Chapitre 9 : Récit de la propagande (2/2) (Corrigé)

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— Je dois continuer ? demandai-je.

— Tu n’es pas obligée de tout lire…, rassura Lisime.

— Je sais, murmurai-je en passant près de la moitié de l’ouvrage. Mais ce que je découvre ici… Cela ne ressemble en rien à la Nalionne que nous connaissons ! Si enjouée, si grandiloquente, jamais dans la modestie ! C’en est… glaçant.

— Exact. Tu comprends pourquoi elle l’a cachée pendant si longtemps ? La façon dont elle s’est comportée, ses opinions, tout n’était qu’une façade !

— On ne peut pas dissimuler un pan entier de son être ! Et pourtant… « Les intrépides soldats sont encore revenus d’une conquête, arborant un large sourire aux lèvres. Encore une bataille de gagnée, semblerait-il ! Tel qu’ils l’ont raconté, cela s’apparentait plutôt à un massacre… À quel moment les sauveurs d’une nation trouvent-ils juste de priver une population de sa liberté ? Chaque semaine, des villageois sont exterminés, capturés, leurs biens accaparés ! Inutile d’espérer que leur intégrité reste intacte… Où sont les héros de ma jeunesse ? Les libérateurs d’un pays en conflit ? Des rumeurs circulent quant à la légitimité de cette intervention. Voilà la rude réalité : c’est nous, les envahisseurs ! »

De nouveau le livre se déstabilisa sur la moiteur et la sueur de mes mains, mais je le gardai précieusement. Je tournai les pages de plus en plus vite, cherchant de la positivité au milieu des maux, sondant la bienveillance au milieu des mots. Rien n’y faisait. Tout était du même calibre.

— « Nous avons subi notre plus âpre défaite depuis le début de la guerre. Voilà la rétribution pour nos injustices, pour notre inhumanité. Ce château, durement conquis sur les dépouilles des défenseurs de leur patrie, a été perdu. Il a suffi d’une simple décision… Le matin même, le commandant Maedon Farno a lancé l’assaut en découvrant les dépouilles calcinées de Brejna et Sermev Haski. Ces rebuts de la pire espèce, indéfendables cas, méritaient parfaitement leur sort, pourtant ils ont servi de martyrs au nom d’une attaque désespérée. Tout a défilé si rapidement… et n’a résulté qu’en ruine et cendres. Les Ridilanais, menés par une mage en colère, ont exploité la vulnérabilité de notre position. Nous avons été contraints à une fuite forcée pendant que la commandante Ashetia Lateos, la seule brave du lot, s’est sacrifiée pour les autres soldats. Et mieux valait ne pas regarder en arrière… Ce serait contempler ces corps mutilés aux yeux exorbités, baignant sur des flaques de sang et des débris. Ce serait appréhender la souffrance humaine, gorgée de désespoir quelle que soit la loyauté des victimes. Ainsi apparaît l’absurdité de la guerre. Qui a gagné, dans cette histoire ? Personne. »

— Denna, tu n’es pas obligée de poursuivre si tu…

Je m’infligeais de la souffrance et j’en redemandais. Impulsée par mes envies, refrénée par mes craintes, je m’imposais une lecture entrecoupée de sanglots. Chaque échange avec ma partenaire réduisait à néant mes tentatives de m’extraire de cet agglomérat de pessimisme ! Ainsi m’immergeais-je au cœur opposée à toute propagande. Jusqu’à la dernière page…

« Je figurais parmi les invités à une rencontre entre notre armée et les conseillers ridilanais. Une offre de paix ? Il faudrait vraiment être crédule, surtout au vu de la manière dont s’était achevée la précédente négociation ! Tout juste sont-ils aptes à retarder l’inévitable, débattant sur du vide, discutant sur les morts. Je sais ce qui nous attend. Je présage l’avenir d’un monde au bord de la destruction. Innocents, coupables, tous se confondront, tous s’entretueront, et les rares survivants seront traumatisés à jamais. Il est trop tard pour nous, l’humanité court à sa perte, un long déclin ourdi depuis des siècles, des millénaires même ! La fin a été amorcée aussitôt que nous avons inventé les pires moyens de nous décimer. Et cela se poursuivra tant qu’il restera au moins deux êtres humains pour se fixer, feignant l’amour, prétendant la gentillesse, pour ensuite se poignarder dans de sinistres éclats de rire. N’escomptez pas un quelconque avenir d’une espèce qui ressasse incessamment les erreurs du passé. »

Telle était la morbide conclusion d’une âme tourmentée. J’étais inapte à lire un paragraphe supplémentaire, ni même d’encore recueillir l’ouvrage en moi ! Alors je le lâchai. Je le laissai s’écraser sur le sol, comme un objet à éviter, comme une preuve dont je me préservais. Après quoi Lisime et moi nous fixâmes… Les mots se calaient dans notre gorge. Dans cette impossibilité de s’exprimer coulait le silence morose, celui du questionnement perpétuel, d’un passé condamné et réinterprété. Souvent on connaissait moins une personne que l’effigie tracée par ses aspects superficiels….

