Chapitre 4 : Préparation de la domination (2/2) (Corrigé)

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L’histoire se répétait. Inlassablement. Irrémédiablement. Jalode me cornaquait au-delà des songes, vers un rassemblement auquel je n’appartenais pas. Elle exultait à l’intérieur d’elle-même car elle me contrôlait. Elle me croyait docile car elle me privait de tout ce que j’aimais. Jalode avait exécuté Aldo. Elle avait méprisé Kolan. Et là, elle gardait Maedon en vie uniquement pour servir ses intérêts.

Je pénétrai par-delà une porte ferrée dans un acte d’ultime soumission. Nous avions emprunté des escaliers en colimaçon avant de gagner les tréfonds. Un souterrain depuis lequel chaque planification s’effectuait… Sarine et Burat surveillaient l’entrée sans oser croiser les yeux de ma tante. Eux étaient les plus bas dans la hiérarchie avec moi, car généraux et commandants étaient installés autour d’une table rectangulaire en bois de chêne. Contre les murs en chantignoles s’alignaient des étagères à l’intérieur desquelles des cartes en peau d’animal étaient enroulées.

Ainsi foulai-je le dallage ocre sous la lueur filtrée par les embrasures. Par kyrielles les militaires m’assénaient leur dédain. Pourtant des places vacantes, sièges aux dossiers carminés, s’offraient à moi malgré les dizaines de gradés réunis.

— Encore ? se plaignit Vimona, crispant ses doigts au rebord du support. Denna n’est même pas sergente, elle n’a rien à faire ici ! Sauf votre respect, générale, vous devriez arrêter de la privilégier sous prétexte qu’elle est votre nièce !

— Silence, commandante ! exigea Rafon. Cessons d’être aussi rigides, nous pouvons nous permettre une exception de temps en temps. Maintenant, installons-nous et discutons comme des personnes civilisées.

Herianne approuva et esquissa quelques gestes, invitant les militaires à obtempérer. Je choisis le premier siège à portée et Jalode décida de s’asseoir à côté. Évidemment… Seule Ryntia resta debout. Elle jugea ma tante d’un regard appuyé.

— Avant de discuter stratégie…, débuta-t-elle. Qu’en est-il de Maedon ?

— Il se rétablit peu à peu, répondit Jalode.

— Vous allez le laisser s’en tirer comme ça ? Où est la justice là-dedans ?

— Justice a été rendue, qu’elle te plaise ou non ! Denhay savait parfaitement dans quoi il s’engageait. Il s’est opiniâtré au bout de ses convictions.

— Qui punira Maedon pour ces crimes, alors ? Je n’agis pas par volonté égoïste à cause de mon bras manquant. Et même si je passe outre sa plus grande défaite, allons-nous laisser le commandement à un homme capable d’assassiner une innocente sur le coup de la colère ?

— Je suis générale, tu es commandante, son statut me revient. Si cela peut te rassurer, sa convalescence durera un certain temps, donc tu n’auras plus à te soucier de lui.

— Ça ne suffit pas ! Je ne comprends pourquoi vous le protégez autant !

Soudain Herianne fracassa sa lame sur la table et les deux femmes se turent aussitôt.

— Cette histoire tourne un peu en rond, vous ne trouvez pas ? jugea-t-elle. Maedon Farno est vivant et Denhay Restel est mort, que faut-il ajouter ? Peut-être présenter celui qui l’a remplacé à la tête de l’unité douze. Levez-vous, Tangar Litan.

Il s’agissait de l’homme à la droite de Galdine. Je le connaissais juste de tête… Tantôt aperçu sur le champ de bataille, tantôt au campement, il s’était effacé. Ici il se manifestait. De généreuses boucles châtaines ornaient son visage creusé d’yeux smaragdins et d’un nez aquilin. Il conservait des traits juvéniles malgré sa trentaine entamée, aspect que soulignait sa bonne musculature. Chacune de ses plaques rivetées s’accrochait à son plastron argenté. Bien des blasons et écussons de son royaume natal flamboyaient dessus pour un soldat encore sergent fut quelques temps !

