Chapitre 13 - Lenneth (partie 3)

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Que ce soit en officine ou auprès des patients, l’apothicaire avait eu à plusieurs reprises l’occasion de travailler avec Teilo et Lisice, et plus rarement avec Lenneth. Si ce dernier conservait sa bonne humeur à longueur de temps, allant jusqu’à siffloter des airs guillerets en préparant des remèdes ou jouer les galants serviables auprès des patientes d’un certain âge, les premiers, quant à eux, évoquaient dans l’esprit d’Eusebio deux chevaux de trait. Rompus à la besogne, habitués au travail d’équipe, mais dépourvus de volonté propre. Gentils, sans plus. Ils étaient de ceux qui préparaient les remèdes sans même y songer, prenant part à l’harmonie dansante d’une officine. Sans démentir leurs belles capacités en tant que Lusragan, le jeune homme se sentait embarrassé lorsqu’il ne les croisait pas en tant que collègues. Il ne pouvait les considérer comme des amis – inconsciemment, peut-être ne l’avaient-ils accepté, lui l’Exlimitus illettré, dans leur petit groupe, que parce que le charismatique Lenneth remplissait d’une certaine manière le rôle de meneur.

Et qu’en était-il de la relation qu’entretenaient le jeune Lusragan et sa belle Man ? Eusebio ne pouvait croire que Lisice ou Teilo fussent au courant. Que lui-même en soit avisé continuait de l’étonner. Lenneth lui accordait-il une confiance aussi absolue ? Il est vrai qu’au moment de l’aveu déguisé du jeune Lusragan, Eusebio et lui ne se connaissaient que depuis la veille. Ce qui avait d’abord ressemblé à une simple facétie – J’aime bien l’ambiance, avait dit le Lusragan pour expliquer sa présence continuelle dans la Muraille, alors que beaucoup d’autres regagnaient leur foyer à Pizance même – apparaissait dès lors, aux yeux d’Eusebio, comme l’expression d’un besoin devenu vital : faire part d’un secret bien trop lourd à porter. Peut-être, tout simplement, Lenneth le voyait-il comme quelqu’un digne de confiance – parce que, en tant qu’Exlimitus, il n’appartenait pas totalement à ce système qui vouerait aux cent diables et au néant un amour jugé impie ? Et si, de son côté, Al désapprouvait certaines des lois qui régissaient cette société dissimulée au cœur des montagnes, quelle serait sa réaction, s’il apprenait que son ami Lenneth était un parjure ? Qu’il le sache déjà, d’ailleurs, n’eût pas étonné Eusebio ; dans ce cas, pour quelles raisons l’Artifex n’avait-il pas trahi sa confiance ?

À la pensée des petits gâteaux, dont la saveur épicée avait si facilement dissimulé le goût de l’opium, l’estomac de l’herboriste eut un dangereux soubresaut. Heureusement, Lenneth, tout à ses cordiales poignées de mains à Lisice et Teilo qui, convoqués à un séminaire, prenaient congé, ne remarqua pas son haut-le-corps. Eusebio s’efforça de le réprimer très vite et adressa un joyeux signe de la main aux deux Lusragan.

– Je t’invite à prendre un verre à La Montagne bleue, avant que tu n’ailles te perdre ailleurs.

– Volontiers, répondit le jeune homme en enjambant son siège. Je goûterais bien à leur nouvelle bière, moi aussi.

Tous deux gagnèrent les portes du réfectoire, se frayèrent un chemin au milieu des Kraft, Vikar et Sisä de toutes fonctions, et de là, gagnèrent leurs quartiers, où Eusebio récupéra sa besace, y glissa carnet, calame et flacon d’encre soigneusement bouché. Puis les deux amis se rendirent aux escaliers du Guet. Passant devant l’alcôve, Lenneth poussa un soupir.

– Tu dois me prendre pour un crétin ou un fou.

– Fou, non, rétorqua Eusebio, un sourire malicieux sous sa barbe. Crétin, peut-être. Imprudent, sans doute.

– Donc, tu nous as... euh... surpris ?

Les joues de Lenneth prirent une brusque teinte pivoine. Il s’était mis à chuchoter – précaution peut-être inutile, car ils étaient seuls dans ce corridor. Un courant d’air vint agiter les rideaux, qui glissèrent, en une caresse sensuelle, le long des pierres, révélant, comme une invite, une parcelle d’intimité. Eusebio hocha la tête en silence, rouge d’embarras à son tour.

– Ce n’est pas facile de trouver une cachette... avoua Lenneth lorsqu’ils franchirent la porte du Guet.

N’ayant jamais vu Moravia en dehors de la Muraille, Eusebio en avait supposé qu’elle y restait cloîtrée – en sa qualité de domestique affiliée au Quartier d’Enceinte, comme d’autres Man. Pizance et ses ruelles tortueuses devaient lui être défendues, sans quoi, Lenneth n’aurait sûrement pas manqué de faire venir son amante dans une garçonnière, plutôt que de prendre le risque de se faire surprendre, au détour d’un couloir... L’herboriste comprenait d’autant mieux la volonté de son ami de loger dans les quartiers des Lusragan, à l’inverse de Teilo ou Lisice : ses allées et venues de noctambule amoureux passaient presque inaperçues. Une pensée affleura soudain dans l’esprit d’Eusebio – si Lenneth, en sa qualité de Lusragan, fournissait les médicaments aux Man dans le besoin, était-ce parce qu’il se mourait d’amour pour l’une d’entre eux, parce que Moravia le manipulait peut-être ? La réponse à cette question le fit toussoter de gêne et rougir un peu plus : non, impossible. Hier soir, dans l’alcôve, ni ses yeux, ni ses oreilles n’auraient pu l’abuser, la jeune femme ne feignait pas le plaisir. D’ailleurs, rien ne prouvait que Lenneth fût le pourvoyeur clandestin.

Ils étaient parvenus devant La Montagne bleue, dont l’enseigne figurait un tonneau sur un piton rocheux stylisé. Ses couleurs d’azur rivalisaient avec les teintes glacées des stalactites qui pendaient de son bois peint. Un vent frisquet faisait claquer les manteaux des deux jeunes hommes, et quand bien même le dégel commençait à poindre, ils accueillirent avec joie la bouffée de chaleur bienveillante qui s’échappa par la porte de la taverne, et s’y engouffrèrent sans attendre. Un feu de tourbe ronflait dans l’âtre central. Quelques personnes étaient rassemblées autour, avec lesquelles les deux nouveaux arrivants échangèrent les derniers ragots tout en chauffant leurs doigts gourds à la chaleur des flammes. Puis Lenneth lui offrit une de ces fameuses bières rousses : sous l’écume mousseuse, se reflétaient des éclats ambrés, et des senteurs mêlées de miel et d’épeautre en amenuisaient agréablement l’amertume. Le jeune Lusragan trinqua à l’amitié, trouva la bière fameuse. Il demanda à Eusebio ce qu’il comptait faire de son temps libre ; l’herboriste raconta alors sa découverte de la bibliothèque de Nassadja, et évoqua son envie d’y retourner.

– Je ne suis même pas étonné qu’un lieu pareil t’attire, plaisanta son ami.

Eusebio finit par prendre congé lorsque, au fond de sa chope, ne restèrent que de menus débris flottants.

Quand il retrouva l’air froid de l’extérieur, le contraste soudain lui fit l’effet d’un doigt glacial le long de l’échine. Le jeune homme resserra les pans de son manteau autour de lui et se dirigea d’un pas rapide vers la métairie.

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