Chapitre 36 - Retour (partie 2)

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Ce dernier se hissa sans mal sur sa monture, malgré ses mains déformées par les rhumatismes. Gabe aida, ou plutôt contraignit l’apothicaire à faire de même, et tendit la bride au maître palefrenier. Ainsi, pas d’échappatoire possible. Eusebio jugea que le cuir sec prendrait feu aisément, qu’un simple mot – Palaminen – le libèrerait, qu’il pourrait faire volter son cheval et s’enfuir. Mais il s’abstint, songeant avec une ironie glaçante que les bêtes d’Abbott étaient trop bien dressées pour dévier de leur route.

Il huma l’air chargé de fumier de l’écurie longtemps après l’avoir perdue de vue au détour d’une ruelle. Abbott leur frayait un chemin, à petit trot, parmi la foule qui convergeait vers la place du marché. Les annonces d’un colporteur leur parvenaient, de loin, assourdies par les appels d’un camelot et les discussions des badauds.

Abbott mena les chevaux jusqu’à une immense bâtisse de grès, flanquée d’une tour carrée, en haut d’une venelle tortueuse. La majesté de la demeure, perchée sur un promontoire rocheux, contrastait avec les maisons qui s’entassaient pêle-mêle jusqu’à mi-hauteur de l’enceinte. Tout en descendant de selle, le vieux palefrenier héla un serviteur d’une voix forte et lui ordonna de les annoncer auprès du Régent. Pas un instant son regard ne quitta Eusebio.

Le gouverneur de la ville les fit patienter dans le hall d’entrée, orné de lattes de bois noir, avant de les recevoir dans son salon. Des fenêtres ouvertes, le bruit incessant des vagues arrivait jusqu’à eux. Sur une table laquée, trônaient une carafe de vin, une coupe de fruits, quelques verres en étain. Le Régent Ancilla les invita à s’asseoir et les servit lui-même. Puis il demanda à Abbott ce qui les amenait.

Eusebio les écouta d’une oreille distraite, se contentant de faire tourner la boisson dans son verre, sans y goûter. L’odeur suave du raisin et sa couleur de sang l’écœurait. Les rides à la surface formaient des cercles concentriques qui lui rappelèrent le curieux symbole sur la page de garde du Livre du Chaos.

Un piton de roches, tel un Œil gigantesque à l’iris de pierre immuable, plonge dans les eaux noires et profondes d’un lac à la forme parfaitement circulaire, et qui recouvre à jamais la cité engloutie de Lahaco.

Il se remémora aussi les mots anciens, en tête du livre

tempus enim prope est

et se demanda à nouveau ce qu’ils pouvaient bien signifier. Il leur trouvait soudain une saveur, un écho particulièrement attirant. Ensorcelant.

– Que dites-vous, Maître Bartolomei ?

– Quoi ?

– Vous parliez... d’une cité engloutie, reprit le Régent. Lahaco ?

Le jeune homme s’ébroua, comme éveillé d’un rêve singulier, et comprit seulement, devant les regards appuyés du Régent et d’Abbott, qu’il avait murmuré les passages du Livre.

– Je suis désolé, répondit-il sans en penser un mot. La fatigue du voyage.

– Hum. C’est compréhensible. Bien. Abbott m’a, je crois, clairement expliqué la situation. Il m’a demandé un prix raisonnable pour la jument et le briquet.

Durant tout le temps de sa rêverie au beau lustre noir, Eusebio n’avait pas remarqué que le Régent avait fait venir un petit coffret. Il en sortit une bourse de cuir, versa sur la table une pluie de pièces de cuivre et d’argent, préleva la somme convenue et la tendit à Abbott. Ce dernier inclina la tête en un remerciement muet. Ensuite, le Régent fit appeler deux de ses serviteurs, à qui il demanda d’officier en tant que témoins. Abbott jura avoir reçu une compensation honorable en échange de la perte d’une jument et d’un objet de grande valeur. Eusebio grinça des dents, sarcastique : pas de papier, pas de contrat. Le vieux palefrenier ne savait même pas écrire son propre nom.

Et, sans un regard vers l’apothicaire, le vieux palefrenier s’en fut après avoir pris poliment congé.

– Maître Bartolomei, fit le Régent après un long silence, savez-vous ce qui vous lie à moi, désormais ?

