Chapitre 8 : Offre de la réconciliation (1/2) (Corrigé)

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« Ce n’est pas notre guerre, dit-on. Peut-être que nous ne sommes pas concernés, mais nous en avons besoin. Bien sûr que le Ridilan ressemble à un pays lointain et sans intérêt, et que personne n’en avait entendu parler avant l’appel de l’armée Carônienne. Mais nous n’avons rien à perdre ! Même si le Tordwala n’est pas menacé par des pays comme le Dunshamon, souvenons-nous que l’Empire Myrrhéen s’étend siècles après siècles, et qu’il atteindra bientôt nos frontières ! Avons-nous envie d’être colonisés, réduits en esclavage, nos enfants enrôlés de force dans leurs milices, nos rares mages pendus ou exilés ? Les autorités charoniennes ont promis de nous envoyer des renforts défensifs en cas de soutien : envoyer un ou deux milliers de nos guerriers ne paraît pas trop excessif, surtout si c’est pour préserver notre patrie. De plus, si le Ridilan est effectivement un danger, alors nous serons perçus comme défenseurs de leur civilisation. Nous aurons donné et ils nous rendront.

Déclaration d’Elvindri, maîtresse parolière Tordwalaise (née en 1389 AU), plaidant l’alliance entre le Tordwala et Carône pour la guerre contre le Ridilan.


Le tonnerre grondait au-delà des fenêtres. Sous le ciel fendait une kyrielle d’éclairs comme l’averse s’abattait en continu. Du noir couplé au gris pour assombrir le tableau, tout ce tumulte m’empêchait de dormir décemment ! Encore qu’un amalgame de pensées négatives me plongeraient dans des cauchemars…

Je me redressai sur mon lit, adossée sur mon oreiller. Nulle question de fuir cette réalité lorsqu’une silhouette émergeait dans les ténèbres. Devant moi virevoltaient des filaments anthracite comme brillait un médaillon ambré au centre d’une tenue sombre. Sans ressentir d’aura magique, sans quantifier sa puissance, je reconnaissais cet homme. Et ce fut encore plus évident quand une lueur s’amplifia autour de sa personne.

— Lyrodis Dessem ? identifiai-je, cachant mes tressaillements sous ma couverture.

— Oui, confirma-t-il d’une voix dépourvue d’émotion. N’aie pas peur, Denna Vilagui, je viens simplement discuter.

— Ici ? Au milieu de la nuit ? Infiltré dans nos rangs ?

— Je suis assez habile pour camoufler ma magie, jeune fille.

— Finissons-en, alors. Vous voulez me tuer, pas vrai ? Sans moi, Jalode aurait été occise, et la guerre serait achevée aujourd’hui.

Le mage étouffa un rire dans le mutisme, de quoi m’inciter à reculer davantage !

— Tu m’intrigues, avoua-t-il. Tu ne sembles pas attachée à elle malgré votre lien de sang, pourtant tu lui as sauvé la vie. Quand je l’ai vue te prendre dans ses bras, alarmée, j’ai su que j’avais assez répandu de violence, ce jour-là. Elle t’a portée pour s’enfuir avec toi. Il m’aurait suffi d’un sort pour vous achever, mais j’ai pressenti que tu devais rester en vie.

— Pour massacrer encore plus des vôtres ? répliquai-je. Cessez de m’ériger comme quelqu’un de particulier !

— Ne sous-estime pas ta contribution. Cette rébellion, si elle est considérée comme un échec, a redoré le blason de votre armée auprès de nombreux Ridilanais. Nous cherchons encore à vous repousser, bien sûr, mais nous savons que certains comme toi ont tenté de nous protéger.

— Pour une journée, oui… Où j’ai perdu des amis chers. Où j’ai été propulsée dans des enjeux qui me dépassent. Où…

— Où tu as secouru des centaines de villageois. Kalida Lorak m’a assuré qu’ils étaient en sécurité et que votre lutte n’a pas été vaine.

— Vous l’avez rencontrée ?

— Oui. Une femme admirable, mais au sinistre passé. Elle n’aurait pas échoué si le pouvoir politique ne l’avait pas érigée en prophétesse destinée à sauver les siens. Maintenant que j’ai discutée avec elle, je connais mes limites. Je sais où je dois aller. La question est : saurais-je contrôler mes pouvoirs ? Shimri Elunawa Kinaos l’a su au dernier moment. Sa mort est une véritable tragédie... Mais certains se dressent encore, dans la nature, ou dans l’armée. Et tu en fais partie.

— Moi ? Je n’ai aucun pouvoir.

— La magie n’est pas l’unique pouvoir dont disposent les êtres humains. Cette force enfouie en toi, cette inébranlable conviction, tu l’exploiteras encore à l’avenir.

