Chapitre 6 : Interrogatoire (2/2) (Corrigé)

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Maedon avait cependant tout prévu. Dans les sous-sols de la forteresse, là où peu d’embrasures réverbéraient la nitescence solaire, une pièce délivrait l’espace requis pour un interrogatoire. Elle était basse, exigüe, ternie de l’anthracite des briques pierreuses. Poussière et toiles d’araignée envahissaient chaque interstice par surcroît ! De bronze et d’or luisait pourtant Maedon, accompagné d’Erdiesto et d’homologues de mon unité. Au coin opposé se tenait Neilhym, ici venu pour remplir son but.

— Vous avez fait vite, j’admire votre efficacité ! complimenta Maedon. Et vous n’êtes pas revenus seuls…

— À ce propos ! me permis-je. Commandant, sauf votre respect, vous auriez pu prévenir ! Le comportement de Brejna et Sermev était particulièrement…

— Denna, pas maintenant ! Nous atteignons une phase clé du conflit. Les sacrifices doivent être utiles, nos victoires doivent durer, et l’ennemi doit être connu. Cette prisonnière constitue notre meilleure opportunité ! Elle parlera, d’une manière ou d’une autre !

— Nous avons besoin de réponses, renchérit Erdiesto. Je suis assez curieux de voir à quoi ressemblent les mages d’un autre pays. Celle-là semble avoir une haute position politique, c’est déjà intéressant.

Sous l’approbation de Maedon, les anciens bandits lâchèrent la captive sur une vétuste chaise en paille. Nous nous disposâmes en l’attente du jugement, entre les ombres des éclats ambrés et écarlates de la torche posée derrière elle. Ses paupières s’étaient ouvertes, dévoilant un regard profond et déterminé. Ce qu’elle nous dédaignait ! Des traits sombres se reflétèrent sur son faciès. D’yeux plissés en sourcils froncés, pas une personne ne fut épargnée, elle ne cèderait pas de sitôt ! Pouvions-nous l’en blâmer ?

— Je te préviens, meurtrière, ma patience a des limites ! lança notre commandant. Dis-nous qui tu es, révèle-nous tout ce que tu sais sur ton pays ! Pas que nous serons cléments, mais tu souffriras peut-être moins longtemps.

Neilhym répéta les termes de Maedon en Ridilanais. Personne ne savait si la traduction était fidèle, puisqu’il modéra déjà le ton, toutefois la femme répondit d’abord par un sourire de défi ! Et elle débita en continu, plus d’une minute durant, lors desquelles nous nous suspendîmes à son discours, nous accrochâmes à des mots à la construction abstruse. Bien vite ils prendraient un sens concret.

— Elle dit que sa patience possède aussi des limites, rapporta Neilhym. Elle est Fherini Laefdra de son nom, détentrice de la flamme bleue, servante des forêts septentrionales et dirigeante d’Elodria. C’est la région dans laquelle nous nous situons, je précise. Elle a aussi ajouté qu’elle ne ressent aucune douleur, juste la honte de ne pas avoir su protéger les siens jusqu’au bout. Si elle n’avait pas été surprise par la Colosse de l’Ouest, elle estime qu’elle aurait été capable de tous vous occire.

Des murmures se répandaient déjà parmi nous. Tant de questions pouvaient être posées même si aucune garantie de réponse satisfaite ne nous était offerte. Maedon, lui, n’en avait cure : il s’accroupit face à Fherini, mains sur les genoux, prêt à tout pour la faire flancher.

— Tu te crois plus forte que nous, hein ? répliqua-t-il. Tous tes titres ronflants sont d’une prétention ! Pourtant, si ma sergente a reçu un surnom si élogieux, c’est que nous représentons un véritable danger pour vous. Tes crimes seront bientôt punis ! Mais avant, dis-nous où se terrent les tiens, où se situent vos grandes cités et comment les conquérir ! Détaille-nous aussi votre stratégie !

Le processus se répétait : tendre l’oreille pour une langue à déchiffrer, sonder l’expression gestuelle de la prisonnière, quoique limitée, et deviner quelques bribes de phrases sur base des modulations de sa voix. Un exercice ardu, surtout en étant peu habitué… Une image figée était plus aisée à comprendre.

