Chapitre 11 - Intronisation (partie 2)

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Un vieil homme se présenta ensuite comme étant le Sisä Émissaire Zaël ; il fit venir sur l’estrade un adolescent au corps élancé, à qui il adressa un discours plein de verve et de recommandations. Puis, il entreprit de défaire d’un geste adroit les perles orange qui ornaient une des mèches de l’enfant, avant de les remplacer par d’autres – deux billes, de jade et d’ivoire, et un éclat de zinc forgé en plume. Eusebio remarqua l’air grave, un peu emprunté, de l’adolescent, et son regard à la fois fier et respectueux posé sur son supérieur. Le garçon prêta serment et rejoignit la foule, qui l’accueillit avec chaleur, tandis que la Sisä Censora inscrivait le nom du jeune intronisé dans son registre. Le Sisä Émissaire retourna à sa place, puis Lenneth, que l’herboriste n’avait jusque-là pas aperçu, s’avança au pied de l’estrade et se tourna vers le public.

– Moi, Kraft Lusragan Lutdz, déclara l’ami d’Eusebio, souhaite présenter au Consistoire Zentha Bolltes, conduite sous ma responsabilité.

Il fit signe à une toute petite jeune fille replète de s’approcher. Celle-ci portait la perle caractéristique des apprenants, mais Eusebio ne se rappela pas l’avoir vue au cours de Maître Arminius. Chuuluny serra les doigts de la dénommée Zentha Bolltes en un geste d’encouragement, et cette dernière s’avança d’un pas timide vers l’estrade, où l’attendaient la Sisä Censora et Tora.

– Zentha Bolltes, dit l’Archiatre avec solennité, tu te présentes à nous à la fin de ton cycle d’apprentissage. Ton parrain, le Kraft Lusragan Lutdz, te propose de t’élever aux fonctions de Kraft Samarit. Le souhaites-tu ?

– Oui, répondit la jeune fille d’une petite voix fluette, mais sans hésiter le moins du monde.

– Comprends-tu les responsabilités qui t’incomberont ?

– Oui.

– Acceptes-tu de te plier à la discipline que l’on t’imposera, d’agir dans l’intérêt et pour le bien des malades, de considérer tes collègues comme tes frères et tes sœurs, de te garder de tout méfait contraire à tes fonctions ?

– Oui.

– Bien, dans ce cas prête serment, ordonna Tora.

– Que les Gardiens et mes maîtres soient témoins de mon engagement. Je jure d’exercer mon art avec conscience, dignité et loyauté, de consacrer ma vie au service de mes patients et de considérer leur santé comme mon premier souci. Je témoignerai à mes maîtres, mes frères et sœurs le respect et la reconnaissance qui leur sont dus. Je m’abstiendrai de tout mal et de toute injustice, je veillerai à ce que mes connaissances ne soient utilisées que dans l’intérêt de mes patients.

– Si tu remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il te soit donné de jouir heureusement de ta vie et de ta profession, honorée à jamais des Gardiens et des hommes ; si tu le violes et que tu te parjures, puisses-tu avoir un sort contraire !

L’Archiatre défit alors la tresse de Zentha Bolltes, retira les perles orange et les remplaça par celles des Kraft Samarit.

– Sois la bienvenue, Kraft Samarit Zentha Bolltes, fit Tora avec chaleur.

Elle lui donna l’accolade sous les applaudissements nourris du public, puis la jeune fille rejoignit Chuuluny, recevant au passage les félicitations de Lenneth, son parrain.

