Chapitre 33 - Lucidité

6 minutes de lecture

« Trisha se disait que finalement l’hypothèse la plus plausible était celle de

l’Imperceptible, celle d’un Dieu qui ne savait même pas qu’Il était Dieu,

un Dieu qui ne s’intéressait pas aux petites filles perdues, un Dieu indifférent

à tout, un Dieu dont l’esprit engourdi par l’ivresse ressemblait à un nuage

d’insectes tourbillonnant sans relâche. »

Stephen King, La Petite Fille qui aimait Tom Gordon, 1999.

Le corps de Lenneth s’était consumé depuis longtemps lorsqu’Eusebio, lentement, ramena ses bras sous sa poitrine et se hissa debout. La torche n’émettait plus que quelques flammes fatiguées, léchées par les ridules d’eau glissant sur la roche. Le jeune homme essuya ses yeux humides et, sous le regard attentif de Tora, saisit l’os entre ses doigts tremblants.

Tout son corps hurlait au supplice, harassé, endolori et vide à la fois, et pourtant l’herboriste l’obligea à se remettre en marche. Il frissonnait de froid et d’épuisement – la chaleur du bûcher l’avait à peine atteint. Eusebio prit la main de Tora dans la sienne et, d’une douce pression, l’incita à le suivre. Ils reprirent leur chemin. Persuadé que Lenneth le fixait de ses yeux voilés par la mort, l’herboriste, rongé par la culpabilité et la fièvre, ne se retourna pas.

Le chemin se fit pentu, quelques degrés glissants le ralentirent encore. Eusebio n’osait lâcher ni la main de Tora ni la torche, dont la lueur, de plus en plus pâle, éclairait à peine le sol sous ses pieds. Il dut s’arrêter à chaque marche, adossé au mur, tant son cœur cognait follement dans sa poitrine. La sueur brûlait ses lèvres gercées. La respiration saccadée, des étoiles noires dansant devant ses yeux, il repartait, recommençait. Son genou lui faisait l’effet d’un bout de bois enflé et planté d’innombrables aiguilles. La douleur se diffusait jusque dans son bas-ventre. Il n’était certain de la présence de Tora que par le contact de leurs paumes, et par les grognements bestiaux qu’elle ne cessait d’émettre.

Lorsque la torche s’éteignit complètement, il confondit son propre soupir avec le souffle d’agonie des dernières flammèches. Une noirceur d’encre les environna – cependant, Eusebio put constater qu’elle n’était pas totale, mais très légèrement teintée de gris. Il lâcha son flambeau improvisé, qui roula sur les marches avec un cliquetis de céramique, tendit les doigts et les agita devant son visage. Il crut distinguer un faible déplacement d’air... pouvait-il pourtant en être certain, puisqu’il s’agissait de son propre corps ? Aussi, suivant le mur à tâtons, il reprit sa route, levant d’abord un pied avec hésitation, posant prudemment le deuxième. Peu à peu, toutefois, et sans même s’en apercevoir, Eusebio finit par discerner son bras, collé contre le mur, puis son poignet, ses doigts, le mur progressivement débarrassé de ses concrétions calcaires, comme si le minéral reculait devant le métal à mesure que le couloir remontait à la surface.

Enfin, il vit la lumière.

En haut des marches, au détour d’un couloir, elle l’éblouit. Eusebio ferma un instant les yeux, savourant l’impression rétinienne sur ses paupières. Derrière lui, Tora gronda, manifestement gênée. Le jeune homme la sentit se réfugier dans son ombre. Une pâle esquisse de sourire amusé se dessina sur ses lèvres.

Quand il se fut accoutumé à la lueur vive du dehors, il s’en approcha. Elle passait à travers un étroit interstice. Eusebio fit glisser ses mains tout autour, passa les doigts au travers, jaugea l’épaisseur du matériau. C’était une porte d’acier aux battants coulissants, figés dans la roche sédimentaire. Il y avait là à peine d’espace pour qu’il puisse s’y faufiler. Zygmund Hasko, de stature bien plus fine que lui, se serait sans mal sorti de cette impasse... Au-delà, le jeune homme reconnut un édifice Ancien, un cube grisâtre parsemé de reliques. Eusebio s’arc-bouta contre le chambranle et poussa de toutes ses maigres forces. La porte frémit, grinça, s’ouvrit un peu plus. Avec d’infinies précautions, il se glissa entre les deux battants – bien qu’ils lui compriment le torse, lui coupant presque la respiration, ils laissaient désormais un passage suffisant. Puis, le jeune homme se tourna vers Tora et lui tendit la main.

– Viens, Tora.

Il s’interrompit et tendit l’oreille ; un grondement résonna, montant du sol, jusque dans ses entrailles, déferlant du plafond de pierre. Quelques cailloux tombèrent, une fine pluie de poussière s’abattit sur ses épaules.

Eusebio se remémora un conte, que les enfants récitaient à tue-tête, les jours de Priomh-Caidil. « Et le géant, dans son sommeil sans fin, remua, et ce fut comme si toute la montagne sous laquelle il dormait remuait avec lui. » N’osant plus faire un geste, l’herboriste retint son souffle, priant à voix basse, naïvement, pour que le géant sous la montagne s’assoupisse de nouveau.