— Fherini vous juge insultant et ignorant, poursuivit le traducteur. Elle pense qu’elle a agi en légitime défense, protégeant son château et ses sujets en même temps. Elle regrette juste d’avoir dû se battre à distance par crainte d’avoir commis des dommages collatéraux. Oh, et elle précise que si vous la tuez, le courroux s’abattra sur vous, car son épouse la vengera.

— Notre générale aurait pu trouver un meilleur traducteur ! râla Maedon. La dernière phrase n’a aucun sens.

— Je vous demande pardon ?

— Elle parlait de son épouse, ce qui est illogique. Elle voulait plutôt dire « époux ».

— Je suis Ridalanais, je connais mieux ma langue que vous. Peut-être devriez-vous…

— Tu oses te moquer de moi ? Par définition, un mariage unit une femme et un homme ! Ça n’aurait absolument aucun sens que…

Soudain Fherini s’esclaffa. Oh oui, elle se tordit même aux larmes, de quoi irriter les plus placides ! Maedon dut prendre du recul, s’arracher les cheveux, et il perdit même l’équilibre, rattrapé de peu par Emar.

— On perd du temps ! s’écria ce dernier. Cette bâtarde a tué Ilza et tant d’autres. Tranchons-lui la gorge, c’est tout ce qu’elle mérite !

— N’avez-vous pas écouté votre fidèle traducteur ? nargua Fherini avec un accent réduit. Ce petit jeu a assez duré : je parle et je comprends votre langue. Donc quand je dis que je suis mariée à une femme, c’est la vérité. D’ailleurs, elle est aussi adorable que redoutable. Vous ne savez décidément rien de nous.

— C’est insensé ! tonna Maedon. Je vous savais déjà détestables, barbares, mais si vos traditions sont aussi décadentes…

— Ignorant est le bon mot… Qui êtes-vous pour juger nos coutumes ? Trop occupés à massacrer nos peuples et détruite le culte du grand Deibomon ? Nous étions en paix avant que vous interfériez, quelques tensions de temps à autres, mais rien de bien important. Et vous avez tout gâché ! Nous ne renierons pas notre histoire contre les envahisseurs… Ici, le mariage lie deux âmes amoureuses, qu’importe qui elles sont du moment qu’ils s’aiment ! Environ une union sur dix concerne des personnes du même sexe.

— Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous ainsi ? Une telle société ne peut subsister longtemps ! Si tout le monde vient à penser comme vous, alors plus personne n’enfantera et la civilisation courra à sa perte !

— L’absurdité de votre raisonnement me consterne. On ne choisit pas d’être ainsi. On l’est et c’est tout. Mais oui, une large fraction de notre population maîtrise la magie, et elle aide à nous lier quel que soit notre sexe. J’en révèle déjà trop…

Un autre cri de notre commandant nous arracha les tympans ! Il n’avait aucune raison de s’emporter autant, sinon en respectant les pensées de trop d’habitants ! Moi qui l’imaginais tolérant, bercée dans le souhait de traiter chaque citoyen en égal… M’étais-je fourvoyée à ce point ?

Comme pour se détourner de Fherini, Maedon s’appuya sur Erdiesto pour garder l’équilibre.

— Raconte-t-elle la vérité ? interrogea-t-il. Les mages sont-ils plus susceptibles de s’adonner à ce genre de pratiques ? Votre esprit est-il altéré à ce point ?

— Hé, je ne m’intéresse pas à la vie privée de la guilde, moi ! se défendit Erdiesto. Personnellement, mes nombreuses conquêtes étaient toutes des femmes. Mais ne croyez-vous pas qu’on s’écarte du sujet ? Que cette Fherini fricote des hommes ou des femmes, elle reste notre ennemie et doit être traitée comme telle.

— Il a raison, appuya Vandoraï. Chaque pays a des coutumes différentes. Au Tordwala, on ne fait pas attention à ces gens-là. Le concept de mariage n’existe même pas.

— Ce n’est pas le plus important, avança Hintor. Nous ne sommes pas engagés dans cette guerre parce que nos ennemis ont des coutumes différentes des nôtres.

— C’est même génial ! soutint Lisime. Imaginez toutes les nouvelles possibilités qui s’offrent à nous ! En Orône, nous ne sommes pas aussi fermés à ce niveau ! Figurez-vous que…

— Je ne veux rien savoir ! beugla Maedon. D’ailleurs, je n’ai même pas demandé votre avis !