Eusebio suivit la suite de la cérémonie d’une oreille distraite – le serment prêté par la jeune Samarit faisait surgir des réminiscences. Ce n’est que lorsque Tora nomma un nouveau Lusragan, après que l’un des autres responsables eût accueilli à son tour un Juge, que l’herboriste se le rappela tout à coup : les paroles lui étaient non seulement familières, mais aussi inhérentes. Zygmund Hasko les avait répétées suffisamment de fois, avant de lui faire réaliser un simulacre de cérémonie du serment, peu de temps avant sa disparition. Eusebio appliquait ces paroles comme des préceptes, des dogmes, depuis qu’il était apprenti apothicaire, sans jamais interroger leur bien-fondé ou les remettre en question. Les entendre de la bouche de ses confrères lui fit courir des frissons de glace brûlante le long de l’échine et des bras – c’était comme entendre un fantôme, et retrouver un vieil ami.

À son tour, Chuuluny fut appelée sur l’estrade, annoncée par Maître Arminius. La jeune fille prêta serment, reçut un collier semblable à celui du vieux Magister, et reprit sa place dans la foule. L’herboriste la félicita chaudement – c’était grâce à sa patience et à son habileté qu’il avait pu vraiment apprendre à écrire et à lire. Le jeune homme se promit de lui donner les recettes de ses meilleurs onguents, en prévision des inévitables rhumatismes qui viendraient lui ronger les doigts dans quelques années.

On attribua ainsi leurs fonctions à une vingtaine d’adolescents – pas un adulte parmi ces nouveaux intronisés, put constater l’herboriste. Il demanderait à Lenneth ou Maître Arminius si s’élever dans de nouvelles fonctions était possible, au cours d’une vie. Tora avait-elle toujours été Archiatre ? Et, en dehors de toute considération d’âge, songeait Eusebio avec une pointe d’envie qu’il ne voulut admettre, Chuuluny possédait-elle suffisamment d’expérience pour assumer les responsabilités d’un professeur ? Lorsque les derniers applaudissements s’affaiblirent, il crut que la cérémonie était achevée et que la Sisä Censora Zander allait refermer son registre ; mais Tora reprit la parole :

– Moi, Kraft Archiatre Arbogaste, souhaite présenter au Consistoire Eusebio Bartolomei, conduit sous ma responsabilité.

Un murmure d’approbation traversa la foule. Indécis, muet d’étonnement et d’incompréhension, le jeune homme ne bougea pas.

– Venez donc, dit la Sisä Censora d’un ton sec.

Il sentit que quelqu’un – probablement Arminius – le poussait en avant. Le geste, à la fois bienveillant mais ferme, l’obligea à mettre un pied devant l’autre, jusqu’à se retrouver au pied de l’estrade. L’œil sans âge du Primat Taledin ne se détachait pas un seul instant de lui. Sous le regard glacial de la Sisä Censora, et sous celui de centaines d’autres personnes, de toutes parts, se sentant peu encouragé, malgré le sourire engageant de Tora, Eusebio grimpa gauchement sur le plateau de bois, trébucha contre l’épais tapis dépassant du rebord. Le cœur battant, rouge de confusion, le jeune homme se redressa, s’attendant aux moqueries et ricanements, dans son dos. Au lieu de quoi, la Sisä Censora Zander lança d’une voix forte :

– Eusebio Bartolomei, vous vous présentez à nous en tant qu’Exlimitus, accepté et formé par la communauté des Kraft. Le Vikar Magister Hasko a certifié auprès du Consistoire que votre apprentissage était achevé. Votre marraine, la Kraft Archiatre Arbogaste, vous propose de vous confirmer dans vos fonctions de Kraft Lusragan. Le souhaitez-vous ?

Il ne sut que répondre, tant il avait la gorge sèche et l’esprit troublé. Malgré lui, il nota que seule la caste des Kraft l’avait admis, selon les termes de la Sisä – pas Pizance, pas Nassadja, pas les Yule, pas elle. Cela signifiait-il que l’on désapprouvait sa présence ? Où se plaçait l’intérêt de Tora, alors ? Le jeune homme déglutit avec difficulté.

– Eh bien, le souhaitez-vous ? répéta la Sisä Censora avec impatience.

– Ou... oui, bredouilla Eusebio d’une voix rauque.