La porte s’ouvrit dans un claquement. Nalionne venait d’entrer.

— Lisime, ma fidèle assistante ! ironisa-t-elle sur un ton glacial. Je te faisais confiance, sais-tu ? Je ne t’imaginais pas capable de me trahir ainsi. De percer mes secrets à jour.

Jamais sa voix n’avait été aussi rauque. Jamais son sang n’était autant monté à son visage. Nalionne s’avança jusqu’à nous tout en nous dévisageant farouchement. Malgré notre différence de taille, malgré son innocence d’autrefois, moult frissons hérissèrent mes poils. Car une toute autre personne se dressait devant nous.

— Je m’absente quelques minutes et on me vole mes plus précieux biens…, siffla-t-elle. J’aurais dû poursuivre seule. Cela aurait été mieux pour tout le monde.

— Nalionne ! interpellai-je. Pourquoi avoir caché tes véritables opinions ? Tu n’étais pas la seule à penser ainsi !

— Qui méritait de le savoir ? Personne ! Pas même vous. Comment aurais-je pu narrer ces horreurs si je n’avais pas prétendu les soutenir ? Jalode ne m’aurait jamais fait confiance ! Oh, bien sûr, au début, je croyais en cette armée ! Mais j’ai vite déchanté… À votre avis, pourquoi suis-je restée la même tout du long et ce, quoi qu’il se passait ?

— Tu aurais dû en parler ! s’écria Lisime. Nous t’aurions écouté ! Nous…

La scribe frappa la jambe en bois de sa propre assistante, l’amenant à choir ! Ni une, ni deux, je l’aggrippai contre le col et la plaquai contre le mur.

— Ça suffit ! tonnai-je. Sors de ma chambre !

— De ta chambre… ou celle d’un peintre assassiné ? répliqua Nalionne, inébranlable. Ne fais pas la donneuse de leçons, Denna, tu es très mal placée !

— Parce que je suis la nièce de Jalode, c’est cela ? Assez de redondance !

— Pas pour tes liens familiaux… Pour ton attitude ! C’est aisé de critiquer les pensées d’autrui, mais t’es-tu remise en question ?

— En permanence ! J’ai pleuré à cause du sang sur mes mains. J’ai sangloté à chaque coup d’épée. Je m’en suis voulue, je me suis détestée, et je continue encore aujourd’hui !

— Et qu’as-tu fait, sinon te plaindre, comme tout le monde ? Ah oui, votre rébellion, qui a eu peu d’utilité sur le long terme !

— J’ai fait ce que j’ai pu… Comme toi, n’est-ce pas ?

Nalionne planta ses ongles sur mes avant-bras. Des griffures strièrent ma peau, mais je tins bon ! Cette scribe, soi-disant innocente, commençait à devenir dangereuse ! Comme quoi la dangerosité d’une personne ne se mesurait pas à sa carrure…

— Tu m’en veux, je le vois à ton regard ! décela-t-elle. Et alors ? Je n’ai pas demandé à naître, alors j’ai apporté ma faible contribution dans ce monde en plein déclin ! Peut-être que j’ai manqué de respect aux soldats et aux victimes. Peut-être que j’ai modifié la réalité à des fins de propagande… J’en avais besoin ! Pas pour faire plaisir à la hiérarchie, mais pour m’évader de cette réalité !

— Tu t’es servie de ton écrit… comme une échappatoire ? m’étonnai-je.

— Oui ! Ne t’inquiète pas, loyale soldate, j’ai consigné la réalité dans un livre que j’ai caché à la vue de tous ! Mais sans l’autre, l’optimiste, le mensonger, peut-être que j’aurais sombré ! La vie est déjà si triste… alors pourquoi aurais-je dû décrire la réalité avec fidélité ? Laissez-moi rêver ! Laissez-moi espérer un monde meilleur ! Sans guerre, sans horreur, sans violence… Tu faisais pareil avec ta peinture, Denna Vilagui !

— Tu me compares à toi ?

— Parfaitement ! Qui es-tu pour me juger ? Oui, j’ai menti ! Oui, j’ai servi le mensonge et la propagande ! Mais la plume ne tue pas, contrairement à l’épée ! Combien sont morts de ta main, Denna ? Tu n’as pas compté, que je sache !

