Chapitre 10 - Bibliothèque (partie 1)

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« L’abondance des fenêtres faisait en sorte que la grande salle était égayée par

une lumière continue et diffuse, même en cet après-midi d’hiver... Les places

les plus lumineuses étaient réservées aux antiquarii, les enlumineurs les

plus experts, aux rubricaires et aux copistes. Chaque table avait tout ce qui

pouvait servir à enluminer et à copier : cornes à encre, plumes fines que certains

moines affilaient à l’aide d’une lamelle de canif, pierre ponce pour rendre

lisse le parchemin, règles pour tracer les lignes où coucher l’écriture… »

Umberto Eco, Le Nom de la rose, 1980.

Ils se trouvaient dans une galerie qui surplombait une vaste pièce, toute en longueur, aux dimensions tellement prodigieuses que l’herboriste en ressentit un vertige effroyable lorsqu’il se pencha par-dessus la rambarde pour en estimer la hauteur. Des rayonnages de bois peint, soigneusement alignés, traçaient des sillons parallèles, réguliers et spacieux, du parquet à la voûte, et des escabeaux, des pupitres, des tables, des chaises et des lutrins avaient été disposés dans l’allée centrale. Le bois clair semblait étinceler sous l’éclat des nombreuses lampes accrochées çà-et-là. De discrètes trouées dans les boiseries permettaient de passer d’une travée à une autre.

La galerie constituait presque la seule partie de pierre émergeant de toutes ces boiseries. Elle courait tout autour de la bibliothèque, divisant les rayonnages en deux niveaux, et percée d’escaliers de fer forgé en colimaçon, si adroitement ouvragés qu’ils en paraissaient délicats. Sur la longueur des linteaux de pierre, des lettres profondément gravées formaient des mots dans une langue qu’Eusebio ne sut déchiffrer.

Dans son dos, dominant l’allée centrale et la galerie, s’égrenaient, immuables, solennelles, les notes d’une gigantesque horloge astronomique. L’herboriste observa, fasciné, les engrenages délicats indiquer les positions du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes, compter les heures temporaires et sidérales, le jour, le mois et l’année, tandis qu’un cadran excentré calculait la trajectoire du soleil sur la sphère céleste. L’horloge était une étrange harmonie entre plusieurs cadrans. Sur le premier, fixe, Eusebio discernait plusieurs parties colorées – un cercle grisâtre, autour duquel s’épanouissaient un jaune fané, un blanc très légèrement teinté d’azur, et un bleu pâle. Le long de la face intérieure de ce cadran étaient tracés des signes, ainsi que les mots « ORTUS », « AURORA », « CREPUSCULUM » et « OCCASUS ». Autour, un cercle noir aux lettres dorées tournait sans fin, semblant entraîner dans son mouvement le troisième cadran, un cercle excentré, presque déformé, et où Eusebio reconnut les vingt et un daimons – sur lesquels il suffisait d’un simple coup d’œil pour interpréter le thème astral de chacun. Cinq ou six fines aiguilles de fer, l’une ornée d’un soleil, l’autre d’un croissant de lune, évoluaient à différentes allures autour des cadrans.

S’arrachant à sa contemplation, l’herboriste suivit Al jusqu’au niveau inférieur, ne pouvant s’empêcher de remarquer les différentes essences, teintes et nervures de bois d’un rayonnage. Il laissa courir ses doigts sur le dos de manuscrits méticuleusement rangés, appréciant le toucher des reliures de cuir brillant, celles en tissu soyeux ou en velours chamoisé, caressa de l’index les plus simples rouleaux de parchemin, admira la finesse d’exécution d’un manuscrit laissé ouvert sur un lutrin. Al, amusé par l’attitude enthousiaste, presque exaltée d’Eusebio, dut revenir sur ses pas à plusieurs reprises pour ne pas le laisser s’égarer selon son envie.

Le petit homme parvint tout de même à conduire Eusebio jusqu’à une femme de haute prestance, penchée sur une table où s’étalaient cérémonieusement manuscrits, rouleaux de parchemin vierges et encre.

– Voici la Vikar Katib Nepherites, dit Al. Elle t’aidera sûrement à trouver ce que tu cherches.

Le petit homme et la jeune femme s’échangèrent un sourire empreint de chaleur en guise de salut.

