Chapitre 21 - Secours (partie 1)

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« Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?

Un serment fait d’un peu plus près, une promesse

Plus précise, un aveu qui se veut confirmer,

Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;

C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,

Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,

Une communion ayant un goût de fleur,

Une façon d’un peu se respirer le cœur,

Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme ! »

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, III, 10, 1897.

Elle lui souhaita le bonjour en entrant dans sa chambre, presque timidement, comme si elle craignait sa réaction. Eusebio abandonna sa lecture – Kiaran Zenteï était passé un peu plus tôt, quelques rouleaux de parchemins tirés de sa propre bibliothèque dans les mains – et leva les yeux. Tora resta dans l’embrasure de la porte, indécise, un plateau de nourriture dans les bras.

– Bonjour, Kraft Archiatre, répondit-il poliment.

Son ton froid la surprit ; elle pensa soudain que le noir charbon de ses yeux s’était obscurci, tirant vers un abysse infini de ténèbres. Tora frissonna, avant de se sentir gagnée par la culpabilité au souvenir de leur dernier échange, si distant, si... professionnel. Tu parles d’un échange. Je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même. Et elle songea avec tristesse que les traits d’Eusebio avaient perdu de leur douceur, de leur beauté, qu’elle ne reverrait plus son sourire si spécial, celui qu’il ne semblait réserver qu’à elle. Tora ravala ses larmes et s’avança dans la chambre. La porte se referma dans son dos.

– Je vous apporte votre repas, dit-elle en imprimant à sa voix une gaieté qu’elle était loin de ressentir.

– Merci.

Tora déposa précipitamment le plateau sur les jambes d’Eusebio, heurtant sans le vouloir son genou blessé. Le jeune homme, d’un mouvement instinctif, se recula en sifflant. Du lait de chèvre se renversa sur le plateau et tâcha les draps ; quelques gouttes touchèrent le parchemin qu’il était en train de lire. Un peu de ragoût de pommes de terre fumant déborda du bol et s’imbiba du breuvage lacté.

– Oh ! Pardon, pardon... hoqueta Tora, ne sachant que faire.

– Ce n’est rien, Archiatre.

Sa voix indifférente, comme protocolaire, lointaine, étrangère, arracha quelques larmes à la jeune femme. Eusebio, occupé à secouer le parchemin pour en chasser le liquide avant qu’il ne l’imprègne et ne fasse couler l’encre, ne les vit pas tout de suite. Un reniflement lui fit relever la tête.

– Ne vous en faites pas... tenta Eusebio en apercevant les premières perles salées glisser sur les joues rougies de Tora.

Il vit ses yeux gonflés de larmes, l’effort qu’elle faisait pour les contenir ; il vit l’inquiétude et la crainte qu’elle ressentait, à quel point elle était désolée pour lui ; et dans un éclair soudain, il se vit, comme elle devait probablement le voir en ce moment sur ce lit : tassé sur lui-même, faible, malheureux et aigri. Il en ressentit de la peine, s’en voulut de ses manières peu aimables.

– Je vous ai mal reçue, Tora. C’est moi qui vous dois des excuses.

De nouvelles larmes coulèrent, bien droites, et finirent leur course sur la couverture en un minuscule plic ! inaudible. Le jeune homme ne comprit pas. Il réalisa qu’il n’avait jamais vu Tora pleurer. Où était donc passée cette jeune femme si enjouée ?

– Ça a dû être terrible pour vous, dit-il.

– Ce doit être terrible pour vous, hoqueta-t-elle. Je n’ose pas imaginer la souffrance que vous avez subie, ni celle que vous vivez maintenant !

Eusebio lui saisit la main, la pressant doucement entre les siennes.

– Tora, qu’y a-t-il ? demanda-t-il alors qu’elle pleurait plus fort.

– Appelez-moi « Tora » encore une fois, balbutia-t-elle d’une voix cependant redevenue espiègle, et je ne réponds plus de rien !

Un sourire transfigura le visage d’Eusebio. Pris d’une inspiration subite, il commença une litanie amusée :

– Tora Tora Tora Tora Tora Tor...

