Chapitre 3 : Remerciements (1/2) (Corrigé)

8 minutes de lecture

« Tant de progrès ont été accomplis depuis l’unification des royaumes occidentaux. Auparavant, soumise à des dogmes douteux et victime de sa propre faiblesse, l’humanité souffrait de l’urbanisation de ses territoires. Des maladies se répandent aisément lorsque la populace se regroupe près des hauts murs. Souvenons-nous, au neuvième siècle, du fléau qui ravagea Rodac et s’étendit jusqu’en Taragne. Il fallut une équipe de médecins chevronnés, dirigée par l’illustre Werdo Dorguez, pour en venir à bout après des mois de recherche intensive. Citons aussi l’épidémie s’étant abattue sur Telrae, capitale de l’Ertinie, au milieu du treizième siècle. Sans l’intervention rapide de Nyrialle Deilard, elle se serait répandue bien au-delà de nos craintes. Cependant… Si nous parvenons à soigner les pires maladies et à augmenter notre espérance de vie, il subsistera toujours un mal incurable. Car il n’existe aucun remède contre la violence. »

Notes du chirurgien lanrillais Onell Bradi (1361 AU -1400 AU), peu avant sa lapidation.

Tout était si nébuleux… Des fils anthracites s’imprimaient et virevoltaient en lieu et place des vraies ombres. C’était comme si des taches s’imprégnaient, se diffusaient, se figeaient dans l’espace et le temps. Ainsi mes souffrances s’apaisaient. Plus d’écoulement abusif ni de courroux dans la brume journée. Mon âme guetterait le repos dans espérance d’un jour meilleur. Ou elle se réfugierait vers les abysses de l’existence…

— Réveille-toi, Denna ! s’égosilla une voix familière. Je ne te laisserais pas mourir !

Mes paupières oscillèrent frénétiquement. Diantre, que se passait-il ? Troubles et vagues perturbèrent ma vision tandis que sifflements vrillaient mes tympans ! Impossible d’obliquer du chef sans faire couiner mes nerfs… Et bien que la pluie diluvienne eût cessé, des filets d’eau s’étaient infiltrés sous mon équipement en sus du sang. Tenter le moindre mouvement engendrait gémissements et engourdissements ! Pourtant… Maedon apparaissait en-dessous de moi, souriant malgré les larmes qui perlaient sur ses tempes.

— Saine et sauve ! fit-il, soulagé. Tu m’as filé une peur bleue, Denna ! Beaucoup de sang a déjà coulé aujourd’hui…

— Commandant ? bredouillai-je. Où suis-je ?

— En sécurité ! Tu as sombré dans l’inconscience en pleine fuite, je me suis donc porté à ton secours. Ça a bien failli me coûter la vie, mais ça en valait la peine !

— Mais pourquoi ? Vous auriez pu mourir et…

— Justement, j’ai perdu trop des miens ! Je n’aurais pas supporté de te voir périr aussi ! Pas après t’avoir entraînée durant des mois… J’aurais failli à mon devoir, tu comprends ?

— Je ne suis qu’une soldate comme une autre. Vous ne devez pas me privilégier.

— Même ! C’est une défaite totale, bien pire que ce que nous redoutions ! Qu’allons-nous avouer aux familles des victimes ? Que nous nous sommes précipités vers un guet-apens ? Que nous avions planifié notre attaque pendant presque un an pour un résultat désastreux ? Qu’ils ont expiré parce que nous ne connaissions pas l’ennemi ? Denna… Je veux savoir ! Je veux retrouver la paix !

En me redressant, Maedon s’assura qu’aucune lésion grave n’entaillait ma peau. Guère de coupures en moi sinon avec ma vie passée ! Je pantelais, prenais conscience de mon environnement et m’asseyais au centre des malheurs d’autrui. Les faits éclataient dans toute leur brutalité personne n’avait été épargné.

Des dizaines de soldats boitaient ou sautillaient, parfois un camarade estropié dans leurs bras. D’autres cherchaient encore leurs repères, désemparés face aux hasardeux mouvements de groupe. La plupart accourraient en quête d’un repos salvateur, d’une guérison, voire d’un miracle. Existaient-ils encore dans ce paysage désolé ? Des vociférations s’élevaient contre le tumulte. Un parfum singulier flottait contre le début de putrescence. Et les bannières, intouchées par le chaos, tutoyait le ciel d’un bleu traître.

