Chapitre 9 - Nassadja (partie 1)

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« Il ne se détache point en relief de l’arrière-plan des montagnes. Ce que l’on est

tenté de prendre pour un donjon n’est peut-être qu’un morne pierreux.

Qui le regarde croit apercevoir les créneaux d’une courtine, où il n’y a

peut-être qu’une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, incertain.

Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes n’existe-t-il que dans

l’imagination des gens du comitat... »

Jules Verne, Le Château des Carpathes, 1892.

Il accueillit le jour clair avec reconnaissance, éreinté par une nuit d’insomnie, mais en meilleure forme que la veille – Eusebio en conclut que la thériaque avait agi sur son organisme drogué. Il s’habilla, se débarbouilla rapidement, se munit de sa besace de cuir, puis se rendit aux écuries, où l’attendait Kiaran Zenteï. L’herboriste fut presque heureux de ne croiser ni Lenneth ni Moravia dans les corridors. En chemin, il s’accorda un détour par les cuisines – il n’y aurait pas de petit-déjeuner servi dans la grande salle aujourd’hui – où il grappilla deux petits pains beurrés et une poire. Méfiant, il glissa discrètement dans sa bouche une noisette de thériaque, avant d’oser s’attaquer à ses victuailles.

Le fond de l’air était frais. Le soleil transperçait l’épaisse couche de nuages laiteux par instants, faisant étinceler des perles multicolores sur la neige fraîche. Eusebio suivit le sentier dégagé jusqu’aux écuries, secrètement ravi que les flocons ne tombent plus que rarement.

Kiaran Zenteï avait fait seller un cheval, mais ce n’était pas Kukka, constata Eusebio avec une pointe de dépit.

– Je te souhaite le bonjour, Kraft Lusragan, salua poliment le petit homme.

– Le bonjour à toi aussi...

Eusebio hésita, ne se souvenant plus du rang et du statut de son interlocuteur. Le regard cinabre posé tranquillement sur lui le mit mal à l’aise. Kiaran Zenteï sourit gentiment et se présenta, comme si de rien n’était :

– Vikar Artifex Kiaran Zenteï, « Al » pour mes amis.

L’herboriste sourit à son tour, soulagé.

– Excuse-moi, Al.

– Je comprends.

Le petit homme glissa son pied dans l’étrier et se hissa sans effort en selle.

– Il s’appelle Quiro, dit-il en flattant l’encolure du cheval.

Puis il tendit son bras à Eusebio, l’invitant à monter derrière lui. D’un claquement des lèvres, Al enjoignit ensuite leur monture à gagner la porte des écuries, qu’un palefrenier au crâne rasé maintenait ouverte, la tête penchée en un signe de froide déférence. Eusebio se demanda s’il s’agissait là d’un des serviteurs dont Moravia lui avait parlé, la veille.

Ils sortirent dans l’air immobile, leur respiration s’élevant en vapeurs gelées autour de leur visage.

– Dis-moi... fit Eusebio – la fine tresse de cheveux oscilla lorsque l’Artifex tourna légèrement la tête vers lui. Pourquoi te surnomme-t-on « Al » ?

– Oh, c’est simple. Ça me vient de ma nièce. Quand elle était petite, elle m’appelait « Al ». Elle devait vouloir dire « Kialan », mais sans arriver à prononcer toutes les syllabes. Puis elle a mis très longtemps avant de savoir dire « Kiaran ». Le « Al » est donc resté.

– Je vois...

C’est alors que le voile de coton filandreux, poussé par une brise mordante, se dissipa, dévoilant le côté nord de Pizance, révélant à Eusebio ce qui se nichait au creux des montagnes.

Au sommet d’un éperon rocheux, comme jaillie de la montagne elle-même, une cathédrale monumentale surplombait le cœur du val. L’édifice, d’apparence hétéroclite, surgit du brouillard cotonneux tel une apparition fantastique et dépareillée. Sur le parvis dallé de marbre, encadré d’imposants escaliers, s’ouvraient trois portails de bois épais et ornés de fer forgé, qui s’enfonçaient sous des portiques aux voûtes d’ogives. Le portail central, imposant, était couronné d’un tympan dont Eusebio ne distinguait pas les détails, et surmonté d’un gable. Les deux portes qui le flanquaient de chaque côté jouaient sur un mimétisme de moindre stature. Le triforium soutenait, au-dessus du portail central, une ample arcade percée d’un grand vitrail, dont les couleurs miroitaient sous un pâle rayon de soleil. Des arcs-boutants venaient étayer l’arcade et la charpente supérieure.