Tangar s’exposa en dressant le buste.

— Je combattrai en l’honneur de feu Denhay Restel ! proclama-t-il. Je ne nourris aucune ambition de vengeance car je respecte son choix final. Inutile de nous diviser, focalisons-nous sur l’ennemi. Mon cœur me dit que nous sommes proches du but !

— Bien parlé, l’ami ! lança Galdine. Ladi te soutient totalement, Radi a encore des doutes car elle ne te connait pas bien. On verra bien, de toute façon !

— Génial…, soupira Ryntia. Nous avons trois jeunes commandants dans notre division au lieu d’un, et ils ne semblent pas plus matures que Maedon. Il va falloir assumer, je suppose. Assez perdu de temps.

La stratège partit dénicher une carte avec l’assentiment de ses supérieurs. Pas un instant elle ne réfléchit, elle savait de laquelle s’emparer, et elle la déroula sur la table une fois revenue. Dans la convoitise des uns, dans la perplexité des autres, la représentation visuelle du Ridilan se dévoila devant nous. Un trait d’un tracé rigoureux limitait les frontières du pays tandis que les reliefs étaient esquissés sur base de nuances complémentaires. Bariolaient teintes vertes et brunes d’ouest en est, couleur hors de notre horreur, déshumanisant une population entière.

— Le Ridilan est un pays fascinant, dit Ryntia. J’en ai déjà débattu avec d’autres tacticiens : beaucoup de nos défaites sont dues à une méconnaissance partielle du terrain et à la situation géographique. L’ouest du pays est jonché de forêts alors que l’est est couvert de montagnes.

— Où voulez-vous en venir, commandante ? s’impatienta Berthold.

— J’y parviens ! Il existe une région centrale, intermédiaire entre ces deux biomes, creusée de coteaux et de vallées. Vous l’aurez deviné : nos troupes n’ont jamais atteint la capitale, aux pieds des montagnes de l’est. En revanche, avec notre récupération progressive du territoire, nos éclaireurs ont effectué un meilleur repérage. Leur capitale Orocède semble bien protégée et se situe au-delà d’une série de combes.

Un doigt fin et assuré, issu de son bras restant, glissait avec fluidité sur la carte.

— Pour la traverser, poursuivit-elle, nous devrons conquérir les sylves et marécages centraux. Ne nous laissons pas piéger : ces zones sont bien peuplées. Plus de la moitié du pays sera à nous dès que nous les aurons vaincus !

— Et comment comptes-tu t’y prendre ? questionna Herianne.

— En suivant les suggestions de ma générale. Nous devons les surprendre, les assaillir sur plusieurs fronts. J’essaierai de superviser un maximum depuis là où je suis… Dans l’idéal, malgré nos récentes pertes de gradés, chaque troupe devra être menée par un général. Nous déciderons au fur et à mesure de notre avancée.

— Ce plan m’a l’air correct, admit Rafon. Un peu vague quand même, de la part d’une stratège aussi réputée que toi.

— Je n’ai pas eu le temps de réfléchir ! fulmina Ryntia. Pardonnez-moi… Je ne suis que commandante, après tout. Il n’est pas encore trop tard. J’ai un peu planché sur la proposition de Jalode.

— Quelle proposition ? s’étonna Herianne. Quelles sont toutes vos confidences ? Nous devons être informés de la totalité de vos plans !

— Jalode désirait séparer les quatre premières divisions en deux troupes, avec le consentement de leurs généraux respectifs, absents pour l’heure. Une partie qu’elle mènera personnellement, notamment suivie par ses commandants Galdine et Tangar et mes propres sergents entre autres, vers le nord-ouest de la forêt. L’autre partie devra cheminer au sud-ouest, guidée par la commandante Vimona Orzo, ainsi que les sergents Rohda et Kiril Molher.

Moult commandants se dévisagèrent avec intérêt, surtout ceux de ma division. Nul doute ne se posait quant à la troupe à laquelle je me conformerais. Et même si Rohda constituerait ma principale autorité, j’étais censée céder aux exigences de Vimona… Une décision contre laquelle Herianne et Rafon s’insurgèrent à brûle-pourpoint.