Tant de visages familiers s’étaient décomposées… Ashetia fondait en larmes en dépit des consolations de son sergent Kiril. Emar transportait sa consoeur Ilza atteinte à l’épaule pendant que Denhay et Ryntia comptaient, non sans amertume, combien des leurs avaient succombé. Au vu de l’état de certains survivants, cette liste risquait de s’agrandir sous peu…

Et moi… Pourquoi m’en tirais-je avec quelques éraflures ? Pourquoi mon monde ne cessait de s’effondrer à mesure que je progressais ? Je baignais dans le sang de mes alliés et de mes ennemis… Où étaient mes partenaires ? Tant que l’on me maintiendrait sur place, jamais je n’appréhenderais décemment la géhenne d’autrui !

De l’agitation à proximité. L’on entendait Vandoraï se dolenter. Il aurait pu en venir aux mains si Kione et Hintor ne le retenaient pas ! Tous se débattaient face à Dalim aux bras croisés et aux sourcils arqués.

— Je ne me suis pas engagé pour cette guerre ! se révolta Vandoraï.

— Du calme, Vando ! implora Kione. Il n’est pas responsable !

— Écartez-vous, suggéra Dalim. Si ce gamin a quelque chose à me dire, qu’il vienne en face, je n’ai pas peur de lui.

Sur cette provocation, Vandoraï essaya d’écarter ses deux camarades, en vain. De profonds rictus sillonnaient sa figure. Ils s’épaississaient, se démarquaient dans le tumulte !

— Vous nous aviez promis une victoire ! accusa-t-il. C’est pour ça que j’ai accepté de vous suivre loin de notre contrée !

— De quoi tu te plains ? répliqua son mentor. Tu n’as aucune expérience ! Trente ans que je me bats, voilà comment je suis devenu ce que je suis. Il faut passer par des défaites, sinon tu n’apprendras rien.

— Mais il n’était pas prévu d’affronter des mages !

— Il y a une première à tout. Le monde est vaste, petit, et des ennemis plus forts, tu en rencontreras des centaines.

— Ça ne vous ressemble pas ! La générale vous manipule !

— Ne la mêle pas à cette histoire ! Elle n’a aucun compte à te rendre.

Ce débat pouvait s’éterniser… Seulement si Vandoraï n’avait pas abandonné, parti se réfugier loin des gradés, Kione et Hintor s’échinant à le réconforter. Ils m’accordèrent un coup d’œil plein de sens avant de disparaître.

Quelqu’un d’autre s’apprêtait à s’éteindre.

Je l’avais senti au plus profond de mon être. Un instinct comme guide, un doute comme impulsion. Mes bras avaient tressailli et mes poils s’étaient hérissés au rythme des battements de mon cœur. Je me redressai vivement, scrutai les alentours, avant de tomber sur mon commandant qui n’osait plus me fixer.

— Où sont Lisime et Kolan ? demandai-je avec empressement. Répondez, tout de suite !

— Denna…, atermoya Maedon. Tu sais que c’est délicat. Tu l’as vu comme moi sur le champ de bataille.

— Arrêtez votre petit jeu. J’exige la vérité !

— Eh bien… Kolan est blessé. Gravement, je veux dire. Les médecins pensent qu’il est aux portes de la mort. Qu’il est impossible de le sauver.

Je me figeais à sa dernière phrase.

Inutile de me boucher les oreilles, de m’enceindre hors de tout. Sitôt révélée, la nouvelle se faufila dans mon esprit, pénétra mes défenses, s’enfonça dans un dédale de remords et de questionnements. Non ! Son heure n’était pas survenue ! Lui qui avait tant craint son destin, son existence n’allait pas s’achever ainsi ! Cela ne se pouvait pas !

Alors je fendis le campement. À la recherche des amis égarés, abandonnés, mortifiés ! Tant pis si je bousculais quelques valides, tant pis mes jambes brûlaient sous le poids de mon élan ! Je le retrouverais et le secouerais, quand bien même il faudrait cliver les cieux ! Et Lisime, que devait-elle ressentir en ce moment ? Peu le temps d’y songer… Derrière le clapotis des yeux se déversaient sûrement d’impérissables larmes ! Ils avaient besoin de moi ! Je les rejoindrais au plus vite, envers et contre tout !

Je me heurtai à Brejna et Sermev. Ils me toisèrent longuement, un sourire en coin de figure.

