Chapitre 8 : Visite d'importance (1/2) (Corrigé)

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« Aujourd’hui débute mon règne ! Peuple de Vauvord, je fais le serment de vous servir jusqu’au jour où ma couronne choira de ma tête. Je représente chaque contadin labourant son champ, chaque artisan façonnant ses œuvres, chaque marchand vendant ses denrées ! Je reprendrai le flambeau de mes prédécesseurs avec force et dévouement ! Je veillerai au bien-être de tous ! Je me consacrerai à combattre tous les problèmes, toutes les injustices, tous les maux, pour que demain rayonne ce royaume ! Vous vivrez heureux, citoyens ! Vous prospérerez à jamais ! Et dans Vauvord scintilleront richesse et bonheur ! »

Discours du couronnement de la reine Dorlea la troisième de Vauvord, an 1422 AU.

Elle l’avait occis… Exécuté, sans pitié ni sommation. Jalode aurait tout accompli pour réaliser ses objectifs. Que représentait Aldo? Un gêneur malgré lui. Il ne connaîtrait pas une mort vaillante sur le champ de bataille. Il ne recevrait pas les louanges de ses camarades. Il ne serait jamais considéré comme un héros !

Comment reprendre l’entraînement après un tel événement ? Comment se fier à cette institution après une telle sentence ? Aucun jugement n’avait été prononcé. Vindicte avait été promue en lieu de punition. Si l’armée était capable de se débarrasser d’un de ses fidèles soldats, de quoi serait-elle capable une fois le conflit engagé ? Je n’avais pas envie de savoir…

Je restais écroulée sur mon lit toute la nuit, sans clore les paupières, sans quérir le repos dûment souhaité. Au nom de quoi je ne m’étais pas interposée davantage ? Aldo s’était tant dévoué pour moi et je l’avais abandonné à son sort ! Tant de larmes et de lamentations jetées au vent, abandonnées dans la froidure, diluées dans la hiérarchie ! Ni Lisime, ni Kolan, ni qui que ce fût ne pouvait me réconforter. Aldo m’avait accueillie comme nul ne l’avait fait. Il m’avait guidé là où d’autres m’avaient tourné le dos. Et maintenant, que me restait-il ? Tout et rien.

L’aube venait de poindre, revigorant nos terres de ses premiers éclats. Une sempiternelle journée d’exercices, de tractions et d’armes entrechoquées nous attendait, comme si la souillure ponceau s’était déjà asséchée. Pour sûr que des voix s’étaient élevées contre l’autorité, mais elles s’étaient tamisées sous la sujétion. Un bon soldat se taisait quand il fallait, disait-on !

Pas cette fois. J’outrepassai les directives et me dirigeai vers ma tante. Peu d’obstacles se dressèrent sur ma vie, hormis un de taille : au bout du couloir, à hauteur des dernières portes, Maedon discutait avec Nalionne. Bon sang, pourquoi la scribe croisait-elle ses jambes et dodelinait-elle ? Les circonstances ne se prêtaient pas à ce genre de fredonnements !

— Commandant Maedon ! insista-t-elle. Comprenez que votre version des faits m’est nécessaire pour contraster le propos général !

— Tu veux mon avis ? fit Maedon, les sourcils froncés. Je suis le seul commandant avec Ryntia à m’être opposé à cette décision !

— S’opposer est un bien grand mot ! Apparemment, vous vous êtes fièrement interposé devant votre égale, mais contre votre supérieure, vous avez préféré reculer !

— Cela aurait été de l’insubordination. Tout a été trop vite, je n’ai rien su faire de raisonnable… Et j’ai perdu un soldat bon et juste, qui sera considéré comme un traître au lieu d’être honoré. Cette guerre aurait pu mieux débuter…

— Au contraire, elle annonce moult perspectives quant à l’avenir ! Songez-y donc : des péripéties surviennent déjà sur le camp d’entraînement ! N’est-ce pas excitant ? Tant de drames à relater, je sens que mes pages seront remplies avant même que…

Je retroussai mes manches. J’étais prête à l’empoigner, à l’encastrer contre le mur, mais Maedon s’interposa encore ! Pas pour une bonne raison. Lui comme Nalionne me dévisagèrent avec distance des frissons secouant leurs membres.