— Je ne peux plus me rebeller… Tout mouvement de révolte a été maté, les survivants ont été dispersés, capturés, et moi, seule parmi des milliers, je suis privilégiée par la générale ! À quoi bon persister ? La fin approche, n’est-ce pas ?

Soudain la lueur faiblit tandis que les filaments s’épaissirent. Tant d’assurance émanait de Lyrodis, si impavide qu’il se mouvait avec fluidité, si dominant qu’il m’intimidait d’un simple coup d’œil.

— Pas la fin, rectifia-t-il. Juste un autre commencement. Voilà plus de deux ans que vous envahissez notre territoire et que vous croyez en votre victoire. Vous avez gagné du terrain, certes. Mais vous oubliez un détail indispensable : les Ridilanais ne s’inclinent jamais. Nous préserverons notre indépendance ou nous mourrons.

— Toute tentative est inutile, alors ? Nous retardons juste l’inévitable ? Comme lors de notre négociation prévue demain ?

— La négociation est impossible avec une générale telle que Jalode Nalei. Il suffit de se rappeler comment ont fini Claned Vesril et ses alliés... Cependant, j’ai réalisé que, si elle était bien responsable de cette guerre, la plupart des vos généraux sont tout autant partisans. Du moins étaient-ce les pensées des trois que j’ai tués.

— Je suis votre ennemie tout autant qu’eux. Quel est l’intérêt d’en discuter avec moi ? La prochaine fois que nous nous verrons, ce sera sur le champ de bataille…

— Précisément. Mais cela ne signifie pas que ta destinée est toute tracée, Denna. Quoi qu’il arrive, tu auras toujours le choix.

Lui aussi m’abandonna à mon futur. Lyrodis se téléporta dans un souffle, comme s’il n’était jamais venu, comme s’il n’avait jamais débattu. Il me fut difficile de clore les paupières, de me bercer dans un rêve, d’oublier le vécu où tout fut perdu…

Au lendemain s’amorçaient en effet deux évènements particuliers. Le transfert de Vandoraï d’une part et la négociation avec les Ridilanais d’autre part. Mon ami serait déchu de ses droits, privé de ses devoirs, rabaissé en traître, alors que je foulais encore les marches d’une bâtisse souillée. Déblayer les débris et nettoyer les taches de sang n’enlevaient en rien la saleté de notre présence. Au sein de la forteresse en grès, où se hissaient les tours parcourues de lierres et clématites, meubles et tableaux avaient été renversés, jugés incompatibles. J’y avais participé, j’étais semblable à chaque soldat…

Mais eux ne me considéraient pas comme tel. Ils me dévisageaient. Ils me jugeaient avec distance, plissaient d’hostiles yeux. Le monde paraissait ralentir à mon passage : presque chacun des militaires interrompait sa conversation pour me cibler. Bien des murmures restaient inavoués pendant que d’autres m’assénaient directes invectives.

— T’as buté mon frère, enfoirée ! accusa un jeune homme au visage inconnu.

— Tous mes amis sont morts dans ta foutue rébellion ! imputa une archère, ses doigts glissant sur son carquois. Tu es fière de toi ?

— Traîtresse ! beugla un sergent. Tu devrais être pendue ! Sale noble, tu n’as aucun cœur !

— Tout ça parce que t’es la nièce d’une générale ! renchérit une consœur. Et nous, pendant ce temps, nous n’avons le droit à rien ! Aucun pardon, aucune justice, aucun honneur !

Aucun n’osait cependant m’attaquer de front ni même m’égorger en furtivité. Une aura de protection m’auréolait, celle d’une tante devenue mère, celle d’une générale devenue héroïne. Des larmes devaient être refoulées, piégées en mon sein. Aussi prétendais-je l’insensibilité, cheminant à une cadence moyenne, braquant mon regard droit devant moi histoire de contourner le leur. Combien de temps pourrais-je me détourner ? Telle était ma réputation, dorénavant…

D’aucuns envieraient pourtant ma situation. Vandoraï en témoignerait : en bas des marches, ligoté aux poignets, ses compatriotes l’entouraient et le jugeaient. Sa mine s’était rembrunie en lieu et place de sa vigueur habituelle… Peu étonnant vu la manière dont Kione le foudroyait des yeux. Elle lui décocha même un coup de poing !

— Tu n’as eu aucun respect ! vociféra-t-elle. Aucune loyauté, aucun honneur.

— J’ai fait ce que je croyais être juste…, se défendit Vandoraï. Je ne regrette rien.

— Tu as tué notre mentor ! Dalim nous a vus grandir, il nous a entraînés. Nous ne serions jamais devenus de tels guerriers sans lui !

