Chapitre 35 - Déchirure (partie 2)

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Confortablement installé dans un fauteuil rembourré de coussins – celui-là même, se rappela Eusebio, où Mire était assise la dernière fois qu’il l’avait vue, des années ou des siècles auparavant –, le Chenu le regarda entrer dans le séjour. Comme il lui semblait vieilli, cet homme ! Sa peau parcheminée, jaunie, était si fine que le crâne transparaissait ; la chair avait fondu, découvrant les os saillants des mâchoires, des épaules et des poignets. On aurait dit un oiseau, tant il se tenait courbé. Eusebio, gêné malgré lui par le regard froid du Chenu, par la menace latente des yeux voilés, lui souhaita le bonjour.

– Caleb ! Caleb ! chevrota le vieillard, visiblement agité.

L’adolescent accourut de la pièce voisine, attrapa les mains tremblantes que lui tendait le Chenu.

– Viens, Granpa, dit-il en l’aidant à se relever – l’apothicaire remarqua que sa voix avait pris des intonations plus graves. Allons faire un tour. T’veux voir les chèvres ?

Un coup d’œil glacial dans sa direction dissuada Eusebio d’approcher. Caleb conduisit avec précaution son grand-père jusqu’à la porte d’entrée, qu’il referma derrière eux d’un claquement sec. Le jeune homme ressentit d’un coup la tension accumulée en quelques instants. Il soupira, perplexe et furieux à la fois. Qu’avaient-ils donc, tous les deux ?

– Faut pas leur en vouloir, Maître.

L’interpellé se retourna et aperçut Elya, dans l’encadrement menant à la deuxième pièce du rez-de-chaussée, les bras chargés d’un plateau. La tête légèrement penchée de côté, la femme sembla le jauger un instant. Puis, estimant sans doute qu’il ne sombrerait pas dans un autre accès de fièvre, elle s’avança dans le séjour.

– J’apportais le thé pour le Chenu, expliqua-t-elle en posant sur la table une théière en fonte et un grand bol. Profitez-en, tant que c’est chaud.

La réserve manifeste d’Elya à son égard n’empêcha pas Eusebio de s’installer docilement.

– Merci, Elya, lança-t-il.

Elle se tourna vers lui, avec réticence ; il fronça les sourcils en croyant reconnaître la peur dans ses yeux qui le fuyaient, et n’y pensa plus. Elya s’inquiétait pour lui, voilà tout. Il se rendit compte de sa soif et de sa faim quand elle lui eut servi une large tranche du pain rassis trônant au milieu de la table, et du thé brûlant. Malgré son corps anémié, hurlant famine, le jeune homme s’efforça de s’alimenter avec une lenteur exagérée – sa précipitation n’aurait entraîné qu’un violent haut-le-corps, et il aurait alors tout régurgité. Il ne put s’empêcher toutefois de regretter la présence de fromage frais et de beurre. Ne pourrait-il donc prétendre qu’à cette frugale collation ? Il finit par se resservir en pain, en dépit d’autre chose, et tâcha de le ramollir en le trempant dans son thé. Un peu en retrait, Elya se tordait nerveusement les mains, mais Eusebio ne parut pas s’en rendre compte. Il roulait un morceau de mie entre ses doigts lorsque Doran entra dans le séjour.

– Caleb m’avait dit qu’vous étiez d’bout, annonça-t-il en s’installant en face de l’apothicaire. Elya, sers-moi du thé, veux-tu ?

Elle lui jeta un coup d’œil reconnaissant et s’effaça dans la cuisine. Avant que Doran ne prenne la parole, l’esprit d’Eusebio avait rejeté l’impression insidieuse que quelque chose allait mal. Le soupir soulagé d’Elya lui rappela l’éclat de peur entrevu dans son regard. C’était lui qui la terrorisait ; de la même façon, le Chenu voulait rester à distance – parce que sa simple présence l’angoissait.

