Chapitre 24 - Paradis

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« To see a World in a grain of sand,

And a Heaven in a wild flower,

Hold Infinity in the palm of your hand,

And Eternity in an hour… »

William Blake, Auguries of Innocence, 1863.

Tora referma derrière elle la porte de sa cellule, fit s’allonger Eusebio sur son lit et tira la vieille chaise de son coin. L’Archiatre plongea un linge propre dans la cuvette d’eau froide, l’essora, en pressa les tempes et le front brûlants du jeune homme, qui soupira d’aise. Il laissa les doigts agiles lui rafraîchir le visage, le cou, la nuque, tirer doucement sur le tissu de la tunique pour dégager ses côtes bleuies, desserrer le bandage qui lui comprimait le genou. Tora estima les dégâts en silence.

L’air frais, revigorant, s’insinuait en brises par la lucarne ouverte. Au dehors, les cols enneigés se teintaient d’ambre et d’argent. Le trille d’un pouillot retentit – une stridulation métallique, qui faisait penser au tintement de pièces de monnaie.

– Je m’en veux de ne pas être venue plus tôt... dit-elle au bout d’un instant. Il m’a été impossible de me défaire de mes fonctions d’Archiatre.

– C’est compréhensible, répondit Eusebio en tournant les yeux vers elle.

Il se sentit soulagé, égoïste, et incroyablement idiot – pourquoi cette raison, si simple, ne lui était-elle même pas venue à l’esprit ?

– Comment avez-vous su où me trouver ?

Elle expliqua avoir croisé Lenneth un peu plus tôt. Le jeune Lusragan lui avait annoncé le départ d’Eusebio de l’Infirmerie, ainsi que sa nouvelle acquisition.

– Il m’a suffi de suivre les traces de canne dans la neige pour vous trouver, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.

– J’en suis flatté.

Le rire de Tora fut comme une onde fraîche sur son âme. La jeune femme fouilla dans ses poches et en sortit un sachet brun proprement replié, qu’elle lui tendit.

– Tenez. Je suis passée à l’officine prendre votre ordonnance, expliqua-t-elle tandis qu’Eusebio, visiblement surpris, se redressait sur un coude. Tharcisias ne vous apprécie manifestement pas, mais il fait bien son travail.

– Merci... articula-t-il, la voix soudain pâteuse.

– Je vais vous servir un verre d’eau.

Le jeune homme se réjouit intérieurement que Tora ne le voie pas trembler d’impatience alors qu’il défaisait les attaches du sachet. Il fit rouler les comprimés sur la commode, les contempla avidement, sentant déjà leur texture collante sur sa langue. La douleur se réveilla, insidieuse, sourde, serpentant jusque dans sa cuisse, raclant ses os, rongeant ses nerfs, déchirant ses muscles, brûlant sa peau.

La main de Tora se posa avec légèreté sur son visage, effleurant au passage une ecchymose qui s’étendait sur sa tempe et virait au mauve. L’herboriste ferma les yeux et laissa sa joue s’appuyer un peu plus dans la paume de la jeune femme.

– Vous devriez prendre vos comprimés, dit-elle doucement en posant le verre d’eau sur la commode. Asseyez-vous, que je puisse mettre de la crème sur votre genou.

Il obtempéra, agrippa de ses doigts gourds trois des cachets qu’il s’obligea à avaler un par un, avec une lenteur délibérée. La fraîcheur du baume sur sa peau le fit tressaillir. Les effluves de sève de bouleau, mêlés à la menthe, envahirent la petite chambre d’Eusebio, pendant que l’Archiatre frictionnait, pétrissait soigneusement l’articulation blessée. Elle se redressa ensuite, rinça ses doigts poisseux de crème dans la cuvette de cuivre et se sécha les mains à l’aide de la serviette de lin, qu’Eusebio, par habitude, laissait pendre à la poignée d’un tiroir.

– Merci, répéta l’herboriste quand Tora se fut assise sur la vieille chaise, face à lui.

– Ça fait partie de mon travail... répliqua-t-elle négligemment.

Cette simple observation, il le savait, n’était due qu’à une modestie instinctive, mais elle le blessa tout de même, et il baissa les yeux, confus, ne sachant plus quoi penser. Était-elle donc venue parce qu’elle avait pitié de lui, parce qu’il était un patient comme les autres ? Tora le remarqua, rougit, toussota, se mordit les lèvres.

– Pardon, Eusebio. J’ai agi par réflexe.

La jeune femme, gênée, ne sut quoi ajouter, et l’herboriste hocha la tête, esquissant un sourire qu’il espéra rassurant.

– Comment vous sentez-vous, maintenant ?

– Mieux, je crois. La Samarit n’y avait pas été de main morte, tout à l’heure. Vous, par contre, vous devez avoir des doigts de Neráidha.

– C’est l’eau-de-vie qui vous fait dire des bêtises, protesta Tora, qui rougit cependant un peu plus.

– Jamais avant le troisième verre.

Elle rit, embarrassée et ravie à la fois.

Puis elle se leva.

Eusebio fit de même, machinalement, sans y penser, grimaçant lorsqu’il fit de nouveau porter son poids sur sa jambe droite.

– Vous avez besoin de repos. Je repasserai tout à l’heure.

Le jeune homme ne comprit pas, ne réagit pas non plus, figé comme un imbécile, incapable du moindre geste, se sentant gauche et éperdu. Avait-il dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Elle se retourna et parcourut les quelques pas qui la séparaient de la porte de la cellule, leva la main pour saisir la poignée, s’apprêta à ouvrir le battant – et Eusebio se libéra soudain de son inertie, oublieux de sa jambe droite, électrisé par sa peur à l’idée de perdre Tora, par le besoin qu’il avait d’elle. Il se propulsa en avant, s’appuya au chambranle de pierre, sans oser regarder la jeune femme, fixant plutôt sans les voir les nervures du panneau de bois, son cœur martelant contre ses côtes.

– Ne partez pas, lâcha-t-il dans un souffle. S’il vous plaît.

Elle leva les yeux sur lui, il fut comme aspiré par les nuances d’ocre et d’auburn, par sa respiration saccadée, ses joues rosies. Cela ne dura qu’une seconde, un mois, une année, et Tora, comme par un instinct plus fort qu’elle-même, encadrant le visage de l’herboriste de ses mains, posa ses lèvres sur les siennes, dans un geste inné de douceur et de tendresse. Eusebio sentit son cœur se remettre à battre avec violence dans sa poitrine. Il cligna des yeux, indécis, ne comprenant pas tout de suite pourquoi soudain son âme semblait fondre, céder, plier devant un flot d’émotions intenses, et sous le coup de la stupeur, tétanisé par la surprise et le désarroi, il ne fit pas un mouvement, se contentant de savourer à nouveau les lèvres offertes. Puis le moment de flottement passa et, saisissant Tora par la taille, il l’attira plus fort contre lui, apposant sa bouche contre la sienne dans un autre baiser, puis un autre, les alignant les uns après les autres, de plus en plus appuyés, comme s’il ne pouvait plus taire cette soif soudain inextinguible. Tora apposa encore une fois ses lèvres contre les siennes. Leurs langues s’entrelacèrent bientôt, leurs souffles s’emmêlèrent. Eusebio se sentit partir, sa volonté faiblit, céda, revint à la charge, se tut enfin, le laissant savourer ce moment de plénitude.

Les longs cheveux d’Eusebio pleuvaient sur elle, baignant tout son corps de caresses.

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