Fherini rit de nouveau. Ses éclats résonnèrent de plus belle malgré l’opacité des lieux. Une puissante aura l’enveloppait encore, elle aurait pu la développer si elle n’avait pas été privée de ses bras… Alors elle usait d’autres moyens pour nous briser. Un regard ancré sur l’adversité, si insistant, si intense que de la persévérance était nécessaire pour tenir.

— Est-ce vous, l’honorable commandant au service des siens ? persiffla la mage. Pourtant vous semblez les mépriser… Avant que vous n’empiétez sur notre territoire, j’étais adorée et respectée, impliquée dans les problèmes sociaux et les besoins de mon peuple. Je n’ai même pas besoin de mon épouse pour me définir. Aldenia N’Hyor, seconde mage la plus puissante du Ridilan, membre du conseil régent, protectrice d’enfants. Vous n’aimeriez pas la rencontrer n’est-ce pas ? Abandonnez ce château et emmenez-moi à elle. La perte de l’être aimé peut avoir de terribles répercussions… Vous savez conquérir un château. Vous savez contrer nos sorts. Mais vous ne saurez pas remporter cette guerre.

Une rougeur sans précédent dépeignait le visage de Maedon. Négociations et interrogations s’achevaient sous poids de sentiments trop réfrénés. Ni une, ni deux, il renversa trois de ses subordonnés qui tentèrent de s’interposer, et il atteignit sa prisonnière. Il la secoua vigoureusement, postillonnant sur elle, beuglant à tout va.

— Tu ne comprends pas notre lutte ! Si ton peuple souffre, tu ne peux blâmer que toi-même ! J’ai juré sur ma vie de protéger les miens, pourtant ils meurent l’un après l’autre. Je me souviens de chacun de leur nom ! Nystor, Heima, Oldem Deilum, Galtea Ponzio, Kolan Prelli, Zaccali, Bren Clive, Ilza, Ethine Jell ! En as-tu assez entendu ou je dois encore continuer ? Ils étaient mes frères, mes sœurs, mes amis ! Je les ai entrainés, je les ai vus mûrir, et l’ouragan du mal les a emportés en un rien de temps ! Je te hais, toi et tous les tiens, tu m’entends ?

Non… Il dressait même le poing ! Il allait la cogner, la rudoyer, la défigurer ! Nous l’attrapâmes à temps et je me vautrai avec lui. Tant pis si je mordais la poussière, tant pis si je m’attirais ses foudres, il ne devait pas se laisser submerger ainsi !

— Ça suffit, commandant ! hurlai-je. Vous dépassez les bornes ! Cet interrogatoire n’a plus lieu d’être !

— Tu devrais me soutenir, Denna ! répliqua Maedon, les yeux injectés de sang et saturé de tremblements. Et toi aussi, Lisime ! Vous étiez les premières à pleurer la mort de Kolan. C’est pour lui, et pour tous les autres, que je me bats aujourd’hui. Quand j’ai assisté à son trépas, j’ai dû parfois détourner le regard, tant vous me faisiez de la peine…

— Ce n’est pas une excuse !

— Je n’ai jamais eu l’occasion de vous dire combien j’étais désolé ! Lisime… Auras-tu la force de me pardonner ? Je connais ce regard, je sais que tu culpabilises… Mais c’était mon devoir de m’assurer qu’il aille bien. J’ai failli. Tout ce que je demande, c’est de pouvoir me rattraper.

Lisime ne répondit rien. Contemplant les murs, elle se frotta les yeux et abandonna Maedon dans ses remords. C’était injuste de se justifier auprès des malheurs d’autrui, encore moins de raviver des flammes encore allumées.

Beuglements, râles et lamentations s’estompèrent en un instant. Deux commandants avaient surgi de l’ombre du couloir : Ashetia, en retrait, lèvres pincées, un faible regard vers son homologue, et Ryntia, laquelle retroussa ses manches et le saisit fermement par le col.

— Espèce d’imbécile ! invectiva-t-elle. Les instructions de Jalode étaient pourtant claires : on ne torture pas les prisonniers ! Je savais que tu étais émotionnellement instable. Tu n’as pas le cran pour mener l’interrogatoire.

— Elle m’a poussée à bout ! se justifia Maedon, dégoulinant de transpiration. Et puis, comment aurais-je pu rester indifférent ? Tu n’as pas assisté au carnage qu’elle a perpétré. Ashetia pourra confirmer… Pourtant notre ennemie est bien vivante et se moque de nous. Elle ne nous apportera rien comme prisonnière.