– Acceptez-vous de vous plier à la discipline que l’on vous imposera, de continuer à agir dans l’intérêt et pour le bien des malades, de continuer à considérer vos collègues comme frères et sœurs, et acceptez-vous de vous garder de tout méfait contraire à vos fonctions ?

Encore une fois, cette syntaxe subtile – l’était-elle délibérément ? La Sisä Censora voulait-t-elle signifier par ses propos que, loin d’être irréprochable, il ne se pliait pas suffisamment aux exigences de Pizance, ou de ses responsabilités en tant que Lusragan ? Le soupçonnait-on de transgresser les règles, de refuser de s’intégrer complètement à ce monde ? Cette Intronisation ne sonnait-elle pas comme une opportunité de le remettre dans le rang... ?

– Eusebio Bartolomei, dit la Sisä Censora, agacée, souhaitez-vous que la Kraft Archiatre Arbogaste vous récite les différentes parties de votre serment ?

Le jeune homme se rendit compte de tous ces regards, braqués sur lui, et des murmures interrogatifs qui commençaient à échapper aux spectateurs. Il réfléchit rapidement, parvenant à la conclusion qu’il ne pouvait se permettre, décemment, de refuser d’être confirmé dans ses fonctions – il ne pourrait qu’y gagner en liberté d’action, trouver une solution pour quitter Pizance. Une brève pensée le traversa : était-il devenu paranoïaque ? Eusebio se rappela la thériaque, soigneusement dissimulée au fond de sa poche.

– Non, je le connais, déclara-t-il avec plus d’assurance.

Et, fixant du regard les hauts responsables, l’un après l’autre, comme s’il souhaitait faire comprendre qu’il n’était pas dupe, qu’il n’ignorait pas de quelles chaînes il s’encombrait avec ce serment des hypocrites, Eusebio récita :

– Que les Gardiens et mes maîtres soient témoins de mon engagement. Je jure d’honorer ceux qui m’ont instruit dans les préceptes de mon art et de leur témoigner ma reconnaissance en restant fidèle à leur enseignement ; d’exercer, dans l’intérêt de mes patients, ma profession avec conscience et de respecter les règles de l’honneur, de la probité et du désintéressement ; de ne jamais oublier ma responsabilité et mes devoirs envers les malades et leur dignité. En aucun cas, je ne consentirai à utiliser mes connaissances et mon état pour corrompre les mœurs et favoriser des actes criminels.

– Que les Gardiens et les hommes vous accordent leur estime si vous êtes fidèle à vos promesses, poursuivit alors Tora en s’approchant de lui. Soyez couvert d’opprobre et méprisé de vos confrères si vous y manquez.

La jeune femme, dans un geste empreint d’une grande tendresse, défit la tresse qui retenait les trois perles de Lusragan dans ses cheveux. Eusebio sentit la douceur de la main contre sa joue, sur son oreille, noyé dans le regard noisette de Tora, posé sur lui. Le cœur battant à tout rompre, incapable de respirer, attentif au souffle chaud qui lui caressait le visage, aux lèvres envoûtantes qu’il aurait voulu embrasser sur-le-champ, l’herboriste ne comprit pas tout de suite le trouble qui l’envahissait, et s’obligea à détourner son attention de ce que faisait l’Archiatre. Cette dernière remplaça la petite perle orange par une blanche, et s’appliqua à refaire la natte. Ses gestes ne furent-ils pas, alors, plus mesurés, plus appuyés qu’auparavant ? Son sourire plus suave, son regard plus doux encore ?

Puis Tora, sans marquer d’hésitation, enlaça Eusebio dans une étreinte chaleureuse ; le jeune homme sentit son corps désirable se coller au sien, sa tête se poser doucement sur son torse. Sans réfléchir, il lui rendit son accolade, résistant de toutes ses forces à l’envie furieuse de lui caresser les cheveux, la nuque, les épaules...

L’instant trop bref se brisa comme du verre lorsque Tora se détacha de lui, alors que retentissaient les applaudissements de la foule.

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