Mais cet ensemble ne constituait que l’entrée de l’édifice ; en effet, d’un côté et de l’autre, des murs couraient, irréguliers, bosselés ici et là d’absides, ailleurs agrémentés de fenêtres à croisée complexe, surmontés de contreforts, d’arcs rampants, de tourelles ou de pinacles dentelés, soutenant des coupoles sur des bases carrées ornées de niches. S’élançant toujours plus haut vers le ciel, les minarets côtoyaient les toits en appentis des pagodes, les flèches et les beffrois.

Telle était Nassadja, palais aux mille visages, cathédrale aux innombrables cultes, nichée au creux des montagnes.

– Quels dieux vénérez-vous ? demanda Eusebio dans un souffle.

– Tous. Ceux des Anciens Hommes et ceux des nouveaux. Ils sont tous représentés ici.

L’herboriste détacha son regard envoûté, clignant des yeux dans la lueur blafarde du jour neigeux. Il entendit des cloches sonner à la volée.

Al, les bras d’Eusebio enserrant sa taille, menait Quiro sur le pont qui enjambait le gouffre. Surnommé l’Aqueduc des Dix-Mille-Pas, il joignait la route du Gué et les escaliers du parvis. Bordé de hautes maisons à colombages, il était si large que trois charriots emplis de marchandises pouvaient avancer de front sans jamais se heurter ni se gêner. Pourtant, Quiro et ses cavaliers ne croisèrent que quelques pèlerins de confessions différentes, des serviteurs, et plus rarement encore, des domestiques et des artisans. L’Heure Tierce approchait, lui expliqua Al, et tous devaient certainement vaquer à leurs tâches quotidiennes au palais, dans les lieux de culte, ou à Pizance.

– Une fois dans Nassadja, poursuivit son guide, tu devras garder un silence absolu. Les Veilleurs n’aiment pas que les non-initiés troublent le repos des divins.

Eusebio acquiesça, rendu muet déjà par la formidable architecture devant eux.

L’Aqueduc achevait sa route quelques pieds en contrebas du parvis, sous lequel une écurie avait été construite. Une dizaine de serviteurs s’affairait autour de chevaux et de charriots, délestant les premiers de leurs harnachements, les seconds de leurs charges. Une jeune fille, sur un geste de Kiaran Zenteï, attrapa la bride de Quiro, et à peine les deux hommes avaient-ils démonté qu’elle conduisait le cheval dans une stalle. Le geste, songea Eusebio, était tellement sûr et machinal, qu’elle avait dû agir par automatisme, comme un mécanisme graissé à la perfection. Et en effet, les déplacements des serviteurs lui firent penser à une danse savamment orchestrée ; pas une parole échangée, pas un mouvement gaspillé, pas un moment de perdu. Al et Eusebio s’éloignèrent et gravirent une volée de marches aussi larges que l’Aqueduc qui les avait menés jusqu’ici, et se retrouvèrent sur le parvis. L’herboriste pensa que la pierre de l’édifice était rendue verdâtre par le temps. Or, une fois au pied du frontispice, il s’aperçut qu’il n’en était rien ; des graines, semées par le vent, s’étaient accrochées aux interstices et avaient germé, puis poussé, se fixant aux aspérités, grimpant les tourelles et les murs gris. Aux premiers jours de l’année, quand douceur et soleil reviendraient, Nassadja se parerait de mille couleurs, de lierre élégant, d’arbres chargés de fruits, et les branches qui s’élevaient au détour d’un angle protecteur retrouveraient leurs ramures feuillues. Eusebio apercevait des racines maigres accrochées aux pierres, soutenant des troncs rachitiques et morts, mais il rêva d’admirer les jardins luxuriants, fiers, vivants, surplombant la vallée et Pizance de leur belle prestance sans âge.

Le frontispice qu’Eusebio avait vu de la terrasse inférieure donnait sur une vaste cour, où s’élevait, solennel, tel un donjon, un palais de schiste et de grès. Les innombrables tourelles, flèches et pinacles qui l’ornaient semblaient s’amonceler les uns sur les autres, comme pour toucher la voûte céleste, et les arcs-boutants, montant toujours plus haut, hissaient vers le ciel un clocher majestueux.

– C’est le Panthéon, chuchota Al alors qu’ils en franchissaient le seuil.

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