— Cette décision ne t’appartient pas ! Il faudrait quelqu’un pour te remettre à ta place… Parfois, je me demande si tu mérites d’être commandant. Tu n’as pas le moindre sang-froid, sans évoquer ta sensibilité indigne d’un militaire.

— Tu me reproches de me soucier de mes soldats ? Quelqu’un doit pleurer pour eux. Ce sont des êtres humains, des jeunes pour la plupart, massacrés par centaines ! Serais-tu si plongée dans tes cartes que tu l’aurais oublié ?

— Des gens meurent, oui, c’est le principe même de la guerre ! Peut-être que tu devrais moins enterrer tes subordonnées si tu savais les protéger…

Des menaces et provocations jaillissaient par excès… Et s’immiscer dans une querelle entre supérieurs aurait coûté plus d’un bras ! Déjà que leurs poings se crispaient, je n’osais envisager chacune des perspectives. Maedon et Ryntia se fixaient ardemment, non comme des égaux, mais comme des rivaux.

— Arrêtez ! supplia Ashetia. Maedon ne souhaite aucunement désobéir ! Il est juste bousculé par les événements. Cela est compréhensible, compte tenu de ce qu’il a vécu. Ryntia, je t’en supplie, lâche-le et accorde-lui une chance de se rattraper !

Tant d’insistance dans un regard, tant de vibration dans une voix ! Si bien que la stratège finit par céder. Suite à quoi, avant tout le monde, la bretteuse s’agenouilla auprès de notre supérieur, s’assura qu’il se rétablirait de ces chocs. Là ils se comportaient en semblables… Ryntia, quant à elle, s’orienta vers sa nouvelle convoitise.

— La générale a décrété que tu étais une prisonnière de valeur, déclara-t-elle. Je vais t’emmener à un endroit où tu ne risques pas de subir vengeance.

— Oh, elle se tracasse autant pour moi ? ironisa Fherini. Après avoir usurpé ma place… Entre un commandant pleurnichard et une générale hautaine, je vous plains. Mais bon, je ne vais pas critiquer mes hôtes, n’est-ce pas ?

Ainsi s’achevait l’interrogatoire. Peu de réponses soulageaient notre esprit tandis que maintes questions y voguaient. Ryntia emmena Fherini loin de notre influence néfaste, foudroyant du regard Maedon, Sermev et Brejna sur son passage. Heureusement, notre commandant ne le remarqua guère, trop enfermé dans l’étreinte d’Ashetia. Il s’en détacha peu à peu. De nouvelles braises l’alimentèrent ce faisant ! Une brillance peu entrevue auparavant…

— Tout ira bien, rassura la bretteuse. Ne te laisse pas habiter par ta haine.

— Cette prisonnière m’a poussé à bout, se justifia Maedon. Je ne voulais pas paraître si faible. Je sais que mes opinions divisent.

— Tu vaux mieux que cela. Tu incarnes de si bonnes valeurs, pourquoi détester les amours entre personne de même sexe ? Il n’y a rien de mal à cela. J’ai du mal à comprendre pourquoi cela est si mal considéré dans notre pays. C’est un peu mieux en Ertinie, mais quand même…

— Même sans considérer leurs coutumes… Les Ridilanais ont déjà massacré beaucoup des nôtres.

— Ils n’en sont pas des monstres pour autant. Et même si c’était le cas, tu dois te montrer meilleur qu’eux. Je crois en toi, Maedon.

— Je te remercie pour ton soutien, Ashetia. Mais je n’en veux plus… J’en ai assez d’être humilié sans cesse ! J’en ai assez d’être aidé en permanence ! Je suis fatigué de survivre à mes compagnons… Camarades, à partir de ce jour, je jure de vous protéger jusqu’à la mort. Je promets de devenir un commandant respectable, un meneur de guerre, pour que ce conflit cesse enfin ! Moi, Maedon Farno, je serai celui que vous désirez que je sois !

Lueur dansante par-devers la torche, ombre mouvante sur un mur suranné, Maedon s’affirma dans sa destinée, se plia aux nécessités. Était-ce le début d’une détermination nouvelle… ou la fin d’un homme tel que nous l’avions connu ?

J’aurais préféré qu’il ne tînt pas sa promesse.

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