Sa dernière syllabe se perdit dans le souffle tiède du baiser de la jeune femme ; elle y mit tellement d’empressement, tant de fougue, d’ardeur, que leurs dents s’entrechoquèrent. Il savoura le léger goût de sel de sa bouche. Son contact l’électrisa. Quand leurs lèvres se séparèrent, Eusebio glissa sa main derrière la nuque de Tora, sa paume tout contre sa joue.

– Tora, chuchota-t-il avant de l’attirer à lui et de l’embrasser de nouveau, avec douceur. Tora, Tora, Tora...

Il ponctua chacun de ses murmures d’un autre baiser, un peu plus appuyé, un peu plus profond, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que son sourire sur ses lèvres, que ses bras noués derrière son cou, que sa langue sur la sienne.

C’est alors que l’estomac de l’herboriste émit un grondement aussi significatif que bruyant. Surprise et amusée, la jeune femme se détacha à regret d’Eusebio, plongeant avec délices son regard dans le sien, y retrouva cette étincelle noire aux reflets d’acier – et elle s’avisa, soulagée, qu’elle avait dû rêver cette nuance plus sombre, à l’insondable tristesse.

– Vous devriez manger, tant que c’est encore chaud.

Elle arrangea le plateau, prenant soin de ne pas même effleurer le genou meurtri.

– Le travail m’attend... ajouta-t-elle en se relevant.

– Je comprends, admit-il avec un sourire peiné.

Eusebio se sentait à la fois sans ressort, perplexe, exalté et stupide, songeant que tout cela n’avait été sûrement qu’un rêve merveilleux et cruellement éphémère.

– Suis-je présentable ? demanda-t-elle.

Il n’y avait pas de miroir dans la pièce. L’herboriste l’observa : elle avait les yeux et les joues rougis, le souffle imperceptiblement court, la coiffure un peu défaite, il la trouva belle. Devant le sourire teinté d’un léger amusement du jeune homme, l’Archiatre se passa les doigts dans les cheveux, puisa un peu d’eau dans un verre sur la table de nuit et s’en frictionna les tempes pour en chasser la carnation rosée. Elle finit par abandonner – sous le regard tendre d’Eusebio, elle se rendit compte c’était tout son corps qui rougissait, de trouble et de désir mêlés. Elle toussota.

– Je reviendrai vous voir à la fin de mon quart, dit-elle en frappant au battant de bois pour qu’on lui ouvre.

– Avec plaisir, répondit Eusebio sincèrement.

Elle le quitta sur un léger rire en repassant près de son lit, non sans effleurer tendrement sa main du bout des doigts. Puis, Eusebio se retrouva seul. Il soupira – que l’après-midi allait lui paraître longue ! Lenneth, probablement affecté à l’officine pour la matinée, n’avait pas encore paru depuis qu’il s’était réveillé, sa fièvre enfin retombée. Sa première visite avait été celle d’un Samarit avec lequel l’herboriste travaillait de temps à autre. L’homme l’avait porté dans ses bras tel un enfant jusqu’à une chaise percée, l’avait lavé, habillé de propre, puis avait changé ses draps encore moites de sa sueur fébrile, avant de masser et exercer sa jambe – un véritable supplice, dont le point final avait été les quelques pas boitillants que l’herboriste avait tenté de faire pour regagner son lit, se mordant les lèvres avec violence pour ne pas hurler. Le Samarit, pris d’une pitié écœurante, avait fini par le saisir par un bras pour le raccompagner, comme un vieillard impotent. Eusebio ruminait son humiliation et sa douleur, tâchant d’apprécier le petit-déjeuner que l’homme lui avait apporté, lorsqu’Al était venu lui tenir compagnie, lui laissant, en partant, un peu de lecture.

Le ragoût de pommes de terre, bien plus savoureux que l’insipide petit-déjeuner, fut vite achevé. Eusebio s’attacha ensuite à reprendre le rouleau qu’il lisait avant l’arrivée de Tora.

