le fragment de pierre délogée avec minutie, jusqu’à ce que la fissure ne semblât plus qu’une fêlure, aussi fine qu’un cheveu, sur la dalle. L’herboriste se releva ensuite, prenant prudemment appui sur son pied endolori. Celui-ci ne s’avérait ni cassé, ni foulé, fort heureusement – seul un léger tiraillement, derrière le talon, se manifesta lorsqu’Eusebio porta tout son poids sur sa jambe. Il poussa du bout du pied sur la dalle cassée. Elle ne bougea pas.

Il éprouvait, étrangement, à la fois une impression obscure de liberté et un manque sourd, béant, dévorant. L’absence du léger poids autour de son cou, la sensation de sa peau nue, soulagée des cordons qu’il tirait sans cesse de façon quasi obsessionnelle, créaient dans son esprit comme une voix pressante qui lui chuchotait de reprendre son bien, de glisser sous ses dents une noix amère de remède, par précaution, de ne surtout pas se séparer du sachet de thériaque. Une fine pellicule de sueur perlait à son front, et Eusebio s’humecta les lèvres. Au prix d’un immense effort, toutefois, il enserra sa taille de la serviette de lin, rassembla ses vêtements, chaussa les sandales et se projeta presque hors du vestiaire, le souffle court.

Il laissa à une Man le soin de nettoyer ses vêtements, quitta les vestiaires, traversa un large couloir percé des portes menant aux différents bassins. Eusebio les ignora et préféra se diriger dans la partie des thermes réservée aux salles de bain individuelles. Réprimant des frissons, la peau marquée d’une chair de poule irrépressible, ses semelles de bois claquant durement contre le sol de pierre, il se colla aux murs tiédis, attentif au léger clapotis de l’eau chaude qui chuintait doucement, sous les pierres de tuf, dans ses canalisations de terre cuite.

Le couloir qu’il cherchait n’était qu’une longue galerie percée d’une multitude d’arcades, fermées chacune par un panneau de bois coulissant, et laissées ouvertes lorsque personne n’occupait la pièce. À cette heure, une seule était refermée. L’herboriste choisit une salle à l’écart, au fond du corridor, et fit glisser la porte dans son dos.

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