– Doran... dit-il en malaxant le pain dans sa main, sans y penser. Que se passe-t-il ?

– Content qu’vous m’posiez la question.

Il ne dit plus rien ; le silence qui suivit parut long à Eusebio. Ce dernier entendait Elya déplacer quelques ustensiles. Elle revint bientôt et déposa sur la table une motte de beurre frais, une coupelle de fruits, un pot de compote de pommes chaudes, et deux tasses qu’elle remplit de thé. L’instant d’avant, Eusebio se serait jeté sur la nourriture avec voracité – mais le silence pesant de Doran et la gêne impatiente d’Elya lui avaient coupé l’appétit.

– J’vais porter sa collation au Chenu, fit Elya en attrapant l’une des tasses.

Elle sortit dans la cour, sans attendre l’assentiment de son mari.

Celui-ci, plus pour s’occuper les mains et la bouche, porta sa tasse à ses lèvres et souffla doucement sur sa boisson brûlante. Le silence étouffait Eusebio.

– Faut pas leur en vouloir, dit finalement Doran avec prudence.

– Elya me l’a déjà dit, rétorqua Eusebio plus sèchement qu’il ne l’aurait peut-être souhaité. Je devrais leur en vouloir ?

Il avait réussi à mettre Doran plus mal à l’aise encore ; le paysan, nerveux, n’osait lever les yeux sur lui.

– Eux m’en veulent et je ne sais pas pourquoi, continua Eusebio. Vous m’en voulez.

– Non... hésita Doran, cherchant ses mots – et toujours sans le regarder. C’est d’la méfiance.

– Pourquoi ? insista le jeune homme.

– On vous croyait mort. Et vous r’venez comme un échappé du Néant, à moitié fou, et...

– Et ?

– Vous parliez de choses... pas normales. Dans vot’ délire. Ça a duré cinq jours. Une ville perdue dans les montagnes, de drôles de bonshommes qui n’en sont pas en vrai, à cause d’une... magie, de gens rendus fous rien qu’en regardant un autre...

La cruelle évidence frappa Eusebio ; ni Elya, ni Doran n’osaient le regarder en face parce qu’ils étaient persuadés de devenir fous s’ils croisaient son regard. Le jeune homme se mordit les lèvres, partagé entre ironie et rancœur. Il comprit que, quoi qu’il fasse, la famille de Caleb ne le croirait pas.

– Pour moi, poursuivit Doran, vous vous êtes perdu, les Gardiens seuls savent la raison, et vous avez survécu comme l’Ermite du Gomchen. Le Prêche raconte cette histoire parfois.

– Vous n’y croyez pas vous-même, rétorqua Eusebio avec un petit rire sarcastique.

Le paysan se releva d’un bond, hors de lui. Ses poings vinrent heurter la table avec une telle force que les plats tressautèrent. La tasse remplie par Elya se renversa.

– J’préfère ça plutôt qu’d’imaginer qu’vous avez été fricoter avec des démons dans une ville qu’existe que dans les légendes des Temps Anciens ! J’vous ai accueilli sous mon toit et soigné par bonté d’âme et par respect pour c’que vous étiez avant, mais faudrait pas qu’vous rendiez ma famille malheureuse. Quoi qu’vous ayez fait là-haut, vous en êtes revenu, et maudit. J’vois bien qu’vous pouvez pas marcher correctement, que vous avez pas mangé d’puis longtemps sûrement, alors j’vous laisse quequ’jours pour vous remettre, et puis j’vous conduirai à la ville. Après ça, apothicaire ou quoi, vous r’viendrez plus ici.

Incapable de s’expliquer la virulence – et la peur, aussi – contenue dans les propos de Doran, Eusebio resta tout d’abord muet. Le paysan se dirigea vers le large buffet qui trônait près de l’entrée, l’ouvrit brutalement et fouilla à l’intérieur.

– Doran... articula Eusebio, avant de se taire à nouveau.