C’était un traité de religion, rédigé par une certaine Melia, auquel l’herboriste s’efforçait d’apporter un peu d’attention – l’après-midi serait longue, et le jeune homme ne voulait pas manquer de respect envers son ami, quand bien même celui-ci ne s’était pas beaucoup soucié du contenu de ses rouleaux. Al, avait remarqué Eusebio, se sentait coupable de l’avoir laissé repartir de Nassadja sans plus de cérémonie, et de l’avoir incité à se rendre aux bains. Pour le petit homme, c’était comme s’il avait lui-même maintenu la tête du Lusragan sous l’eau – à cette idée, l’herboriste frémit, sans trop savoir pourquoi. Il ne se souvenait de « l’accident », tout comme de la nuit dernière, que par bribes, persuadé qu’il avait glissé, s’était cogné puis avait manqué se noyer dans le bassin. Il ne s’expliquait pas toutes les marques, cependant, ni les stries sanglantes autour de son cou et sur son visage, ni les ecchymoses sur son torse et son ventre. Il ne voulait pas y penser ; aussi s’appliqua-t-il à lire, pour penser à autre chose – pour penser à Tora, qui lui avait promis de revenir. Eusebio songea que, peut-être, il apprendrait dans les rouleaux de menus détails, même insignifiants, qui le rapprocheraient de la jeune femme, lui permettraient de mieux la connaître...

« Bon nombre de mythologies Anciennes nous parlent du même commencement. Ainsi pouvons-nous en apprendre beaucoup en étudiant avec attention les colonnes du Panthéon. Pour certains, le monde tel que nous le connaissons serait issu d’un océan primordial [col. XC, rang 3], ou d’un œuf cosmique [col. V, rang 2] ; pour d’autres, il y aurait un, voire deux êtres primordiaux à l’origine de tout le reste [col. AC et HX, rang 1] ; beaucoup parlent d’une sorte de chaos [col. B, rang 4], d’abîme béant [col. NS, rang 3], ou de terre désolée et vide [col. ZS, rang 3]. Les Anciens qui se targuaient d’être des physiciens éclairés avaient même pour théorie un modèle cosmologique appelé “Big Bang” [col. A, rang 1]. Tout cela présume donc de l’existence de quelque chose. Mais avant, qu’y avait-il ? Les Anciens l’ignoraient, puisqu’il n’existe aucune trace d’une quelconque prise de conscience de leur part. Ils n’avaient pu qu’en effleurer une très lointaine intuition.

« Car l’état primordial et primitif du monde était le Néant, le Rien. C’était une non-matière existant, sans exister, de toute éternité, sous une forme vague, indéfinissable, indescriptible, dans laquelle les principes de tous les êtres particuliers étaient confondus[1]. L’un de ces principes, l’Absolu, toucha le Néant ; l’Infini fut engendré par ce simple contact, sur, dans et en le Néant lui-même. »

– Hum, grommela Eusebio.

Melia, même si elle ne tombait pas sous le coup des Lois des Interdits, étudiait des mythologies Anciennes et démontrait une base commune avec les croyances nées après le réveil d’Eāreth. Cependant, l’herboriste trouva curieux que la religion qu’il connaissait, et dont le Prêche enseignait la bonne parole, soit finalement héritée des Anciens, eux que l’on considérait comme tabous, et que ses contemporains étaient les premiers à réprouver, fustiger et désavouer. À Vertemer, le Prêche aurait crié au blasphème, voire à l’hérésie...

Une annotation – probablement de la main d’Al – disait, en lettres fines et déliées : « un très vieux poète dont je ne me rappelle plus le nom (Wang Bi ? Fusi ? peut-être) écrivait que si on délimite par un nom, on perd le Néant : “dès qu’il y a nom, il y a délimitation, dès qu’il y a forme, il y a finitude”[2]. Autrement dit, on ne peut pas décrire le Néant, puisque dès qu’on le nomme, il n’existe plus. C’est une façon de penser bien étrange. Nous ne pouvons concevoir le vide ; la cosmogonie nous explique donc que nous existons à travers lui... ? »

[1] Librement adapté de Pierre Commelin, Mythologie grecque et romaine.

[2] « S’il y a délimitation, on perd l’absolu. [...] Tous les êtres ont une désignation, un nom, qui par là même en nie l’absolu. Dès qu’il y a nom, il y a délimitation, dès qu’il y a forme, il y a finitude. » Wang Bi, traduit et cité par Anne Cheng, Histoire de la pensée Chinoise, 1997.

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