— De quel temple parles-tu ? agressa la générale. Jalode, je n’aime pas ta façon de gérer cette situation. Nous devons être unis, pas prendre des décisions individuelles !

— Certains ont été privés de leurs fonctions pour moins que ça ! renchérit son époux.

— Vous me provoquez à deux ? se gaussa Jalode. Comme c’est charmant… Rumeurs et éclaireurs décrivent un lieu sacré, un temple où sont honorés maint mages outre leur prophète. Renverser une pléthore de statues ne suffit plus, il faut incendier le mal à sa racine ! Voilà pourquoi il est impératif que nous détruisions à tout jamais le culte de Deibomon.

— Est-ce ta priorité, Jalode Nalei ? s’irrita Rafon. Massacrer des prêtres plutôt que des soldats ?

— Elle a raison ! soutint Berthold. Pour assurer notre domination, nous devons annihiler toute trace de la culture Ridilanaise ! Parce qu’elle est haineuse, intolérante et violente !

— Je n’en reviens pas…, désespéra Herianne. Son influence n’a décidément aucune limite.

— Si tu as un blâme à m’adresser, exprime-le en face ! rugit Jalode, le visage enflammé. Tu doutes de moi ? De mes intérêts ? Je défends le peuple, l’histoire et la culture de notre illustre pays, aussi bien que de cette civilisation en proie au déclin ! Où est votre loyauté, hein ? Je suis le bras armé de la reine Dorlea de Vauvord ! Je n’ai pas besoin de votre accord pour préparer mes actions, est-ce bien clair ? Lorsque vous vous targuerez d’autant de victoires que moi, vous pourrez me critiquer.

Une telle lancée était susceptible de déclencher une querelle. Ce ne fut pas le cas. Peut-être parce que Rafon et Herianne se montrèrent raisonnables… ou bien parce que Jalode exerçait une importante pression. Ses yeux transperçaient la plus solide armure, son sourire irradiait dans la plus grande obscurité, sa posture intimidait les plus impavides. Ciel, des frissons me tiraillèrent comme mon corps fut envahi de nausées ! Alors j’imitais ma couarde attitude de la précédente réunion à laquelle j’étais venue. Je fuis.

Qu’ils discutassent dans des conditions biaisées ! Même dans une opaque brume, dansant sous la lune reflétée sur les rivières lactescentes, le refuge s’ouvrirait aux anfractuosités de mes pensées ! Plutôt me submerger dans ces voies inondées que de m’engouffrer dans cette grisaille ! Il existait une fin, quelque part, toute proche…

Shimri apparut devant moi, rembrunie mais rassurante.

— Mais…, soufflai-je, confuse. Tu étais là ?

— J’ai tout entendu, avoua mon amie. Du début de la stratégie jusqu’à la destruction prévue des cultes du prophète. Rien ne m’a échappée.

— Tu étais à l’extérieur ! Comment as-tu pu…

D’azur luirent les iris de mon amie au moment où elle plaqua ses mains sur mes tempes. Aussitôt mes muscles se détendirent comme mon corps perdit sa perception usuelle… Mon esprit vogua dans l’imaginaire.

Où m’emmenait-elle ? Au sommet d’une montagne enneigée, où des tempêtes éclataient contre la pureté de la couche nacrée. Au milieu du désert, où des tours d’ivoire tutoyaient la voûte au détour de l’aigre sable. Au fond d’une forêt, où un hameau côtoyait l’inaltérable verdure. Des voix s’accumulaient, intrusives mais complémentaires, aigue de tonalité et grave de message. Elles s’insinuaient aux confins de mon être, m’enjoignaient à suivre le bon chemin… Et mes yeux s’ouvrirent à la pâle silhouette exigeant un tribut au nom des Ridilanais.

D’un choc douloureux, apte à lanciner mon crâne, Shimri m’impacta aux besoins du réel.

— Maintenant ou jamais, décida-t-elle. Nous devons nous rebeller.

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