Chapitre 8 : Visite d'importance (2/2) (Corrigé)

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Les cors vrombirent. Les tintements s’estompèrent. Seuls déferlaient chuchotements entre deux halètements. Et je sursautai.

— Ce doit être la reine ! s’égaya Lisime en m’attrapant par les épaules. C’est trop génial, j’avais hâte de voir à quoi elle ressemble !

— Ne te réjouis pas trop vite, calma Kolan. Qui sait ce qu’elle pensera de nous ? Peut-être que nous n’avons pas été assez modelés à son image…

— Un peu de respect, vous deux ! lâcha Emar, non loin de là. Vous parlez de notre souveraine quand même !

Peu de tolérance serait accordée aux commentaires. J’espérais que mes partenaires en fussent conscients… Mes camarades s’arrêtèrent un à un, leurs obligeances suspendues aux nécessités, tandis que des sabots impactaient la neige de plein fouet. Bien des royaumes s’unissaient sous une même bannière mais ils ne s’inclineraient que devant une.

Neuf montures cessèrent leur trot au-delà des remparts. Notre souveraine était encerclée d’une faible escorte, semblait-il, néanmoins ses gardes paraissaient si robustes que nul ne se risquerait à les importuner. Au centre se tenait la reine, la seule, l’illustre, doigts noués sur le licou, explorant le campement des yeux. Aussitôt Jalode adopta une posture raide mais digne, adapta son regard en fonction de la direction. Il était plus doux vers sa reine, forcément…

— Prosternez-vous devant votre reine ! somma-t-elle.

Nous nous appliquâmes à la lettre. En moins d’une minute, nous nous réduisîmes en ligne, un genou enfoncé sur le manteau opalin, la tête penchée dans le sens du vent. Certains eurent plus de mal que d’autres, notamment Shimri, bien plus maladroite que dans le maniement de l’épée… Les unités se confondaient, mais devant nous s’étaient disposés chacun des sergents et commandants.

Nous découvrîmes la reine. Une opportunité depuis des lustres ! Le couronnement me paraissait si lointain… Et j’observais notre dirigeante d’aussi près pour la première fois.

Ciel… Elle avait mon âge ? Son visage égalait la pureté de la neige, d’une symétrie à en faire pâlir les architectes. Ces traits si juvéniles se couplaient à des iris azurés, porteurs de son unique vision du monde. Si elle ne surprenait ni par sa taille, ni par sa minceur, Dorlea s’était vêtue d’un bien modeste accoutrement pour son statut. Aucune bague n’ornait ses doigts, aucun collier ne pendait et sa robe saphir, bien que brodée d’argent et surpiqures, peignait peu son opulence. Cela correspondait-il aux exigences de son voyage… ou d’autres intentions s’y dissimulaient ?

— Aujourd’hui, je rencontre des sujets parmi les plus dévoués, déclara-t-elle. Gardes, vous pouvez disposer nos chevaux à l’écurie. Prenez-en bien soin, il est déjà dommageable d’être obligés d’exploiter de pauvres animaux.

— À vos ordres, votre grâce ! accepta l’homme qui devait être leur chef. Nous vous retrouverons sitôt notre tâche accomplie.

— Inutile de vous empresser, nous n’avons pas réalisé tout ce trajet pour repartir de suite. Je vous accorde la fin de la journée, faites-en bon usage. Cette région offre de beaux panoramas si on évite les ours et les sangliers.

Dorlea céda ses gardes contre une protection plus personnelle. Notre générale était son ombre. Elle avait beau la suivre, c’était elle qui guidait ses pas, qui lui dictait où se diriger. Ainsi leurs deux personnes nous contemplèrent des secondes durant. Et des larmes humectèrent sa cornée. Pourquoi se mordillait-elle les lèvres de cette manière ? Nous ne pouvions demander. Le mutisme était d’application en présence d’une reine.

— Ils sont si jeunes, si innocents ! s’attrista-t-elle. Pourquoi donc faut-il sacrifier cette génération promise ? Ils avaient tant à apprendre, tant à explorer, maintenant leur avenir est incertain.

— Ressaisissez-vous, ma reine ! apaisa Jalode. N’observez-vous pas l’ardeur qui sommeille en leur cœur ? Vous savez mieux que quiconque pourquoi cette guerre est nécessaire.