– Une dette.

– Précisément. Sachez que, si j’ai accepté de la contracter, c’est par égard pour vous.

Eusebio n’avait besoin ni de ce ton moralisateur, ni du petit sourire satisfait, pour comprendre où l’homme voulait en venir ; désormais, il ne pourrait être libre que lorsqu’il aurait fini de le rembourser. Non seulement Abbott avait obtenu gain de cause, mais il avait aussi étalé la disgrâce et l’humiliation de l’apothicaire devant l’homme le plus riche de Vertemer et ses serviteurs – autant dire que, d’ici quelques jours, toute la ville le saurait. Il poussa un soupir et se redressa.

– Et je jure de vous rembourser jusqu’à la dernière once de cuivre, annonça-t-il d’une voix sans timbre. Que tous, ici présents, en soient témoins.

« Que les Gardiens et les hommes, » fit le spectre de Tora dans sa tête, « vous accordent leur estime si vous êtes fidèle à vos promesses. Soyez couvert d’opprobre et méprisé de vos confrères si vous y manquez. »

Le souvenir de ses baisers s’effaça, laissant place à un regard perdu, au brun chaud mangé d’arabesques mauves.

La tête rentrée dans les épaules, les yeux baissés, il s’enfonça en boitillant dans les ruelles étroites, traversa la place du marché grouillante de monde, se fraya un chemin parmi les badauds rassemblés autour de l’étal d’un colporteur, évita soigneusement le coin où s’étaient installés Caleb et son père, claudiqua jusqu’à la voûte de grès, grimpa les marches dallées, descendit la venelle étroite. Son souffle rapide lui raclait les poumons et la gorge. Une mince pellicule de sueur couvrait son front, où se collaient des mèches de cheveux. Il les écarta sans y penser, haletant.

Enfin, il posa le regard sur son officine. En contrebas de la ruelle tortueuse qui la longeait, il entendait le murmure des vagues qui venaient s’écraser contre les marches. Eusebio posa la main sur l’arche de grès, glissa ses doigts sur le bois et le fer forgé de la porte. Il attendit la bouffée de joie puissante de celui qui revient chez lui après de longs mois d’errance, mais ne parvint pas à la ressentir. Au lieu de cela, un gouffre profond l’habitait, un vide engourdi, insondable. Même la familiarité des lieux ne l’atteignait plus. Eusebio appuya sur la poignée et ne rencontra que la résistance de la porte lorsqu’il s’y accouda pour l’ouvrir. Le bois, humide et gonflé, racla la pierre. Le jeune homme réussit à le pousser suffisamment pour se faufiler à l’intérieur.

Les ténèbres de l’officine s’épanouirent en une corolle noire devant ses yeux. Il mit un court instant avant de s’habituer à la pénombre. Une odeur de renfermé, âcre et lourde, empuantissait l’atmosphère. Eusebio tâtonna jusqu’à la cheminée, rassembla au toucher un peu de bois et tendit la main.

Palaminen, prononça-t-il.

Une onde de chaleur familière le traversa de part en part ; sous ses doigts, une lueur grise étincela, lécha les bûches et se mit à les grignoter avec une voracité grandissante. Assis à même le sol, Eusebio nourrit le feu grandissant, les yeux plongés dans la danse mordorée des flammes.

Il se décida à explorer son officine lorsque la lumière eut en partie repoussé l’obscurité. Le sol dallé, les boiseries, les rayonnages, les albarelles, l’alambic, les piluliers de faïence, les vases en céramique... tout était recouvert de poussière. Les ingrédients, inutilisés depuis des mois, étaient perdus. Le jeune homme ouvrit plusieurs tiroirs, vit la soie en cocon moisie, le trèfle et la myrrhe pourris, la digitale gâtée. S’il espérait rembourser sa dette, il devrait d’abord implorer un crédit auprès du Régent. Une bouffée de rage impuissante l’envahit et il jeta ce qui lui tombait sous la main à travers la pièce. Les pots fragiles vinrent éclater contre les murs en crépitations à peine satisfaisantes. Les substances se mêlèrent en coulures fétides. Eusebio hurla, de fureur, de souffrance, de fièvre et de folie. Il ne parvenait plus à se sentir attristé – seule une colère abyssale et sauvage l’enveloppait comme un linceul.

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