Chapitre 8 - Officine (partie 2)

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La femme poussa un cri de frayeur et porta une main à sa bouche, laissant tomber sa chandelle, qui s’éteignit sur les dalles froides. De son autre main, elle serrait son larcin contre sa poitrine. À la lueur de la lampe d’Eusebio, les yeux mordorés le fixèrent, indécis.

Moravia ?

Son regard s’emplit de larmes, et elle éclata en sanglots. L’herboriste se rapprocha et lui tapota maladroitement l’épaule, mais Moravia le repoussa, continuant à pleurer, la bouche tordue en un rictus amer, éperdue. Il remarqua alors ce qu’elle tenait étroitement serré contre son cœur, un sachet annoté d’un « pénicilline » à l’encre noire.

– C’est toi la voleuse ? comprit-il, ébahi.

La jeune femme essuya ses joues baignées de larmes.

– Oui, et alors ? rétorqua-t-elle, soudain mordante. Vous êtes content, vous savez qui vole votre précieuse pénicilline, maintenant !

– Pourquoi ? Ne peux-tu pas te rendre à l’infirmerie ?

Elle le regarda fixement, comme s’il était fou à lier, ou l’idiot du village. Mais devant l’air sincèrement curieux d’Eusebio, elle se radoucit un peu.

– La classe des serviteurs n’a pas accès aux soins, Kraft Lusragan.

Son rang, rappelé sur un ton railleur, le piqua au vif. En tant que tel, il n’avait fait jusque-là qu’exécuter des ordonnances, sans jamais voir les patients. Les morceaux de parchemins ne donnaient jamais le statut d’un malade, ni son titre, ni même son nom. Malgré l’opium, Eusebio aurait pu aisément le remarquer. « Vraiment ? » s’interrogea-t-il en silence, sarcastique.

– Qui t’a dit ce dont tu avais besoin ? demanda-t-il.

– Personne, répliqua-t-elle un peu trop vivement.

Eusebio comprit que la pénicilline n’était pas pour elle. Était-ce alors pour quelqu’un, ou pour quelques autres serviteurs ? Avait-elle pour complice un Kraft, qui lui indiquait ce qu’elle devait voler ?

– Je sais lire, je peux me débrouiller seule, et donc me soigner seule, ajouta Moravia avec un regain de fierté dédaigneuse.

Mais de nouvelles larmes dans ses yeux trahissaient sa confiance. Elle renifla, retenant de nouveaux sanglots.

– Et maintenant, vous allez me dénoncer !

Ce constat ne laissait pas place au doute. Moravia devait se croire perdue. Étrangement, Eusebio se sentit rassuré ; la jeune femme ne se demandait pas ce que lui-même faisait dans la réserve, ni ce qu’il était venu y chercher. Peut-être était-elle persuadée qu’il s’agissait d’un guet-apens, tendu par Tharcisias, par exemple ? Cette pensée, fugace, égoïste, nouvelle pour lui, le pinça douloureusement au cœur.

– Pourquoi te dénoncerais-je ? dit-il pour la rassurer. Tu ne crois pas que cela ne ferait qu’attrister Lenneth... ?

Le regard qu’elle lui lança alors exprimait une telle surprise mêlée d’angoisse qu’Eusebio comprit qu’il aurait dû se taire.

– Comment avez-vous su... ? cracha-t-elle, au désespoir.

– Je suis simplement observateur... plaida-t-il en levant les mains en un geste d’apaisement.

Affolée, Moravia laissa tomber le sachet de pénicilline et martela Eusebio de coups de poing. Il recula d’abord, pris au dépourvu, avant de saisir les poignets de la jeune servante entre ses doigts pour les écarter de son visage.

– Qui d’autre le sait ? À qui l’avez-vous dit ?

– Personne, je te le promets !

La jeune femme se laissa glisser au sol, les mains toujours prisonnières de celles d’Eusebio.

– Je vous en supplie, articula-t-elle entre deux nouveaux sanglots, je vous en supplie... si vous me dénoncez, je risque pire que la mort...

– Je te l’ai dit, Moravia, je n’ai pas l’intention de dénoncer qui que ce soit...

Elle leva les yeux vers lui, les joues striées de larmes, les lèvres pincées, le regard fiévreux – Eusebio crut y déceler un éclat de haine.

– Qu’est-ce que vous voulez de moi ? Mes secrets ? Vous les connaissez déjà !

– Ce n’est pas ce que je veux ! riposta l’herboriste.

Elle était belle, Moravia, malgré son crâne aux cheveux ras, et ce feu brûlant de fureur qui faisait danser des reflets métalliques dans ses yeux – ou était-ce, simplement, le rougeoiement des flammes ? Eusebio se sentait comme aspiré, envoûté par ce regard ardent, troublé par cette posture d’infériorité, à la fois soumise et offerte, captivé par les plis de la tunique épousant les formes de son corps. Une bouffée de désir irrépressible, pressant, violent, presque bestial l’envahit. Ses doigts resserrèrent impulsivement leur emprise autour des poignets de la jeune femme.

– C’est donc ça, chuchota-t-elle.

Moravia se releva si brusquement qu’Eusebio n’eut pas le temps de réagir. La jeune femme passa sa robe par-dessus sa tête et s’offrit à sa vue, entièrement nue. Le regard brûlant de l’herboriste glissa avec une lenteur avide sur la courbure délicate du cou, sur le galbe et la chair tendre des seins, détailla chaque grain de beauté, chaque marque que la vie avait pu laisser sur la peau satinée, chatoyante sous l’éclat de la lampe à huile. Eusebio déglutit, troublé, paralysé, lorsqu’il contempla enfin sur la toison rousse, entre les jambes. Moravia prit ce moment de flottement pour un assentiment et se frotta à lui, enjôleuse – seules ses larmes démentaient ses actes. Elle pressa ses seins contre sa poitrine, glissa une main dans son pantalon.