– Je te laisse entre de bonnes mains, Kraft Lusragan. Ici, le Privilège ne s’applique plus, tu peux parler librement. Quand sonnera l’Heure Syvende, je te retrouverai aux écuries.

Eusebio le remercia et le salua à son tour. Il poussa un bref soupir en le voyant disparaître derrière un rayonnage. Sa tâche lui parut d’un seul coup infinie, écrasante. Par où commencer ?

– Que puis-je faire pour vous aider ? lui demanda la Katib Nepherites derrière lui.

L’herboriste se tourna vers elle, incapable de lui répondre. Qu’était-il venu chercher, en réalité ? Dans quel but Maître Arminius l’avait-il fait conduire ici ? Il secoua la tête, écartant les mains en signe d’incertitude. La jeune femme lui adressa un sourire compatissant.

– Al m’avait dit que vous étiez un Exlimitus, dit-elle.

– Vous avez l’air de bien vous connaître...

– Nous sommes fiancés, répondit la Vikar en rougissant. C’est la première fois que vous venez ici ? Alors je vais commencer par vous expliquer comment fonctionne la bibliothèque, décida-t-elle quand Eusebio eut acquiescé.

La Katib Nepherites lui désigna d’abord un parchemin, placardé au bout d’un rayonnage et sur lequel étaient griffonnés, en lignes serrées, plusieurs séries de lettres et de chiffres, chacune correspondant à un domaine de connaissance. Eusebio reconnut là un index particulièrement élaboré et complexe. Sa guide lui énuméra ce qu’elle appelait les « cotes », puis expliqua que tous les ouvrages étaient rangés selon ce système de classification. Une ou deux lettres dorées, gravées dans le bois, indiquaient le domaine général de chaque rayonnage.

– Les rouleaux et manuscrits restent dans la bibliothèque, assena la jeune femme d’un ton sentencieux. Il n’y a pas d’emprunt possible.

Elle lui indiqua encore une ouverture en arcade fermée par un lourd rideau de toile, au fond de la bibliothèque, et qui menait à l’atelier des copistes, des Vikar spécialisés dans la traduction, la reliure, l’entretien et la diffusion des ouvrages. Des portes plus discrètes étaient disséminées un peu partout le long des murs de l’immense salle ; des lieux d’aisance, précisa la Katib Nepherites. La pudeur la faisait légèrement rougir. Eusebio supposa qu’il y trouverait aussi de quoi se laver les mains – les boiseries et ouvrages étaient en effet recouverts de poussière par endroits. Il s’imaginait mal devoir passer des journées entières ici – quand bien même l’idée lui plaisait – sans soulager un besoin naturel.

– Le mieux que vous puissiez faire, c’est déambuler au hasard des rayonnages, lui conseilla la Katib. Je reste à votre disposition, si vous avez des questions...

Eusebio la remercia distraitement d’un sourire pensif. La Katib Nepherites le laissa donc seul, retournant à son bureau.

Quelles questions devait-il se poser ? L’herboriste se tordait les mains dans tous les sens, indécis, ne sachant par où commencer, écrasé par l’ampleur du savoir contenu dans cette salle.

La bibliothèque était quasiment déserte ; seules quelques personnes parcouraient les vastes rayonnages, ou travaillaient à la recopie d’ouvrages, assis à une table. Un silence presque religieux régnait, malgré l’absence des Veilleurs. Eusebio regretta de ne pas avoir sous la main un calame et un cahier, comme il pouvait en voir entre les mains de ses condisciples. Il suffisait de rassembler plusieurs morceaux de parchemin, les couper à taille voulue, les plier puis les coller en petits feuillets souples. Jusqu’à présent, il n’en trouvait pas l’utilité, n’étant pas assez rapide à la copie, se contentant de mémoriser les recettes, calculs de base et formules plus complexes. Eusebio, n’osant déranger les quelques âmes studieuses qu’il croisait, décida de retourner jusqu’au bureau de la Vikar Katib pour lui demander s’il pouvait emprunter ou acheter du matériel.

