Les besoins du présent (Corrigé)

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Sitôt abandonné, je reviens au présent oublié. Toujours sous ce tableau immuable… Rien n’a changé. Les dépouilles s’assèchent, ma bouche s’inonde de mots calés. Les miasmes s’amplifient, le parfum du passé demeure inodore. Leurs âmes effleurent le néant, la mienne s’échappe du temps. Leurs yeux se ferment de l’éclat du monde, ma vision se bloque dans ses ténèbres.

Un bleu profond triomphe dans la nuit. Une voûte impénétrable, dissimulée par la canopée, à la brillance éparse. C’est un décor camaïeu authentique : aucun teint ne contraste cette dominance. Ni le béryl de la végétation, ni le vermeil de notre sang, ni même le sourire opalin de ma consoeur.

Errine a écouté en silence. Elle a appris. Elle médite dessus tout en se raclant la gorge. Ses oreilles vibrent tandis que ses paupières clignent à cadence effrénée. Nourrie de mon expérience, elle sombre dans l’obscurité, dans cet abîme duquel nul ne souhaite s’extirper.

— Je ne m’attendais pas à ça…, compatit-elle, le souffle ralenti. Notre entraînement a été rude, mais pas à ce point. Je n’ose pas imaginer ce qui s’est passé ensuite. Enfin, tu vas me le raconter, pas vrai Denna ?

— Laisse-moi me reposer un peu…, sollicité-je. Voilà des heures que je narre sans interruption. Il fait déjà nuit.

— Et aucun autre survivant dans les parages. Rien n’a bougé. Soit on est des miraculées, soit on a été délaissées. Dans les deux cas, ça ne sent pas bon pour nous.

Errine confirme mes soupçons. M’appesantir sur mes erreurs n’altèrerait pas la fresque d’un pigment ! Mais il faut quelqu’un qui me comprenne, une personne avec laquelle partager ce que j’ai vécu. Tant que ces cadavres occultent notre vue, tant que leurs regrets submergent notre esprit, comment une rescapée pourrait être apaisée ? Je fixe ma confidente dans l’attente d’une réponse.

— L’entraînement n’a pas été si terrible. Pourquoi tant d’attendrissement ?

— Ne cache pas ta douleur, Denna. Je croyais, comme beaucoup de fermiers, que les nobles étaient forcément plus heureux. Mais on t’a arrachée à ton foyer.

— Comme tous ces jeunes enrôlés contre leur gré. Je vivais dans l’illusion du bonheur auparavant, tous n’ont pas eu ce privilège, et beaucoup ont souffert davantage par après…

— Quand même ! Tu as été traitée comme une moins que rien alors que tout le monde te pensait privilégiée ! Et moi, comme une idiote, j’aurais été comme eux ! On juge toujours sans connaître l’histoire.

— Je me suis trop lamentée, alors… Car j’ai eu mes bons moments. En vérité, dans le camp régnait une certaine innocence qui s’est volatilisée juste après notre départ. J’avais des compagnons sur lesquels compter ! Lisime, Kolan, Shimri, Kiril, et tant d’autres. Même mes supérieurs, Maedon et Rohda, me respectaient. Comment ai-je pu tout gâcher ?

— Mais ta propre tante te méprisait ! Dans notre camp, au fin fond de la cambrousse, on avait vaguement entendu parler d’elle. Je ne la savais pas si impitoyable. Exécuter un de ses soldats par pure haine, sans la moindre preuve ! Elle était si haute dans la hiérarchie, elle influençait tellement la reine qu’elle n’a même pas été punie ! Ton ami Aldo… Tel que tu le décrivais, il avait l’air d’un si bon gars. Il admirait la générale, bon sang, pourtant elle n’a eu aucun remord à prononcer la sentence !

— Il m’a fallu longtemps pour m’en remettre. Il m’a aidée à mieux m’intégrer dans l’armée. Il m’a souri quand les autres m’ont méprisée. Et je me suis rendue compte trop tard des sentiments qu’il éprouvait pour moi. Ma tante s’en est aperçue avant et elle a saisi l’opportunité.

— Comment peut-on détester un membre de sa propre famille ? Ça me dépasse, ça m’exaspère ! On doit se souder, se serrer les coudes !

— J’aurais voulu ne pleurer qu’Aldo, hélas… Ce n’était qu’un avant-goût de ce qui nous attendait.

— Dur… Plus la guerre avançait, mieux je comprenais que s’attacher aux gens ne causait que du désespoir. Il n’y a pas d’échappatoire à l’armée. Quoique…

Soudain l’ancienne paysanne se relève. Un mouvement amorcé à l’improviste, ébauche d’une rupture dans nos gestes. Où se dirige-t-elle ? La question me brûle les lèvres mais je n’ai plus la force de la formuler. Aussi je me contente de la talonner, d’assouvir ma curiosité. Quelques bienfaits se terrent-ils dans ce lieu sans espoir ? Nous grimpons la pente. Nous courons loin de cette tribulation. Nous nous réfugions ailleurs.

Champ de mort, rappelle tes sacrifiés, porte-les sur l’autel des martyrs, pardonne-nous de les rejeter ! Nous nous abritons vers des images plus agréables. Nous percevons ce chant de la nature insoumise. Et nous nous y heurtons depuis le contrebas…

Ces chutes existent bien. Au-delà des galets polis, en-deçà de l’épais feuillage, au milieu des pivoines et violettes, par-dessus la sereine rivière. L’eau fredonne, imperturbable. Lueur blanchâtre, elle nous guide vers son lit, elle nous transporte vers l’aval, elle afflue dans nos tourments.

Entre les torrents se troublent nos reflets. Je m’aperçois toute entière, transformée mais inchangée. Je frôle cette balafre qui strie ma figure, tandis que mon chignon oscille à chacun de mes pas. Et je ne compte plus les déchirures sur mon surcot… Est-ce que mon apparence revêt une quelconque importance, désormais ? Certainement plus.

Errine, elle, la dédaigne ! À genoux, elle plonge tête la première et s’abreuve jusqu’à désaltération. Suite à quoi elle s’étend sur son nouveau lit, figeant son nouveau portrait dans cette peinture liquide. Elle inspire un bol d’air frais.

— On est mieux ici ! déclare-t-elle. On ne voit plus les corps de nos camarades… Pendant un instant, on les oublie, on admire la chute… Puis ça nous hante de plus belle.

— Dois-je comprendre qu’il me faut reprendre mon histoire ?

— Et comment ! J’avais une soif à étancher… J’ai faim aussi, mais je n’aurais pas l’occasion de me remplir avant un moment. Dire que je m’attarde sur ces besoins, pourquoi je m’en soucie encore ? Pourquoi je suis encore vivante ?

— Nous n’avons pas plus de raison de vivre que de mourir. Tu exiges de moi que je ressasse des souvenirs de plus en plus difficiles… Serai-je capable de les supporter ?

— Je serai là pour te soutenir ! On en a encore pour des heures, voire des jours. Pas grave, je ne suis pas fatiguée ! Continue, Denna. Je veux connaître ton expérience de la guerre. Confirme-moi qu’elle n’a servi à rien.

— Si tu le souhaites… Mais je te préviens : tu risques de me détester.

— Hein ? Pourquoi je haïrais une victime de la guerre ?

— Parce que je n’en étais pas une.

Je me couche auprès d’elle. Me voici prête à contempler le ciel, à me vautrer dans un sommeil profond, si seulement je n’avais pas une parole à respecter… Qu’il en soit ainsi.

Obscur ciel, emporte mon âme impure. La peintre d’antan s’est muée en une personne indéfinissable, incomprise… et impardonnable.

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