La secousse fut si soudaine et violente qu’il ne conserva son équilibre que parce qu’il était coincé entre les deux battants de la porte. Il plaqua d’instinct ses bras contre le métal. Tout vibrait sous sa main et sous ses pieds. La roche, au-dessus de lui, se fissura ; des fragments s’en détachèrent et se fracassèrent autour de lui. Tora poussa un cri strident.

– Tora ! Viens vite, Tora !

Le monde tangua pendant d’affreuses secondes. Eusebio hurla quand la porte se plia, se refermant sur lui. Ses mains ripèrent inutilement sur le métal, dans de vains efforts pour repousser les battants. La pression sur sa poitrine s’accentua. Au milieu des roches qui s’éboulaient, le jeune homme crut entendre ses os gémir, et craquer. Il suffoquait.

– Je t’en prie... souffla-t-il en levant les yeux sur Tora.

Il vit le regard noisette, troublé de mauve, tout près de son visage. Puis il sentit une poussée sur son épaule, tout son corps glissa, il trébucha dans la salle grise de lumière et s’écroula. De lourds morceaux de pierre se détachèrent et tombèrent dans un bruit épouvantable – on aurait dit que toute la montagne grinçait et cédait. Le silence qui suivit fut presque assourdissant.

De minces filaments de poussière et de minuscules débris flottèrent un moment. Eusebio toussa, prit une grande inspiration. Il grimaça, chercha à se redresser mais ses bras tremblants le trahirent, et il retomba lourdement sur le dos.

Une idée pernicieuse, dévorante, restait à proximité de sa conscience, lui hurlant quelque chose. Étourdi, le souffle court, Eusebio ignorait ce qu’elle signifiait. Elle tournait et tournait sans cesse dans son esprit. Il ne voulait pas savoir.

Il voyait sans la voir la porte qui gisait en charpie, sous les éboulis de rochers. De pâles rayons de lumière formaient de longs rais poussiéreux, dansaient dans l’air frais. Le jeune homme se serait extasié face à ce spectacle – si ce n’était cette sensation glaciale au creux de la poitrine, cette pure et abjecte idée qui refusait de le quitter.

Un « non » atone, sans forces, franchit ses lèvres sèches. C’était impensable. Dans un instant, il allait s’éveiller, se retrouver dans les bras de Tora. Un vertige épouvantable, incompréhensible le saisit à cette pensée. « Ce n’est sûrement qu’un cauchemar », songea-t-il, tout en sachant, au fond de lui, que ce n’était pas vrai. Sans qu’il ne s’en rende compte, des larmes amères et douloureuses coulaient sur ses joues, tombaient sur le sol poussiéreux. Eusebio ne s’aperçut pas que l’obscure moiteur de la caverne avait laissé la place à une tiédeur sèche, lumineuse. Toute son attention était tournée vers l’amas de roches, qui lui interdisait désormais de rebrousser chemin.

– C’est trop bête, fit Eusebio avec un petit rire nerveux. C’est trop bête... Maintenant que je connais ce passage, je ne pourrai même pas revenir chercher Tora à Pizance...

Peut-être existait-il un autre moyen. Peut-être serait-il capable de retrouver la route qui l’avait conduit jusqu’à la Porte de Quartz... Une certitude folle, incohérente, l’envahit – il allait revenir à Pizance, il convaincrait Tora de le suivre, il la sauverait des griffes de Neser...

Et soudain, la réalité explosa dans son esprit, ouvrant sous son corps un gouffre de désespoir. Eusebio gémit.

– Tora... chuchota-t-il.

Il se redressa sur les coudes, rampa jusqu’à la porte. Appela.

– Tora... ?

Rien ne lui répondit que le silence minéral, sépulcral. Il répéta, plus fort, attendit, recommença. Encore. Et encore. À chaque fois, sa voix s’éraillait, désemparée.

– Tora ! Tora ! ToRA ! TORAAAAAAAAAAAAAAAAAH !

Son cri inarticulé se perdit dans les aigus de la folie. Ivre de panique, envahi par une douleur abyssale, Eusebio griffa les pierres, s’écorcha les doigts et les paumes sur les arêtes vives, rouvrit ses plaies. Il saisissait la roche à pleines mains, implorait, indifférent à la souffrance qui lui fouaillait la jambe et la poitrine, tirait, geignait, s’acharnait, hurlait. Un moment, il crut entendre, comme un écho venu des limbes, l’appel de Tora. Une rage fiévreuse lui râpa la bouche d’un grondement de bête fauve : Neser avait privé la femme qu’il aimait de la raison, elle ne se rappelait plus de lui, était à peine capable de prononcer son nom !

Une nouvelle secousse de la montagne le fit trébucher vers l’arrière. D’autres rochers s’effondrèrent, recouvrant le premier éboulis d’une masse compacte.

Alors, se laissant entièrement submerger par l’évidence, l’épuisement et la détresse, Eusebio pleura.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bobby Cowen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0