Chapitre 8 : Sauveurs (2/2) (Corrigé)

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Voilà la vérité : rien ne devait leur être volé ! Au sein de la bourgade ne se tapissaient que des ressources indispensables aux villageois. Pas un objet dont nous tirerions profit, sauf des meubles poussiéreux et de la nourriture fraîche. Pourtant les fouilles se succédaient en pleine violation de leur libre arbitre ! De surcroît, même si nous épargnions les villageois survivants, ils souffriraient de bien des traumatismes…

Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas m’introduire encore chez eux, les piller, m’immiscer jusqu’aux secrets de leur vie privée. Je ne pouvais pas les observer en implorations, en supplices, à frissonner dans l’attente de notre départ. Je ne pouvais pas obéir à ces instructions…

Je ne souhaitais que la sérénité. Je désirais me fondre dans ce tableau où affleuraient les demeures aux berges d’une surface azurée. Vers un horizon dual où s’affrontaient les flancs, par-dessous le ciel pur. Triomphait ce dôme homogène, inaltéré, à l’exception d’un embu. Un trait grisâtre, à peine visible, drapé à un angle inaccessible.

Brejna et Sermev… Je me souvenais ! Ils avaient emprunté un étroit sentier, certes jonché d’aspérités comme de racines, mais dont les traces s’étendaient par-delà la pente. Or ils s’étaient absentés depuis un certain temps, déjà… Je devais en avoir le cœur net.

Je me séparai de tous. Loin des habitations se recelaient des secrets qu’il me fallait démêler. Il existait des routes inexplorées le long desquelles aucun arbre n’obombrait la réalité. Il fallait regarder haut là où les autres ne levaient pas les yeux. Et aussi écouter au-delà des mélodies des oiseaux, survoler brise et méfiances, se guider aux endroits que notre corps refusait de fouler.

Une maison isolée était enracinée dans les bois. Au milieu des conifères siégeait un chalet bâti de rondins, au-dessus duquel s’élevaient des volutes de fumée, en-deçà duquel s’empilaient une kyrielle de planches ainsi que des haches rubigineuses. Exercer efficacement le métier justifiait cet éloignement par rapport aux autres villageois ! Pour le meilleur comme pour le pire…

Du haut de la déclive, je disposais d’une vue trop parfaite sur l’intérieur de la maison, car le couple y logeant avait omis de fermer leurs volets. Deux silhouettes familières avaient pénétré, épée tirée, et s’appropriaient la demeure. J’avais cligné des yeux, je m’étais frottée les paupières, en vain. Il s’agissait bel et bien de Brejna et Sermev. Leur attitude ne relevait pas seulement de l’insubordination… Elle se situait au-delà.

— Ils sont résistants, dis donc ! s’exclama l’ancienne brigande. Tant pis, on va employer les grands moyens !

Ils étaient accoutumés aux agressions gratuites, sauf qu’ils maltraitaient des inconnus contre lesquels ils n’auraient pas dû lever un petit doigt ! J’aurais dû intervenir de suite, ne pas me tétaniser en sécurité, recourir à la liberté de rendre justice ! Aucun frisson ne justifiait l’inaction ! Cependant… Ils ne se contentaient pas de les cogner et de les invectiver. Chaque profil filait d’un côté à l’autre à une cadence trop drastique tandis que des tintements me vrillaient les tympans. J’assistai alors à l’horreur.

— Ne te laisse pas mordre et frapper comme ça ! dit Brejna. Elle est peut-être solide, mais tu l’es plus qu’elle ! Arrache ces vêtements et couche-la sur la table ! Là elle arrêtera de se débattre.

Non… Ils avaient outrepassé toute limite. Au-delà de leur violence, ils nourrissaient une obsession d’assouvir leurs pulsions maladives ! Nul besoin de le voir pour le constater. Des vêtements étaient ôtés, jetés par morceaux sur le plancher. Du mobilier était démoli, fracassés sous l’impulsion du duo. Mais surtout, des hurlements de géhenne s’immiscèrent au profond de mon âme, transmirent l’indicible sous toutes ses facettes, me condamnèrent pour mon inaction.

— Ça y est, on les tient bien ! se réjouit Brejna. Fais comme je t’ai dit, frangin ! Garde-la hors de portée de leurs armes ! Quant à toi, le gueux... Tu croyais t’en sortir avec tes gros bras et tes muscles saillants ? Tu es juste bon à couper du bois !