Il s’attarda un moment parmi les ouvrages, apprit à se repérer en suivant l’index affiché au bout de chaque rayonnage. Les manuscrits mis en exergue sur les lutrins semblaient neufs, et traitaient de sujets divers, parfois décorés d’enluminures fascinantes – Eusebio repéra des scènes minutieusement détaillées : une femme à queue de poisson derrière de fines colonnades ; d’étranges médaillons figurant des êtres à la tête coiffée d’un disque d’or ; un âne faisant leçon à trois prêtres portant la mitre ; des princes vêtus d’étoffes bleues et de keffieh, assis en tailleur sur de riches tapis...

La Vikar Katib Nepherites lui montra plusieurs carnets, fabriqués et vendus par les copistes. Eusebio en choisit un de bonne épaisseur, à la reliure bleu nuit, ainsi qu’un calame de bambou et une petite bouteille d’encre. Le maigre pécule qu’il s’était constitué en effectuant son travail de Lusragan y passa presque entièrement ; l’herboriste ne s’en soucia pas, trop heureux de son acquisition. Il retourna se perdre parmi les rayonnages. Durant sa transaction, il s’était décidé à rechercher des ouvrages sur ce qu’il connaissait déjà : l’herboristerie. Peut-être trouverait-il des informations qui lui seraient utiles pour ses patients de Vertemer ? Trop occupé à fouiner parmi les rouleaux et manuscrits annotés par la cote QV, accompagné par les éternels rouages de l’horloge astronomique, il étouffa inconsciemment une petite pensée acerbe pour Maître Arminius – avec quelle facilité déconcertante le vieil homme avait-il en effet canalisé sa curiosité maladive vers un sujet qui le retiendrait longtemps à Pizance ! Eusebio, pourtant, ne s’attarda pas sur cette étrange réflexion ; il n’y pensa plus du tout alors qu’il prenait avec précaution, presque tendrement, un manuscrit intitulé Traité des plantes médicinales ; de leurs propriétés, des parties de chaque plante habituellement employées ; leurs effets et modes de préparation.

Eusebio constata rapidement deux erreurs majeures dans la structure de la bibliothèque. C’était d’abord une vaste pièce aveugle : sans fenêtres ou verrières, ni la lumière ni l’air ne circulaient librement, laissant l’humidité stagner. Les manuscrits, rouleaux, codex, et même les enluminures s’abîmaient donc relativement vite. Les copistes devaient avoir une charge effroyable de réparations à réaliser – gorgés d’eau, les feuillets se décollaient ; les pages s’auréolaient, se tachaient ; les reliures se déformaient ; les encres se dissolvaient par endroits ; la moisissure attaquait les ouvrages... La deuxième erreur tenait dans le système de classification ; comment, en effet, retrouver par exemple un manuscrit ou un rouleau traitant à la fois d’herboristerie et d’histoire ? L’index semblait ne lui venir en aide que de façon aléatoire ; Eusebio cherchait par lui-même, tombant au petit bonheur la chance sur des titres qui pouvaient l’intéresser. L’herboriste passa donc la journée à se familiariser avec les rayonnages.

Il revint à plusieurs reprises au minuscule bureau de la Vikar Katib Nepherites, avec à chaque fois de nouvelles questions, qui n’avaient souvent que peu de rapport les unes des autres. Elle avait en partie satisfait sa curiosité, notamment sur l’entretien des ouvrages. À son étonnement face au vide de la bibliothèque, la jeune femme avait répondu qu’en dehors du Dèïauff, près de deux cents copistes travaillaient à l’atelier, transformant par moments la sérénité presque claustrale qui régnait en une véritable fourmilière, bruissant des pages tournées, coupées, des manuscrits auscultés, des pierres ponces frottées doucement contre les aspérités du parchemin, des chansonnettes poussées plus ou moins en harmonie, des plumes manipulées, des feuillets recollés...

Quand la Vikar Katib Nepherites lui annonça que l’Heure Syvende ne tarderait plus à sonner, Eusebio se retrouva frustré, encore plus avide de savoir que le matin. Les quelques documents qu’il avait consultés étaient fragmentaires, incomplets ou au mieux, maladroitement traduits. Il se sentait d’autant plus démuni que, ne connaissant que des rudiments d’autres langues, il ne pouvait que compter sur les compétences des copistes en matière de traduction. Et l’herboriste ne s’extasiait même plus de son habileté nouvelle à la lecture.

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