— Nos avis ont divergé… Mais, au fond, c’est ce qu’il aurait voulu. J’ai choisi mon destin. Je me suis battu pour une cause juste.

— Provoquer une mutinerie est juste ? Quelle image va-t-on donner de nous ? Nous avons parcouru des milliers de kilomètres pour aider les Carôniens, et maintenant on les trahit ?

— Protéger des innocents n’est pas de la trahison ! Et puis, nous ne sommes pas les seuls à avoir participé à l’insurrection. Tant pis, vous ne comprendrez pas. Les autres rebelles tordwalais ont été tués ou se sont enfuis, alors je suppose que je servirai d’exemple.

— Va donc servir d’exemple. Tu étais l’un de mes meilleurs amis. Tu n’es plus rien, à présent. Tant pis pour les autres, je termine cette guerre. Pour Carône. Pour le Tordwala.

Vandoraï me repéra. Au milieu des foules, au centre des détracteurs, nous étions égaux dans notre estime. Le dédain se partageait entre nous deux, nous qui chérissions peut-être l’ultime opportunité de nous voir… Ce pourquoi Vandoraï s’orienta vers une sergente.

— Avant d’être emmené…, proposa-t-il. J’aimerais parler une dernière fois à Denna. C’est possible ?

Ainsi nous nous séparâmes de ce groupe médisant dès que la gradée eut donné son accord. Bientôt les clabauderies s’intensifieraient, en attendant, je profitais de l’occasion de revoir mon ami. Ses traits s’étaient tendus, et il se mordillait les lèvres faute de mieux. Tant devait être dit, si peu de temps nous restait !

— Désolée, Vando, murmurai-je. Tu es emprisonné alors que je suis encore dans l’armée…

— Je ne t’en veux pas, pardonna mon ancien confrère. Ce n’est pas ta décision. Rester dans l’armée te permet encore d’agir… Cette chance n’est pas offerte à tous.

— Il n’est pas encore trop tard ! Vandoraï, tel que tu es considéré, ils risquent de t’exécuter.

— Sûrement, oui… Même si j’essaie de m’échapper, je serais traqué. Cette possibilité est tentante. Mais peu importe comment je finis, je suis content d’avoir pris conscience de ce que j’étais. Je n’ai pas les mots pour… pour…

Vandoraï réprima un sanglot… Sur ses tempes coulaient d’authentiques larmes.

— J’aimais Shimri ! affirma-t-il. Elle a effacé tous mes préjugés. Elle m’a aidé à voir au-delà des frontières de mon pays, à comprendre que notre rivalité contre le Dunshamon était absurde. Que nos différences culturelles pouvaient être effacées… Peut-être qu’une telle alliance ne se reproduira jamais. Bon sang, je n’ai jamais su la remercier pour tout ce qu’elle a fait !

— Au fond d’elle, elle le savait. Nous l’avons suivie jusqu’au bout de nos convictions.

— Est-ce que ça suffira ? La guerre se poursuit encore…

— Plus pour longtemps, j’en suis persuadée. Nous avons éveillé la conscience. Nous avons lutté contre la pensée unique.

— Même si des malheurs s’achèvent, d’autres les remplaceront. Je réalise désormais la fragilité de mon peuple. Nous nous prétendons fiers et invincibles, mais nous craignons ce qui est plus fort que nous. La vérité, c’est que les Tordwalais ont peur. Et je ne leur donne pas tort… Les changements du monde nous affectent au-delà de notre petite personne, au-delà d’un seul territoire. Une ère touche à sa fin.

Ladite sergente s’intercala entre nous deux. Je reculai d’un bond comme elle avait subitement coupé notre conversation !

— Assez de temps perdu ! trancha-t-elle. Ton peuple réclame ta tête, Vandoraï. En te ramenant, dans une délégation de Carôniens et de Tordwalais, nous prouvons que notre alliance est toujours scellée et que la dissidence a plusieurs origines.

— Faites donc, accepta Vandoraï. D’autres prendront notre place. D’autres lutteront. Vous serez incapables de tous les arrêter.

Irritée, la militaire l’agrippa par le poignet et l’entraîna vers la porte entrouverte. Si seulement j’avais encore la force de me soulever, de contrecarrer tous ces insidieux plans ! Cela reviendrait toutefois à déshonorer ceux qui exigeaient ma patience… Vandoraï disparaîtrait de mon existence, pas mort, mais tout comme. La tempête destructrice emportait peu à peu chacun de mes proches, dans la plus âpre des condamnations ! Bientôt ne subsisteraient plus que les bourreaux…

Vandoraï m’accorda un ultime regard, empreint de résolution, saturé de regrets.

— Adieu, Denna, dit-il. Transmets mes salutations à ceux qui défendent encore des bonnes valeurs.

Puis il s’évanouit dans la nitescence.

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