Et l’épée siffla intensément, et une giclée de sang éclaboussa le chalet jusqu’à l’embrasure. Après quoi Sermev attrapa sa victime par le col avant de la coincer sur la surface de la table. Tous deux bridaient leur cible quelles que fussent leurs ripostes. Le couple avait beau s’agiter, se dresser, rien ne les délivrait de leur domination. Que quelqu’un d’autre perçût leur détresse, de leur humiliation ! Pas un de leurs gémissements n’échappait à mes oreilles, alors pourquoi ne m’élançais-je pas à leur secours ? Pauvre couarde que j’étais, minable collaboratrice !

— Ils commencent à se tenir tranquilles… Dommage, c’est plus excitant quand ils regimbent. Allons-y !

Ils imprimèrent un mouvement régulier. Trop cadencé, trop vif… Et je réalisai ce que j’avais déjà subodoré. Brejna jouit à pleins poumons, couvrant les geignements des menuisiers, trahissant ses serments pour sa délectation. On me l’avait tant décrit et j’y assistais réellement. Ils goûtaient encore au plaisir dans le malheur d’autrui.

Bouche bée, bras ballants, je sentais du liquide acide remonter ma gorge. Je faillis dégobiller mais je tins bon. Il n’était point question de faiblir dans un état maladif, de me reclure ou de rebrousser chemin. D’instinct ma main glissa à la poignée de mon épée. Il était temps ! J’exécutai un premier pas, brandis ma lame et…

On me saisit. On m’interdit d’accomplir mon devoir. On me transporta loin du lieu de crime. Une personne, d’une seule main, me propulsa sur plusieurs mètres ! Encore que j’endurerais le choc, quand bien même je me réceptionnai malaisément. Mais l’intervenante m’assujettit tant à son emprise que je restais coincée au sol. Peu importait que je l’assénasse de coups de pied, peu importait que je me débattisse comme une forcenée, Rohda garderait toujours une supériorité sur moi !

— Reste calme ! somma-t-elle. Inspire, expire. Sens tes muscles te détendre et ton cœur ralentir.

— Lâchez-moi tout de suite ! m’écriai-je. Pourquoi, de toutes les personnes qui auraient pu me suivre, il a fallu que ce soit vous ?

— Parce que je suis grande. Plus facile pour remarquer la fumée.

— Vous avez vu comme moi quel crime ils commettent ? Alors libérez-moi immédiatement ! Je dois les punir !

— Ferme ta gueule et écoute ! Tu te rappelles de mon histoire, à l’entraînement ? Bien sûr que c’est horrible, mais il faut pas les arrêter sous le coup des émotions ! Sinon tu deviendras un monstre aux yeux des gens que tu auras sauvés.

— Oui, il vous est arrivé la même chose… À la différence que vous aviez réussi à tuer les agresseurs avant qu’ils ne la souillent ! J’ai réagi trop tard, je peux encore les secourir !

— Non, la différence, c’est que tuer Brejna et Sermev aurait bien plus de conséquences. T’as bien vu comment Maedon les appréciait, hein ? Prends exemple sur ce que je dis, pas sur ce que j’ai fait.

— Je vous pensais juste, humaine ! Pourtant vous voulez que les victimes souffrent ! Regardez donc les dégâts… Cela ne nous a suffi pas de massacrer la moitié des leurs, de piller leurs maisons, on doit aussi les laisser se faire violer et mutiler ?

— Je légitimerais jamais un tel acte ! J’te réclame juste d’être plus futée qu’eux, de profiter de ton avance. Remets-toi de cette épreuve, repose-toi un peu, puis quand t’auras la forme, tu les dénonces à l’abri des regards. Là ils seront punis comme il se doit.

— Patienter, encore et toujours ! Nous aurions dû intervenir ! Nous le pouvons encore !

— Tu bougeras pas tant que je reste dans les parages ! Si tu fonces les affronter, et c’est même pas garanti que tu les battes, tu seras considérée coupable. Prouve que la justice existe encore, Denna !

Je ne me débattais plus. Je ne discutais plus. Étalée au sol, je sombrais, je devenais l’incarnation de l’impuissance. Par-delà l’horizon invisible, masquée par les arbres et les herbes, je perdais une lutte que je n’avais jamais engagée.

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