Chapitre 16 - Judas (partie 1)

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« Γνῶθι σεαυτόν »

Gnothi seauton, « Connais-toi toi-même ».

Sibylle. Aruspice. Sorcière. Prophétesse. Voyante. Augure. Pythie. Tant de noms pour ne désigner qu’une seule chose : une véritable peste, songeait Neser en se glissant dans l’étroit corridor. Guidé par l’unique lueur d’une lampe à huile, il écarta de la main une épaisse toile d’araignée, sentit son nez le chatouiller alors qu’il soulevait un nuage de poussière. Le Primat étouffa un éternuement dans le creux de son bras. Que ne faisait-il pas pour rencontrer cette gamine...

Neser écouta l’écho de choses humides retomber en gouttelettes dans le couloir. Il reprit sa route, satisfait de n’entendre rien d’autre, se frayant un chemin difficile dans ce maigre boyau destiné, autrefois, au passage des serviteurs. Enfin, il parvint devant un pan de mur, dont les briques obstruaient le corridor. Une précaution supplémentaire pour l’isolement de la Pythie...

Tapotant d’un doigt maigre le cercle de transmutation dessiné sur une pierre d’angle, éclairé par l’éclat jaunâtre de sa lampe, Neser insuffla un peu d’énergie au principe d’alchimie. Le mur s’effrita sans bruit, s’effaça, créant une ouverture suffisamment large pour qu’il puisse s’y glisser. Les dalles encrassées, tachées d’humidité, cédèrent la place à un tapis moelleux, aux motifs de fleurs. Le Primat posa sa lampe à huile près du couloir qu’il laissa ouvert – il n’avait tracé qu’un seul cercle, et celui-ci se trouvait désormais du côté de l’issue.

Seul un grand candélabre éclairait de sa lumière chiche le salon où il se trouvait. Les murs étaient couverts de dessins, de tapisseries et de toiles aux thèmes diamétralement opposés, s’étalant en une débauche de couleurs criardes, un éventail grotesque de formes et de textures hétéroclites. Du plafond, fixés à de fines cordelettes tressées, pendaient d’innombrables breloques et mobiles, tandis que les dalles du sol disparaissaient sous une avalanche de tapis, de coussins et de meubles disparates. Chaque surface nue, chaque espace vacant semblait comblé par quelque chose, comme pour vaincre une peur absolue du vide. Sur une table basse, un large coffret de santal laissait échapper des parfums variés. Neser se coula entre les amas d’objets avec une grâce féline qui démentait son apparence de vieillard inoffensif. Absorbé par sa tâche, il ne remarqua même pas qu’il s’était glissé hors de son déguisement, adoptant une démarche assurée, oubliant son masque de gentillesse et de simplicité naïve. Ses traits durcirent, implacables, et dans ses yeux brillait une flamme avide, impérieuse, malsaine.

Au bout du salon, une porte de bois, pas plus haute qu’un enfant, s’ouvrit. Neser s’immobilisa derrière un lourd meuble en acajou finement ouvragé, peu inquiet à l’idée de se faire surprendre. Une petite fille s’était arrêtée sur le seuil, une main contre le montant de pierre, et humait l’air, prudemment, ses yeux blêmes fixant le vide. Des grognements sourds lui échappaient par instants. Elle s’avança, tâtant du pied, appréciant du bout des orteils la douceur du tapis, ses doigts tendus touchant un à un ses repères flottants, s’arrêtant sur les aspérités d’un meuble, caressant un marbre froid et lisse, jouant avec les reliefs d’un mobile. Un sourire béat sur les lèvres, sans marquer la moindre hésitation, elle continua son chemin et se laissa tomber sur une pile de coussins.

Neser se coula hors de sa cachette et s’approcha, écartant les objets suspendus au fur et à mesure de son avancée, sans se soucier du bruit que les babioles pouvaient faire. Elles tintaient, s’entrechoquaient, sifflaient en retombant, certaines même chantaient, sans que la petite fille ne paraisse y porter attention. Ce n’était pas pour leur beauté ou le son qu’elles produisaient qu’elles avaient été choisies, mais parce que leur disposition, soigneusement travaillée, créait un chemin, un repère immuable. Personne d’autre que cette gamine ne pouvait pénétrer dans ce salon-sanctuaire, au risque de déplacer malencontreusement un objet, déstabilisant ainsi l’harmonie qu’elle s’était créée. Personne ne souhaitait contrarier la Pythie. Personne ne souhaitait l’approcher de trop près. Sourde et aveugle au monde des vivants, toute entière consacrée aux Gardiens et à leurs messages, elle menait sa vie de petite fille au rythme de ses autres sens. Si, lors des Prédictions, on lui accordait le don de la parole divine, elle était incapable de s’exprimer autrement que par des grognements. C’était une âme esseulée emprisonnée dans son propre corps. Mais Neser n’avait ni pitié, ni compassion pour elle. Il ne ressentait que du dégoût à son égard.

