Chapitre 1 - Spezieria (partie 3)

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L’heure n’était pas à la parole. Un long moment passa, tranquille, silencieux, seulement ponctué des mâchonnements et de discrets bruits de succion. L’apothicaire n’avait pas revu ses hôtes depuis bientôt trois mois, pourtant, paradoxalement, il avait l’impression de les avoir quittés la veille, et que les trois mois avaient eu l’effet d’années : à sa gauche, un peu plus voûté sur lui-même, ses fins cheveux blancs clairsemés au sommet du crâne, le Chenu mâchait lentement, patiemment. La place près de lui, laissée libre, était celle de sa femme – les remèdes d’Eusebio lui permettaient, au mieux, de garder sa tête ; prolonger la vie indéfiniment ne faisait pas partie de ses prérogatives. En face de son père se tenait Elya, qui avait transmis à son fils ses beaux cheveux couleur de miel. Caleb, aussi effronté dehors que soucieux des règles de leur petite communauté à l’intérieur, tranchait le pain pour ses deux jeunes cousins, Asha et Wen, qui semblaient presque écrasés à côté de la puissante carrure de leur père, Granther. Ils se trouvaient donc huit à table – un chiffre que l’on ne manquerait pas de commenter, à la veillée, car c’était là un bon présage. Wen, le petit dernier, glissait parfois quelques restes au chien, sous la table.

Ils aidèrent tous Elya à la vaisselle, toujours en silence, se tendant les plats, les torchons, essuyant, rangeant. Asha observa Eusebio pendant que celui-ci faisait bouillir de l’eau et infuser quelques plantes tirées de sa besace. La petite fille huma l’air avec curiosité, son petit nez retroussé de façon comique au-dessus des tasses que l’apothicaire remplissait consciencieusement. Le Chenu but le premier, puis émit un petit claquement de langue satisfait.

– C’est bien du Roi-Beau ? Je m’en doutais, ajouta-t-il devant le hochement de tête d’Eusebio.

Les enfants furent envoyés au lit – Caleb raccompagna ses cousins dans la maison voisine, guidé par la lueur de sa lampe à huile et de la lune montante. Il revint quelques instants plus tard, assura à Granther qu’Asha et Wen dormaient déjà, puis s’installa à côté du Chenu, presque religieusement. Le jeune garçon n’était que depuis peu convié aux veillées, d’où son impatience à revenir et, étrangement, sa soudaine réserve face à ses aînés. Eusebio lui tendit, à lui aussi, une tasse de boisson fumante, que Caleb savoura comme on découvre un met pour la première fois de sa vie. Granther avait ravivé les braises de l’âtre, tandis qu’Elya et son mari y apportaient un peu de bois sec. Les flammes vives chassèrent la pénombre grandissante ; on voyait, par les fenêtres, les derniers rayons du soleil survoler les champs, imprimant des dorures éphémères sur les paillages, avant de disparaître derrière la ligne d’horizon.

Ils se rassemblèrent tous autour du Chenu, laissant le feu jouer de ses reflets sur leurs visages attentifs et bons, leurs traits fatigués, leurs cheveux d’or, blanc, ou charbonneux. Quelques heures de plus passèrent ainsi, durant lesquelles ils demandèrent à Eusebio des nouvelles de la ville, racontèrent des histoires du Temps Jadis, chantèrent de petits hymnes.

Quand Elya surprit Caleb à bailler, frottant ses yeux alourdis de fatigue, elle l’envoya se coucher. Eusebio prit alors congé de ses hôtes. Le jeune garçon lui proposa de le conduire à sa chambre, ce que l’apothicaire accepta avec gratitude. Il sentait l’épuisement le gagner. Des élancements douloureux montaient de ses cuisses, suite à cette longue journée de voyage à cheval. Le dos et la nuque raides, Eusebio suivit son guide à l’étage de la petite ferme, jusque dans une pièce étroite mais propre, où un lit était mis.

– Les draps sont pas très frais, s’excusa le garçon, mais y sont lavés d’il y a trois s’maines.

– Ce sera très bien. Où dormiras-tu ?

– Avec Granny, à côté.

Caleb aimait à dormir dans la grange, mais les soirs d’été étaient loin. Eusebio voyait aussi, sur le petit visage encore enfantin, une inquiétude pour la vieille dame. Il devinait aisément que, malgré la fatigue, Caleb veillerait, guettant le souffle de sa grand-mère.

– S’il y a quoi que ce soit, appelle-moi, dit Eusebio.

Le garçon acquiesça, visiblement rassuré à l’idée qu’un apothicaire se trouve à deux pas de lui, au moins pour cette nuit. Eusebio verrait ce qu’il pourrait faire le lendemain – pour l’instant, il faisait trop sombre, même avec la joyeuse lueur de la lampe à huile. Caleb la lui donna et se glissa par la porte, en face, laissant Eusebio seul sur le palier. Il gagna la chambre qu’on lui prêtait, referma le panneau de bois derrière lui. À côté du lit, une simple table, sous laquelle étaient entassées quelques possessions du garçon – des jouets, un coffret en bois laqué, de petits trésors d’enfant. Une commode épaisse trônait sous la fenêtre. Eusebio y posa son manteau de voyage, son béret et sa besace, en sortit deux petits pots soigneusement scellés qu’il ouvrit. Dans l’un, il prit une pincée de poudre odorante, un mélange de plantes (sauge, menthe, clous de girofle) et de sel marin qu’il frotta consciencieusement sur ses dents, sa langue et son palais, avant de cracher le tout dehors, par la fenêtre ouverte. Eusebio retira sa tunique de laine, préleva dans le second pot une noix d’un onguent de couleur jaune, qu’il appliqua sur sa nuque et ses épaules endolories. Puis, après avoir refermé et rangé les deux pots, il se glissa entre les draps de vieux coton pelucheux. À peine eut-il posé sa tête sur l’oreiller que le sommeil l’engloutit.

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