Il aurait voulu demander ce qu’il s’était réellement passé pendant son absence ; où étaient Granther, et Wen, et Asha, dont il remarquait seulement l’absence dans la cour, au milieu des poules qu’elle adorait nourrir à la main ; pourquoi le Chenu semblait si fatigué, pourquoi Elya avait perdu son sourire, pourquoi Caleb ne supportait plus sa vue. Au lieu de cela, il demeura pensif, tiraillé entre tristesse, colère rentrée, remords et indifférence égoïste.

Doran se redressa et jeta sous son nez les deux objets qu’il avait extraits du placard : un gros pain de savon et un trousseau de cuir terni. Son contenu se déversa sur le bois brut – un rasoir, un peigne, un éclat de miroir, une paire de ciseaux rouillés. Eusebio surprit son reflet dans le morceau de tain. Le souffle coupé, interdit, tétanisé, il ne put en détacher son regard : une barbe et des cheveux longs et sales, où couraient quelques mèches blanches, encadraient son visage amaigri, dévoré de grands yeux noirs aux cernes profondes, et où dansaient des arabesques mauves.

– Allez vous laver à la rivière, cracha Doran sans s’apercevoir du trouble de son hôte. Vous puez la malédiction.

Sur le chemin tracé dans les hautes herbes, Eusebio se prit à vouloir croire en la version du paysan. Et si tout cela n’avait été qu’un rêve ? Le jeune homme ne pouvait nier que tout lui paraissait loin, comme détaché de la réalité. En tant qu’apothicaire, il savait tout ce que pouvaient provoquer la fièvre, le délire. Eusebio tenta de se convaincre que les boniments de Zygmund Hasko sur l’existence d’une cité, vivant en complète autarcie, avaient abreuvé son inconscient et, sans aucune raison, étaient réapparus lors d’une longue hallucination fébrile ; il s’était effectivement perdu dans la forêt, puis la tempête de neige l’avait poussé jusque dans les montagnes ; là, il imagina la perte du briquet à alcool d’Abbott, la fin de ses maigres vivres, l’affaiblissement, la mort de Kukka ; son errance dans les montagnes, quelques refuges de fortune...

Ce n’était nullement convaincant, et cependant Eusebio s’y raccrocha, comme un espoir de rédemption. Au fond de son cœur, une minuscule étincelle semblait vouloir se rappeler à lui – un fantôme de lui-même, une pâle bribe, un maigre vestige. La famille de Doran ne pouvait pas le détester à ce point. Il parviendrait à s’expliquer et à se faire pardonner. Sa vie pourrait alors reprendre.

Le jeune homme parvint à la rivière. Elle formait, au bout du chemin, une courbure, et de petites vagues venaient lécher la berge sablonneuse. Le Chenu y avait autrefois installé une cuve de bois, pour permettre à Mire, puis à leurs enfants, de laver leur linge. L’ombre changeante d’un vieil orme dansait sur l’onde calme. Eusebio déposa le trousseau et le pain de savon sur la rive, se déshabilla et entra prudemment dans l’eau froide. Des cercles de crasse noirâtre apparurent autour de son corps. Ses côtes saillaient sous sa peau blafarde. Il mouilla sa peau marquée de chair de poule et attrapa le savon, qu’il fit mousser soigneusement. À mesure qu’il frottait le pain, des mèches grasses tombaient devant son visage. Il y glissa les doigts pour les démêler grossièrement, retira des débris de feuilles mortes, de la poussière, toucha quelque chose, de minuscules objets lisses, entrelacés dans ses cheveux. Intrigué, Eusebio les fit rouler dans la paume de sa main.

Trois perles de bois, aux couleurs fanées, écaillées.

Il déglutit, sentit les larmes obstruer sa gorge. Il tenta de lutter contre elles, mais la peine s’abattit sur lui d’un seul coup, son cœur s’ouvrit sur un gouffre béant, et Eusebio, enfouissant son visage dans ses mains, éclata en sanglots.

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