– Arrête, Moravia... fit Eusebio dans un souffle presque inaudible, la gorge plus sèche qu’un vieux parchemin, alors qu’elle commençait de lents mouvements de va et vient.

– Pourquoi, je ne te plais pas ? susurra-t-elle dans son cou.

Si elle n’avait pas posé cette simple question, si sa voix n’avait pas été aussi acerbe, l’aurait-il laissée faire ? Par la suite, Eusebio s’interrogerait longuement, obsédé par cette idée.

L’herboriste saisit les poignets de la jeune femme et la repoussa doucement, mais fermement.

– Ne fais pas ça, dit-il d’une voix plus assurée.

Elle le contempla, perplexe. Eusebio, gêné soudain par sa nudité splendide, toussota et détourna le regard.

– Alors qu’est-ce que tu veux ? cingla-t-elle.

Moravia ne ramassait toujours pas sa robe, ne couvrait pas pudiquement ses seins ou son sexe, se contentant d’observer l’herboriste, arrogante et indécise à la fois. Eusebio lui adressa un sourire, sans toutefois tourner ses yeux vers elle.

– Que tu me fasses confiance quand je te dis que je ne te dénoncerai pas.

Un son confus de conversation leur parvint soudain du corridor, les faisant sursauter tous les deux. Moravia saisit son vêtement et l’enfila rapidement, mais n’osa pas s’avancer vers la porte de l’officine. Elle chercha fébrilement une cachette, suppliant Eusebio du regard. L’herboriste lui tendit le sachet de pénicilline qu’elle avait laissé par terre, ramassa la chandelle et la lampe à huile, attrapa Moravia par la main et l’entraîna vers le panneau de bois. La jeune servante, prenant peur, voulut résister, mais l’étreinte d’Eusebio se resserra autour de ses doigts. Il la plaqua contre le pan de mur, entre le chambranle de la porte et le coin de l’officine, sa main la lâcha, se posa sur sa bouche, lui intimant le silence. Moravia opina d’un signe de tête. L’herboriste souffla sur la mèche de la lampe à huile, et l’obscurité les encercla, au moment où la porte s’ouvrait, les coinçant dans l’angle du mur.

– Bon, s’exclama une première voix, retournons à nos ordonnances...

– Vivement la relève, grogna son comparse dans un bâillement sonore.

L’autre émit un « hum » approbateur. Dans l’étroit espace entre le panneau de bois et le mur, l’éclat de leur lampe diminua. Eusebio retint son souffle, écoutant les pas s’éloigner vers la réserve. L’herboriste risqua un coup d’œil discret, poussant la porte. Il sentait les mains de Moravia crispées sur sa manche, entendait sa respiration haletante. Les deux Lusragan leur tournaient le dos – Eusebio, tirant la jeune servante derrière lui, en profita pour s’éclipser hors de l’officine. Ils s’éloignèrent hâtivement, avant de se mettre à courir, au hasard des couloirs.

Au bout de quelques minutes, Eusebio se rendit compte qu’ils avaient traversé presque la moitié de la Muraille, et qu’il tenait toujours Moravia par la main. Il s’arrêta, le souffle court, son cœur battant violemment contre ses côtes. Il lâcha la jeune servante qui, comme lui, tenta de reprendre haleine. Enfin, après quelques instants, l’herboriste essaya de se repérer.

– Personne ne nous a vus... c’est presque un miracle, chuchota Moravia derrière lui.

– Tant mieux, soupira Eusebio avec soulagement. Je ne voudrais pas que tu aies des ennuis à cause de ma maladresse...

– C’est pour mon frère, annonça la jeune servante de but en blanc. Et pour Doa qui a une infection. Et pour Soal, Emmett, Uthi, Rollo, et tous les autres serviteurs malades. C’est pour eux qu’on vole.

Eusebio s’était tourné vers elle, plongeant son regard dans les yeux bruns noyés de larmes.

– « On » ? l’interrogea-t-il doucement.

Elle opina en silence. L’herboriste comprit qu’il devrait se contenter de cette réponse. Il devina aussi, à l’attitude fière de Moravia, qu’il s’agissait là à la fois d’une marque de confiance et d’une menace voilée : « Nous sommes nombreux », disait ce regard hautain, « tu ne peux rien contre nous ; mais nous te croyons quand tu dis que tu ne nous dénonceras pas. » Eusebio supposa que Moravia faisait partie d’un réseau clandestin, mené – il l’espéra en tout cas de tout son cœur – par une personne dont le savoir leur permettait de survivre. Il souhaita que la jeune servante n’ait pas dérobé de la pénicilline sur un conseil mal avisé.

– Merci, dit Moravia avec sincérité – et Eusebio sentit tout ce que ce mot signifiait et impliquait dans la bouche de cette femme.

L’herboriste esquissa un sourire, hocha la tête. Il se détournait pour se diriger vers ses quartiers quand, soudain, Moravia l’attrapa par la manche de son caftan, l’attira à elle et l’enlaça, plaquant sa bouche contre la sienne dans un baiser brutal et intense. Elle s’écarta de lui aussi vite qu’elle s’était blottie contre son corps, se lécha les lèvres, puis lui tourna le dos et s’éloigna en courant.

Eusebio, interloqué, resta immobile quelques secondes. Un pacte silencieux venait d’être scellé. Dans sa poche, il sentait le poids léger du sachet rempli de la thériaque.

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