— Peut-être que ce conflit est juste, mais il n’est pas réjouissant pour autant. Notre pays doit vraiment être à l’agonie pour en être réduit à cela… Et j’en porte la responsabilité.

— Votre compassion touche chacun d’entre nous. Sachez cependant que la faute en incombe à vos prédécesseurs. Je mentionne votre père, bien sûr : s’il n’avait pas été aussi faible, vous ne subiriez pas les répercussions de son règne désastreux. Considérez plutôt ces soldats comme des représentants de votre volonté. Avec votre soutien, nous éliminerons le mal et rendrons à Carône sa puissance d’antan !

Notre souveraine acquiesçait sans cesse, dressant son portrait sur la neige éphémère. Quelques trépignements lui échappaient. Étrange… Elle s’avança alors et balaya l’assemblée du regard, sonda l’ensemble comme l’individualité, et sa mine s’assombrit derechef.

— Je vous remercie sincèrement ! louangea-t-elle. Chaque citoyen vous considère déjà comme des héros, et je m’assurerai que vos proches soient informés que tout se déroule bien. Il faut beaucoup de courage ainsi qu’une dévotion sans équivoque envers son pays pour s’engager vers l’inconnu. Je connais bien peu du Ridilan, mais tous mes gens de confiance m’ont certifié qu’il s’agissait d’une menace grandissante. Imaginez combien je fus chagrinée lorsque j’appris les ravages qu’ils ont engendrés. Bientôt débutera le voyage décisif. Hélas, mon devoir de reine m’empêche de vous accompagner, mais mon esprit vous suivra pour cette quête. Force et honneur !

D’instinct nous nous levâmes et croisâmes les deux bras, arme dégainée. La devise Vauvordienne étendue au-delà de Carône, geste qu’imitaient nos alliés, constituant l’égide Une effigie trop bariolée pour être honnête.

— Repos, soldats ! ordonna Jalode. Je vous dispense de tout exercice pour aujourd’hui. Commandants, suivez-nous jusqu’à mon bureau ! Une réunion importante doit être organisée.

Nous nous dispersâmes petit à petit, peu enclins à fournir une mauvaise image de nous-mêmes. Nos supérieurs allaient donc discuter en privé. Sans les sergents, ce que certains semblaient regretter, surtout Kiril et Dalim.

Mais pourquoi la reine regardait-elle dans ma direction ? Parfois des mots étaient partagés sans qu’on les entendît…

— Seriez-vous Denna, nièce de Jalode ? se renseigna-t-elle.

— C’est bien moi, votre majesté, confirmai-je. Que désirez-vous ?

— Quelle place occupez-vous dans l’armée ? Elle doit être importante puisque vous appartenez à la même famille que la générale. Pourquoi cet uniforme, dans ce cas ?

— Denna est encore une recrue, précisa Jalode. Toutefois, je lui ai accordée une place de premier choix.

— Alors elle devrait assister à cette réunion avec nous.

— Je concède. Nous t’attendons, Denna !

Quoi ? Jalode mentait délibérément pour s’attirer les faveurs de la reine ? Et j’en subissais les conséquences… Tous avaient gagné un répit, hormis moi, entraînée dans des intrigues qui me dépassaient. Ma reine et ma tante me dévisagèrent avec un intérêt différent tandis que j’esquissais mes empreintes dans la neige. Je n’osai imaginer combien d’yeux étaient rivés vers moi… Un clin d’œil de Lisime, un regard attendrissant de Kolan, Criny et Rolin, et un haussement de sourcils de Rohda et Kiril, je les aperçus à peine que je m’engouffrai dans les limbes de la bureaucratie militaire.

— Encore pistonnée ! glissa quelqu’un au moment où je disparaissais.

Qui était-ce ? Nulle importance. Tel était mon profil sous un pinceau erroné. Intruse parmi mes égaux mais aussi parmi mes supérieurs.

Une fois parvenus dans la salle adéquate, Jalode accueillit sa reine comme il se devait, l’installant sur son propre siège. Ma tante occupa l’autre, celui que j’avais renversé quelques jours plus tôt ! Nous autres restâmes debout.

