Chapitre 15 - Primat (partie 1)

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« La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.

Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons

basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de pierre. On

n’y habite que pour elle et par elle ; les industries ne travaillent, les

boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir, l’entretenir, elle et son clergé ;

et, si l’on rencontre quelques bourgeois, c’est qu’ils y sont les derniers fidèles

des foules disparues. Elle bat au centre, chaque rue est une de ses veines, la ville n’a

d’autre souffle que le sien. De là, cette âme d’un autre âge, cet engourdissement

religieux dans le passé, cette cité cloîtrée qui l’entoure, odorante d’un

vieux parfum de paix et de foi. »

Émile Zola, Le Rêve, 1888.

Kiaran Zenteï avait beau le savoir, chaque fois qu’il parcourait ce long corridor menant à la grande salle, l’ambiance feutrée, empreinte de fausse grandeur solennelle dont le Conseil s’enorgueillissait, le rendait chèvre. À l’idée de devoir retrouver le Vikar Taledin, son maître, le petit homme se sentait parcouru d’un frisson de fierté – et d’un lugubre sentiment de malaise. Tant de mystère, pour si peu de choses : un dernier Conseil, qui verrait enfin l’officialisation du nouveau Primat Sisä. Même si plus personne n’en ignorait le nom... songeait Al, caustique. Cela faisait plus de deux mois que la nomination traînait. Les obsèques du Laird Jashan elles-mêmes avaient dû être reportées de jour en jour, car les sages refusaient de se prononcer sur les causes exactes de la mort.

La cérémonie funèbre s’était déroulée la veille, à l’ombre printanière du Panthéon, entourée des hauts murs du palais de schiste. Si les habitants avaient été nombreux à venir, s’étalant en une longue nuée jusque sur l’Aqueduc, ce ne fut pas tant pour rendre un dernier hommage au Primat – dont l’incertaine popularité ne s’était réellement établie qu’à l’annonce de son décès – que poussés par une curiosité presque morbide, quand bien même ils ne durent pas voir grand-chose, sous les bandes de tissus qui enfermaient le cadavre momifié. Des folles rumeurs qui circulèrent, Al n’en retint que deux, se mordant les joues pour ne pas éclater de rire devant les dignitaires réunis autour du sarcophage de granit : le Laird Jashan serait mort dans les bras de sa maîtresse, ou noyé. Quelle ironie, lorsque l’on songeait que, parmi le cercle restreint de ses connaissances, se trouvait son amant, et que l’un et l’autre, ayant en horreur tout ce qui ne ressemblait pas à une flasque de vin, n’approchaient une étendue d’eau à moins de quelques centimètres... C’était d’autant plus drôle que ces bruits ne pouvaient naître sous le Panthéon, et qu’une fois sortis, les spectateurs s’empressèrent de s’écarter des Veilleurs afin d’avoir leur part de sornettes. Puis, à l’issue de la cérémonie, le pesant sarcophage avait rejoint le Néant, suivant les principes religieux de Nassadja, disparaissant dans le vide sur lequel reposait la Citadelle.

Passant de l’ombre des arcades au clair éclat des lampes à éther, Al, accompagné du seul bruit de ses pas sur le grès nu, parvint devant l’imposante porte de la grande salle. Bien que les vantaux de bois, soutenus par de fines colonnes de pierre, soient richement décorés, ils paraissaient écrasés par le linteau, et ce qui se trouvait au-dessus de lui. Gravée à même la roche, une sculpture singulière, où l’on discernait les emblèmes des castes – l’étoile d’or des Yule, au centre, autour de laquelle gravitaient les outils de fer des Kraft, l’astrolabe de cuivre des Vikar et le nymphéa d’argent des Sisä –, s’entourait de la devise du Conseil, plusieurs fois répétée, teintée d’or et de minuscules diamants : ouïr, dire, faire, taire. Tout entendre, jusqu’à l’infime ; exprimer même l’indicible ; créer l’écheveau des grandes décisions qui régissaient la Citadelle et Pizance. Le dernier rôle incombait aux Veilleurs.

Deux d’entre eux encadraient l’immense porte de bois qui marquait l’entrée de la grande salle. Ils se tenaient de chaque côté des battants sculptés, à peine vivants, figés dans le silence à tel point qu’on les aurait crus gravés dans le chêne, n’étaient leurs yeux froids et morts qui vous fixaient, vous arrachant une chair de poule aux relents de mauvais rêve. Le moindre chuchotis, le souffle imperceptible d’une voix, et jusqu’aux sons les plus ténus, ne pourraient passer la garde muette des Veilleurs. Sous leur regard éteint qui le fit frissonner malgré lui, Al poussa l’un des lourds panneaux de bois et entra.

La lumière entrait à flots dorés par les immenses fenêtres à croisillons, inondant la grande salle. Des éclats mordorés venaient frapper les dalles de pierre, créaient des motifs complexes et féériques sur les riches tentures. Mais la créature, assise au bout de la table, semblait à elle seule capter tous les rayons de soleil : la chevelure de sarments se nuançait de couleurs cuivrées, la peau d’ambre et de miel s’auréolait de poussière d’or. Une aura sereine, comme des fils de soie invisibles et doux, émanait du Vikar Taledin. Le Maître d’Al leva ses yeux sans pupille à l’entrée de son disciple et le sonda un instant, avant de lui adresser l’un de ses sourires singuliers dont il avait le secret.

– Kiaran Zenteï, le salua la voix sans âge.

– Primat Taledin, répondit Al sur une inclination déférente.

– Quel ton cérémonieux, mon vieil ami. Le Conseil n’a pas encore commencé.

– Vous avez raison, Maître.

L’Artifex s’installa aux côtés de Taledin. Il pouvait sentir la calme quiétude de l’esprit de son maître. C’était une légende parmi les membres de sa caste – le premier à avoir accompli une métamorphose complète. Si complète, d’ailleurs, que l’apparence même de son Dharma lui était restée collée au corps. Les médisants raillaient, grinçant leur jalousie en prétendant qu’il ne pouvait plus s’en défaire ; Al était de ceux qui songeaient avec admiration combien la force de caractère de Taledin devait être puissante pour qu’il ne relâche jamais son illusion.

– Tu as l’air déçu. Ton entraînement se serait-il mal passé ?

– Ça se voit tant que ça ? demanda son disciple, sarcastique.

Il oubliait que le Vikar Taledin lisait en lui comme dans un livre ouvert : rien n’échappait au regard immuable où couraient des chatoiements de tilleul.

– Tu restes tangible malgré ton Dharma, analysa son maître.

Al grogna en guise d’acquiescement. Toute la difficulté de son art tenait dans l’illusion parfaite, de celles qui vous transformaient entièrement, pleinement, sans que l’on ne puisse plus percevoir de vous que votre essence même. Si le petit homme excellait dans sa technique de projection, il ne parvenait pas à disparaître complètement derrière son Dharma : voilà pourquoi Eusebio avait pu le toucher, deux semaines auparavant. Pour Al, c’était un échec, et cela l’agaçait fortement.

– Vous l’avez dit vous-même, le Conseil ne s’est pas encore réuni, éluda Al. Pourquoi m’avez-vous fait appeler ?

Il se doutait que le lieu se prêtait à une entrevue discrète, car la grande salle était le seul endroit d’où pas un murmure ne pouvait s’échapper – et cela, grâce aux Veilleurs. Leur magie était un gouffre de silence, un abysse sans fin, attirant à lui tous les sons, du frisson le plus infime au raffut le plus joyeux. Ils se repaissaient d’éclats de rire et de murmures effrayés, de sanglots discrets, de bavardages anodins.


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