— J’ai commis des actes horribles, en effet…

— Tu vois ? Il ne s’agit jamais de toi et moi… Cette guerre a outrepassé les enjeux de nos petites personnes. Plongée dans mes livres, je ne me rendais pas compte de la cruauté inhérente de l’espèce humaine. Puis j’ai compris, lentement, progressivement. Je vous ai vus massacrer votre prochain. Vous êtes prêts à exterminervos frères et vos sœurs pour un peu de ressources, inondé de discours creux et pompeux ! Tout ce sang dans nos plaines, dans nos forêts, dans nos rivières… On nous a offerts un monde merveilleux, et qu’est-il devenu ? Un lieu de haine et de violence, où des milliers de personnes décèdent en tout temps ! Notre histoire n’est qu’une succession de conflits parfois entrecoupés de moments de paix !

— Je t’en supplie, Nalionne, calme-toi…

— Non ! J’ai honte d’appartenir à l’espèce humaine ! Nous nous pensons intelligents, mais de notre savoir est né notre barbarie ! Nos grands explorateurs, médecins et savants paraissent bien faibles en comparaison de tous nos meurtriers de masse ! Si évolués que nous torturons pour notre plaisir… Si éclairés que nous tuons sans limite ! Cette guerre n’est qu’une preuve supplémentaire de notre insatiable soif de carnage ! Nous avons survécu trop longtemps… Et nous ne tiendrons plus longtemps. Mais tu as raison, Denna. Qui suis-je pour juger ? Je ne vaux pas mieux que vous…

Je lui donnais raison à force de l’assujettir à mon emprise. Je me rejetais au regard de Lisime, vidée de son énergie, harassée après tant d’efforts. Nalionne, sitôt lâchée, glissa le long du mur, et nous jugea encore un moment d’un rude regard. Et elle s’enfuit sans que nous tentions quoi que ce fût.

Il ne restait plus que nous deux. Comme au début… Lisime et moi, bras le long du corps, essoufflées d’assister à autant de malheurs. Beaucoup était rédigé sur les livres que Nalionne avait abandonnées, une œuvre à l’âcre goût, respirant le désespoir de son autrice. Mais jamais une œuvre ne pourrait tout rassembler… Aucun mot ne qualifiait l’atrocité de notre monde.

Ainsi nous méditâmes sur ses paroles durant toute l’après-midi. De quoi occuper nos pensées au moment le plus critique de notre avancée… Allongée aux anfractuosités de mes idées, je m’évertuais à écarter toute cette négativité, sauf que les perspectives se réduisaient à mesure que la fin approchait. Celle-ci, en l’occurrence, était proche de sa conclusion.

Et si la réalité ne se répétait pas assez, Lisime frappa derechef à la porte de ma chambre. Nul doute qu’il s’agissait d’une affaire de prime importance, puisque la voûte céleste brillait déjà d’un noir d’encre. Aussi traçai-je ma démarche d’une hâte toute relative, griffonnant le sol au cœur de la nuit, pour rédiger la suite à redouter.

Lisime m’accueillit, ses mains lestées d’une chandelle argentée, et m’éclaira le passage comme mes questionnements :

— J’ai entendu un bruit étrange dans la chambre de Nalionne…, chuchota-t-elle. Puis un silence assourdissant. Denna, je suis désolée de te réveiller, mais je ne veux pas y aller seule. Tu m’accompagnes ?

Je hochai la tête et la suivis. Alors nous descendîmes vers la nouvelle chambre de la scribe, là où Lisime s’était emparée de ses biens, de ses confidences. Munies d’une faible lueur, nous peinions à nous repérer dans la pénombre. Ce que nous savions, en revanche, c’était que le grincement de sa porte paraissait minime en comparaison d’un autre. Plus intense, plus vacillant, et pourtant assez lugubre pour s’inscrire dans le mutisme. Dansait une ombre au-dessus de nos têtes, pâle silhouette tamisée dans l’opacité. Un petit papier trempé d’encre nous guida sur la voie :

« Ce monde court à sa perte. L’humanité a exterminé son prochain, comme dans cette guerre que rien ne justifie. J’ai assisté et entendu les pires horreurs imaginables, ainsi je me repose sur les sangs et les larmes d’un peuple innocent. Nous sommes une erreur de la nature… Et comme j’y appartiens aussi, je ne mérite aucun pardon.

Nalionne Quaril. »

Nous nous orientâmes au son. Nous brandîmes la chandelle vers l’obscurité. Nous illuminâmes le plafond d’où émergeaient les oscillations.

Nalionne s’était pendue.

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