Notre cheffe déroula une carte sitôt installée. Il s’agissait d’un papier bruni aux contours effilochés. Les reliefs chevauchaient les vertes terres que l’immense mer d’un intense azur délimitait. Dommage qu’une encre noirâtre si grossière dépravât cet ensemble de couleurs si bien assorties. Des frontières trop bien tracées séparaient nos pays… À présent, je savais où se situait le Ridilan avec exactitude.

— Je souhaitais m’exprimer avant de débuter, requit Ashetia.

Sa supérieure comme sa souveraine opinèrent du chef tandis que ses homologues se consultèrent avec perplexité.

— C’est un immense honneur de partager la même table que vous, ma reine, révéra-t-elle. Bien que j’aie participé au salut collectif, j’aimerais vous encenser dans un cadre plus personnel. Je brûlais du désir de vous rencontrer depuis si longtemps, j’avais décelé un grand potentiel pendant que vous étiez encore la princesse héritière. Maintenant que je vous découvre de mes propres yeux, je constate que vous êtes à la hauteur de votre réputation. Mon épée est vôtre !

— Était-ce vraiment nécessaire ? douta Denhay. Je croyais que nous étions ici pour…

— Je vous suis gréé de votre ferveur, remercia Dorlea. Comment vous appelez-vous ?

— Ashetia Lateos, votre grâce. Commandante de l’unité onze. Mais je n’aimerais pas m’étaler sur moi alors que de bien plus grands enjeux se présentent.

— J’aime bien connaître mes sujets. Non que Jalode ait omis de vous mentionner, mais la réalité diffère souvent de la description. Et si nous entrions dans le vif du sujet ?

Chaque commandant se conforma à la proposition, puis Ryntia mena la réunion. De son index se traça l’esquisse de notre parcours. Et, si mes yeux ne se fourvoyaient pas, il se méprenait à des sinuosités plutôt qu’à une ligne droite.

— Récapitulons toutes nos informations à propos du Ridilan, commença la stratège. On connait peu de ses terres, de ses villes, alors qu’on a su cartographier tout le monde occidental ! Après plusieurs siècles d’exploration, d’accord… Trois pays bordent le Ridilan : Chevik par le nord, le royaume de Lanrille par l’est, et Ithin par le sud. Il s’agit d’un territoire sans accès à la mer, notre flotte nous sera donc inutile.

— À quoi rime cette leçon de géographie ? s’impatienta Vimona.

— Je préférais clarifier la situation. On peut aussi résumer qui sont nos alliés dans cette guerre : Carône et Niguire resteront loyaux l’un envers l’autre, bien entendu. Pareil pour Chevik et l’Ertinie… Et le soutien du Tordwala nous est garanti, un peu moins de Dunshamon.

— Qu’en est-il des autres pays ? demanda Dorlea. Au dernier conseil, Adani, roi de Ronône, se plaignait du manque de soutien de pays plus proches… Notamment sur la neutralité de l’Ithin, même si leurs raisons sont compréhensibles.

— Je ne les comprends pas, intervint Denhay. Ce pays devrait être le premier touché par le Ridilan ! Mais ils ont été épargnés, donc ils préfèrent ne pas s’immiscer. À leur avis, vers qui le Ridilan se tournera si nous échouons ? On ne pourra plus leur apporter notre aide à ce moment-là…

— Vous comptiez vraiment sur leur soutien ? se moqua Vimona. Des stupides fanatiques qui vénèrent la nature et se soucient peu du sort des autres. Ils n’ont même pas été capables de bâtir une véritable ville après huit cent ans d’indépendance…

— Et Dahovin ne risque pas non plus de s’allier à nous…, s’affligea Ashetia. Sa rivalité avec Niguire pèse trop sur nos consciences… Pourquoi cette mésentente constante entre le nord et le sud ? Mon pays natal l’était autrefois avec la Nillie, et Emosia l’est encore avec Pulosia…

Jalode frappa du poing sur la table, calmant tous ses inférieurs. Elle osait se comporter de la sorte en présence de sa reine ?

— Nous perdons du temps ! s’écria-t-elle, les bras tressaillant malgré elle. Je n’ai cure de l’histoire de chaque pays ! Tant pis pour ceux qui ne s’associent pas à nous, s’ils ne sont pas nos alliés, alors ils deviendront nos ennemis. J’ajouterai juste que Pulosia s’est montré raisonnable par rapport à son voisin du nord : ses dirigeants nous ont promis d’envoyer des soldats en Chevik pour nous soutenir au moment venu.

