Chapitre 14 - Lusragan (partie 2)

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Guidé par l’index placardé sur une travée, l’herboriste grimpa un escalier en colimaçon qui le conduisit sur la galerie, dans un recoin minuscule laissant à peine de place pour se tenir entre la rambarde de fer forgé et les rayonnages. Une atmosphère de secret se dégageait de ce petit réduit, formant une bulle de coton qui sembla se refermer soudain sur Eusebio lorsqu’il parvint à l’étage. Cela lui fit l’impression d’une plongée dans le silence, un recoin isolé, loin sous la surface – ses oreilles se mirent à bourdonner, comme si les livres qui gisaient là exerçaient sur lui une sourde pression. Une unique lampe était accrochée à un clou rouillé, repoussant vaille que vaille l’obscurité de cet antre étrange. Les planches des rayonnages étaient si encombrées de rouleaux et de manuscrits qu’elle paraissait avoir été repoussée à l’extrême rebord du monde. Eusebio l’attrapa et la leva à hauteur de son visage, déchiffra les titres des ouvrages voilés de poussière.

Cette partie presque dissimulée de la bibliothèque ne devait pas recevoir de coup de plumeau bien souvent : le jeune homme se couvrit tout à coup le nez de sa manche et y réprima un éternuement. Ses yeux larmoyaient. Il clignait des paupières pour chasser les gouttelettes qui y perlaient lorsque son regard fut attiré par un titre inscrit à l’encre noire, sur la tranche d’un manuscrit relié de tendre vélin teint en ocre : Topographie historique et géodésie avancée de Pizance. Ce n’était pas à proprement parler un plan détaillé de la ville éponyme, mais un fatras de commentaires sur les différentes politiques d’urbanisme qui s’étaient succédées jusqu’à cinquante ans auparavant – l’auteur avait eu pour ambition de les répertorier mais, faute de successeur à sa noble tâche, la mort vint interrompre son œuvre. Il y expliquait que la Citadelle reposait sur le Néant, étant elle-même issue du Rien, et que par temps clair l’on pouvait discerner des bribes de l’Absolu ; que les tracés des ruelles de Pizance s’inspirèrent tour à tour des rayons solaires, des dispositions célestes des daimons, ou furent encore disposés selon un quadrillage de lignes parallèles et perpendiculaires, malgré les déchirures de la montagne où la ville s’était nichée. Il en résultait – et Eusebio avait pu le constater par lui-même – un assemblage hétéroclite de ruelles escarpées et sinueuses, d’avenues rectilignes se terminant brutalement en impasses, autour de quartiers mal définis. Si ce traité ne lui apprenait rien de bien intéressant, le jeune homme remarqua que l’arrogance de l’auteur le poussait parfois, dans un élan de générosité étudiée, à citer ses collègues par de rares références condescendantes : « Il va sans dire que dans son Histoire abrégée de Pizance, Helkor Leg Manlien ne propose qu’un bref aperçu de la façon dont les colons sont venus jusqu’à notre vénérable cité et en ont fait ce qu’elle est aujourd’hui. Toutefois, l’ouvrage présent se targue d’en explorer plus avant les origines... » ; « De son côté, si Landa Iathban, à la mesure de ses pauvres moyens, tente d’expliquer comment Pizance se retrouva isolée du monde, je chercherais pour ma part à formaliser le pourquoi... » Un petit rire sarcastique échappa à Eusebio devant tant de philanthropie hypocrite. Il nota les noms des deux auteurs mentionnés, espérant un tout autre style – ainsi que d’autres réponses à ses questions.

Il se doutait que sa recherche ne serait pas aisée. Le peu de temps dont il disposait, entre ses heures à l’officine et les soins qu’il dispensait aux malades, et le fait que les informations qui pouvaient lui être utile se trouvaient écrasées sous une masse monstrueuse d’ouvrages mal référencés, en partie oubliés ou partiellement détruits, ne lui rendrait pas non plus la tâche facile. Mais le jeune homme comptait sur sa persévérance et, peut-être, un peu de chance, pour trouver une échappatoire à sa prison dorée. L’accès à la bibliothèque lui était bien trop précieux pour qu’il perde son temps à chercher une perfection dans son métier – eût-il à sa disposition sept vies entières pour parcourir chaque ligne de chaque écrit disposé ici qu’il s’en serait fort bien accommodé, cependant. Eusebio était loin d’être aveugle : le dégel avait commencé, comme le prouvaient les petites taches de verdure qui réapparaissaient sous la glace, fondue par endroits, et les bourgeons qui coloraient timidement les pinacles de la Citadelle. Bientôt, le col de la montagne serait praticable. Le jeune homme désirait ardemment être prêt à repartir, quel que soit les moyens mis à sa disposition, quelles que soient les lois de Pizance ou Nassadja à cet égard.

L’unique ouvrage qu’eût écrit Landa Iathban consistait en un mince rouleau de parchemin jauni, rongé par l’humidité. Elle narrait l’histoire de ses ancêtres qui, à l’approche d’événements apocalyptiques, avaient trouvé refuge dans la montagne, fuyant par des galeries creusées bien longtemps avant par les Anciens Hommes, pour découvrir les ruines du village qui deviendrait Pizance. Eusebio en conclut que le réseau de troglodytes qui courait sous la ville d’albâtre devait être un reliquat de ces boyaux souterrains, en partie effondrés – certainement à dessein, songeait-il tout en partant en quête de l’Histoire abrégée de Helkor Leg Manlien. Connaissant la triste destinée de Zygmund Hasko, le père de Maître Arminius, et sachant que l’on ne quittait pas Pizance, d’après les dires du vieil homme, Eusebio n’aurait pas été étonné d’apprendre que les hautes instances de Nassadja avaient, il y a bien longtemps, décidé de condamner l’accès à Pizance en faisant s’écrouler les galeries dans la montagne. Peut-être était-ce là une des raisons que voulait évoquer l’auteur de Topographie historique et géodésie avancée de Pizance – le « pourquoi » de l’isolement de la ville d’albâtre.

Helkor Leg Manlien, dans son Histoire abrégée de Pizance, ne lui apprit rien de plus que Landa Iathban ; tous deux reprenaient le récit des origines. Un peu déçu, Eusebio s’apprêtait à reposer l’ouvrage sur son étagère lorsqu’un feuillet décollé tomba au sol dans un léger bruissement. L’apothicaire s’agenouilla, encombré d’une main par la lampe qu’il tenait toujours, et de l’autre par l’épais volume. La teinte jaunie du parchemin, qu’il ne quittait pas des yeux, attisa sa curiosité et le jeune homme glissa à tâtons le livre sur un rayonnage, avant de se saisir de la feuille soigneusement pliée en quatre et froissée, comme si elle avait rarement quitté la poche de son propriétaire. Eusebio étouffa une exclamation de surprise. En haut se tenait, dans un coin rongé par la moisissure, rendue presque illisible par le temps, la signature de Zygmund Hasko. Le jeune homme déchiffra le reste du parchemin avec avidité.

Le défunt avait tracé un plan complexe, marquant de croix tous ses repérages, de la ville d’albâtre, la Citadelle, et le réseau de galeries sous le Guet. Eusebio tenait entre ses doigts fébriles un sombre vestige d’un homme mort depuis longtemps, comme un écho spectral. L’apothicaire essuya sa main moite sur sa tunique, de crainte de tacher le parchemin fragilisé.

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