La Pythie se redressa, s’assit confortablement sur ses coussins, attrapa le coffret de santal et l’ouvrit, découvrant de minuscules et innombrables boîtes arrondies, qu’elle ouvrit lentement avant de les humer, une à une, se délectant des différents parfums qu’elles contenaient. Neser reconnut l’humus tendre de l’orée du bois, le pain chaud tout juste sorti du four, que la Pythie semblait affectionner particulièrement, la paille fraîche, la feuille de parchemin neuve.

Par un lent et patient travail, Neser était parvenu à approcher la gamine, à se faire connaître, à gagner sa confiance. Il ignorait si elle le prenait pour un de ses objets fétiches, pour un humain, un animal, pour un Gardien ou même pour Eāreth en personne. Il n’en savait rien et n’en avait cure. Tout ce qu’il souhaitait – tout ce qu’il convoitait – était la Prédiction, pure, vierge de toute traduction imbécile de l’Oracle. La Pythie y avait récemment mentionné l’Exlimitus, il en était intimement persuadé ; restait à savoir en quoi il était impliqué. Neser désirait ardemment le savoir. Et s’il s’avérait néfaste au bon fonctionnement de l’ordre à Pizance et Nassadja, comme semblait l’avoir compris l’Oracle, et bien... le Primat trouverait la place suffisante pour dissimuler un sac d’os calcinés. Il avait bien réussi à faire passer la mort du Laird Jashan pour accidentelle.

À son approche, la Pythie releva la tête, les narines frémissantes. Malgré les effluves entêtants de musc et de bétail qui émanaient d’une autre petite boîte, elle parvenait à le repérer de loin. Le vent coulis qui s’échappait du passage ouvert constituait un indice supplémentaire de sa présence. Neser vit le visage de la petite fille s’éclairer d’un sourire radieux qu’il trouva grotesque. Il frissonna malgré lui ; ce n’était pourtant pas la première fois qu’il lui rendait visite.

Ses rares cheveux bruns, maintenus par une simple résille en un chignon négligé à l’arrière de la tête, paraissaient le seul élément susceptible d’être qualifié de « joli » sur la Pythie. Le Primat détailla à nouveau les oreilles décollées, mal dissimulées par quelques mèches rebelles, les joues flasques, le menton ratatiné, les lèvres si minces qu’elles disparaissaient presque en un pli rosé, le nez crochu, les cernes bleuâtres et boursouflés sous les yeux vides, dépourvus de cils, mais surtout la peau ravinée, jaunie, tavelée – tellement fine que le réseau de veines apparaissait par transparence. Un visage de vieille femme curieusement vissé sur le corps d’une fillette, dont les membres déliés et la poitrine étroite trahissaient malgré tout l’âge tendre. Sûrement une ironie alchimique, songea encore Neser. Il ne voulait rien savoir de l’existence de la Pythie, ni lui accorder un quelconque accès de tendresse, ni s’émouvoir ou s’apitoyer. Il lui fallait cette Prédiction.

Toutefois, le Primat refusait de parler avec la gamine – si tant est qu’elle connaisse un code, un langage, voire qu’elle sache lire. Il devait sans doute exister un moyen de communiquer avec elle. Neser aurait pu écrire les lettres de l’alphabet dans la paume de sa main. Une fois, la petite fille avait fait mine de toucher son visage et de glisser son pouce dans sa bouche. Neser avait déjà vu un Elkhêmi procéder de la même façon, suite à un bête accident qui l’avait rendu sourd et aveugle. Il pouvait alors ressentir les vibrations de la gorge et percevoir les différentes émotions de son interlocuteur. Mais la simple idée de contact, peau à peau, avec la gamine le révulsait profondément. À son brusque geste de recul, ce jour-là, la Pythie avait dû croire qu’il était en colère, car depuis lors elle n’avait plus esquissé le moindre mouvement vers lui.

Oh, les premiers jours, il avait bien tenté d’user de son privilège d’Inquisitor sur la Pythie. Par de petites touches, par des pressions insistantes. Son pouvoir s’était heurté violemment à une sorte de cuirasse d’indifférence qui enveloppait la fillette, si violemment d’ailleurs que cela l’avait comme engourdi pendant plusieurs heures, le rendant incapable d’utiliser sa capacité. Neser avait dû se rendre à l’évidence, pendant qu’il ruminait son échec : en tant qu’Inquisitor, il ne pouvait atteindre la Pythie. Cependant, que ce soit à cause de la cécité de la gamine, sa surdité, ces maudits Elkhêmi, ou il ne savait quoi encore, le Primat ne s’avouait toujours pas vaincu.

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