— Il était temps que tu arrives, la nantie ! persiffla l’aînée. On a presque cru que tu étais morte… Non que ça nous aurait dérangés, bien sûr. Mais bon, tu as l’air privilégiée même au combat.

— Hors de mon chemin ! grognai-je. Je n’ai pas de temps à perdre avec vous !

— C’est vrai, tu préfères perdre du temps avec ton ami déjà condamné.

— Il ne va pas mourir !

— Vraiment ? Ses hurlements indiquent le contraire, pourtant. Il se vide de son sang à une de ces vitesses, je n’avais jamais vu ça !

Ma main vola à mon épée, ce contre quoi Sermev m’imita, au gré du ricanement de sa sœur.

— Retire ce que tu as dit sur-le-champ ! sommai-je.

— Une once de tempérament chez toi ? Tu t’améliores ! Hélas, ce ne sera jamais le cas de Kolan… Vous avez gâché toutes ses chances.

— Quoi ? Nous l’avons aidé à s’en sortir !

— Non. Vous l’avez maintenu dans sa faiblesse. Ce pleurnichard n’a eu que ce qu’il méritait. Toujours à chialer sur sa misérable vie alors qu’il a été logé et nourri en permanence. S’il avait eu un peu de volonté, il se serait rebellé. Mon frère et moi, nous, avons vraiment souffert ! Quant à toi et Lisime… Vous avez profité de sa mollesse pour vous mettre en valeur. Il a attiré votre pitié et il en paie le prix.

— Brejna… Je te laisse une dernière chance de t’excuser !

— Kolan était un éternel enfant. Et à cause de vous, il ne deviendra jamais un adulte.

De toutes mes forces, de toute ma hargne, je lui décochai mon poing sur sa mâchoire. Je la briserais en deux, je pulvériserais son ossature s’il le fallait ! Elle paierait dans le sang et le supplice pour ses invectives ! Personne n’insulterait Kolan ! Personne ne souillerait sa mémoire tant que je me dresserais sur leur chemin !

Mais que… Quelle était cette sensation d’étouffement ? Sermev, écumant de bave, me plaqua sur le sol boueux et vengea son aînée ! Ses doigts s’enserrèrent si bien autour de mon cou que je peinais à respirer ! Impossible de résister tant je suffoquais… Le cadet, hors de lui, assurait son emprise. Il me surpassait, me maîtrisait, le visage érubescent, sa pression transmise dans ses bras. Et ses traits tirés révélaient sans équivoque ses intentions. Il m’étranglerait jusqu’à ce que mort s’ensuivît !

Quelqu’un le saisit par le col et le jeta sur Brejna. Rohda, bien sûr… Dispos, ingambe, fière, juste une moue grogneuse suspendue sur son visage. Si haute que, pantelant au sol, je contemplais mieux sa stature ! Mais je n’avais pas le temps de l’admirer, tout juste celui d’exprimer ma gratitude…

— Dégagez de ma vue ! sermonna-t-elle. Sinon je garantis que vous auriez préféré crever sur le champ de bataille !

— Vous abusez de votre position, sergente ! blâma Brejna. Vous avez agressé un muet, vous n’avez pas honte ? Il n’a fait que me protéger !

— Denna méritait de se faire étrangler après t’avoir collé une minuscule taloche ? Fous-toi encore de ma gueule et ton ciboulot décollera !

Brejna et Sermev décampèrent aussitôt, se soutenant l’un l’autre pour accélérer. Au moins étais-je débarrassée d’eux… En quoi cela m’apporterait un quelconque soulagement. Kolan était toujours en danger ! Je bondis pour me redresser et me heurtai à mon commandant, lequel ne perdit pas la face même si sa sergente le foudroyait du regard.

— Je t’avais dit de ne pas te précipiter ! me reprocha-t-il. Tu es encore sous le coup de l’émotion et…

— Commandant, vous êtes sérieux ? rétorqua Rohda. C’était à vous de régler cette histoire ! Certains de nos soldats sont hors de contrôle.

— Je ne comprends pas ! s’excusa Maedon. Sermev et Brejna sont si gentils, un peu tourmentés, mais pas au point de…

— Il suffit ! tonnai-je. N’avons-nous pas assez perdu de nos camarades ? Assez de conflits ! Kolan est mourant et je ferai tout pour le sauver !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0