— Ah bon ? s’étonna Dorlea. Je ne le savais pas. Pourquoi en es-tu avisée et pas moi, Jalode ?

— C’est tout récent, ma reine. Une communication de général en général qui attendait de se glisser à l’oreille des souverains. Leurs troupes sont réputées pour leur infanterie à distance, si je me souviens bien.

— Est-ce une bonne idée ? De vouloir impliquer maints pays dans une guerre qui ne les concerne pas ? Carône pourrait paraître faible à force d’exiger des renforts étrangers.

— Sauf votre respect, votre majesté, douteriez-vous de la pertinence de nos méthodes ? Moi-même et Ryntia Ereni sommes réputées pour l’intelligence et la justesse de nos plans. Au contraire, requérir l’aide d’autres contrées prouve que nous sommes ouverts. Sceller des alliances constitue le meilleur moyen d’étendre notre influence.

— Je reste perplexe quant à leurs services… N’exigeront-ils point une garantie en échange ? Nos fonds commencent à manquer. Orône a déjà dû effectuer de nombreux emprunts et Vauvord risque de suivre son chemin. Beaucoup d’argent a déjà été dépensé pour l’enrôlement, la fabrication et l’entretien des équipements, et pour nourrir les soldats.

— C’est cela qui vous taraude, votre grandeur ? Les Tordwalais et Pulosiens sont des guerriers et archers d’honneur, pas de vulgaires mercenaires.

— Ils chercheront alors à se faire payer autrement qu’avec de l’or…

Tant de propositions sans conclusion… Au nom de quoi appartenais-je à une telle discussion ? Je n’avais pas prononcé un mot depuis le début. Mon mon opinion revêtait-elle une quelconque valeur céans ? Pour une personne, peut-être. Maedon m’accorda un coup d’œil de biais, plissant les lèvres avant de contempler la carte. Il semblait y méditer, mûrir auprès du silence qui se prolongeait.

— Avez-vous songé à notre principal désavantage ? avança-t-il. Nous connaissons mieux nos alliés que nos ennemis. Vous avez insisté pour bien entraîner nos recrues avant le départ. Nous devons être renseignés sur ce que nous allons affronter ! Sinon nous courons à la défaite…

— Il a raison, soutint Denhay. Nos informations sont assez floues… Quelles sont leurs méthodes ? Comment est organisée leur armée ? Quelle est leur stratégie d’attaque ? Si leur pays n’était pas aussi fermé, nous aurions pu envoyer des espions ! C’est aussi mon rôle de me renseigner3.

— Chaque chose en son temps, dit Ryntia. Je comptais justement parler de notre stratégie.

— Une minute ! interrompit Dorlea. Denna, je pensais que tu te serais exprimée malgré ton inexpérience. Quel est ton point de vue ?

L’inévitable question tombait. Je déglutis. Moult interrogations trottaient dans ma tête tandis que je devenais le centre de l’attention. Mon estomac se noua comme j’évitais de les fixer ! Combien de temps cela durerait-il ? Tant que je n’offrais pas une réponse satisfaisante… Alors ils en obtiendraient une.

— Vous déchiffrez une carte, dis-je. Vous citez les pays comme on récite le contenu d’une encyclopédie. Vous conversez dans un confortable bureau sur des enjeux primordiaux. On parle de l’avenir de pays dans leur entièreté. Baissez les yeux et observez plus précisément. Suivez les reliefs, les contours, les frontières. Immiscez-vous à l’intérieur des terres. Qu’est-ce que vous voyez ? Un dessin. Il n’exprime rien, il se contente de représenter une vue de l’esprit. Vous n’y apercevez pas les gens qui souffrent. Ni les rapines. Ni les massacres.

— Voilà une opinion plutôt intrigante, constata la reine. Vous êtes bien la fille de Caprilla !

— Non, je ne suis personne. Juste une recrue de l’unité treize. Ma place n’est pas ici.

Je quittai la pièce sans me retourner. Je n’assistais pas à la fin de la réunion. Peu importait ce que j’avais manqué. Parce que je l’avais conclue à ma manière.

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