— Denna, je comprends ta colère ! assura mon commandant. Mais elle ne t’aidera pas à arranger la situation !

— Nous sommes dans un pays libre, n’est-ce pas ? m’emportai-je. Alors j’ai le droit d’exprimer mon opinion ! La seule trahison est celle commise par ma tante.

— Que voilà un point de vue intéressant ! jubila l’écrivaine. La nièce qui se dresse implacablement contre la puissante générale ! À l’inscrire de ma plume sans hésiter !

Mes mains se tendirent, se resserrèrent. Dans ma vision rougit l’intruse, l’indiscrète, l’empâtement. Sans mon supérieur, plaquant ses bras contre mon torse, rien n’aurait pu la protéger !

— Tu es sérieuse ? vitupérai-je. On parle d’un mort ! D’un militaire loyal à son pays et à ses convictions ! Et c’est ainsi qu’on le récompense ? Ce à quoi tu t’adonnes ne ressemble en rien à un hommage !

— J’écris à ma manière ! se justifia Nalionne. En quoi est-ce mal ? Il ne faut pas chercher l’objectivité absolue, aucun historien ni romancier ne l’a jamais atteinte. Nous sommes tous biaisés par notre vision du monde. Je l’assume et je m’adapte.

— Ces historiens et romanciers que tu cites auraient honte de toi ! S’approprier la souffrance des êtres humains à ton avantage ! Tu es le parfait instrument de ma tante. C’est elle que je vais blâmer !

Maedon tenta désespérément de me retenir tandis que je me rapprochais de la porte, ignorant la réaction de la scribe.

— C’est peine perdue, Denna ! prévint-il. Elle ne t’écoutera pas !

— Tant pis. Aldo mérite mieux que cela !

Ils avaient assez raviné mes oreilles ! Qu’ils divaguassent en facondes s’ils le désiraient, il fallait agir, sinon ce type d’injustice serait cautionné à l’avenir ! Je poussai le vantail sans frapper, m’introduisai sans être autorisée. Au bon moment pour importuner ma tante.

À peine leva-t-elle un sourcil à mon irruption. Pourtant la porte se referma en un lointain coup de vent… Jalode était installée sur son siège et pianotait sa table entre deux gorgées de thé. Tout juste daigna-t-elle me fixer, et c’était bien suffisant. Encore que cela sévit quand mes poings tremblèrent…

— Bonjour, dit-elle d’une voix glaciale. Tu cherches à exprimer quelque chose de constructif, je suppose ?

— Expliquez-vous et peut-être que nous discuterons ! défiai-je.

— À quel sujet ? Aurais-tu oublié que, du fait, de mon statut, beaucoup de responsabilités m’échoient. Oh, peut-être penses-tu à Aldo ? Toi aussi, tu viens me harceler ? Tu es bien la sixième personne à te plaindre de cette exécution.

— Parce qu’elle est injuste et n’avait pas lieu d’être !

— Installe-toi donc et partage ta subjectivité outrancière. Je suis toute ouïe.

Pour qui se considérait-elle ? À quel niveau me rabaissait-elle ? Elle m’avait séparée de ma famille, dussé-je estimer cette générale comme la mienne, et me dénigrait constamment ! Elle m’avait maintenant privée de lui. Les traits débordaient, les teintes saturaient. Et tandis que le cadre s’arrachait, je saisis le siège et le jetai sur le côté.

— La hiérarchie vous punira pour ce que vous avez fait ! condamnai-je. Assassiner un soldat innocent sans la moindre preuve !

— Ma petite Denna…, persiffla Jalode. Ton audace a germé avec tes muscles ? Tenir ce genre de propos relève de l’insubordination. Fréquenter des personnes telles que Lisime, Kolan ou Shimri t’éloigne de la notion du respect. Pour répondre à ton inepte question : non, je ne regrette rien. Pourquoi la hiérarchie me blâmerait ? Je suis la hiérarchie !

— Aldo disait la vérité, il n’a fait que se défendre ! Vous voulez entendre ma version ? Je me suis entraînée avec Morena et ses intentions étaient loin d’être honorables !

— Défendre le coupable plutôt que la victime… Tu es trop gouvernée par tes sentiments, Denna, on dirait un homme. Morena était promise à une grande carrière de militaire. Ses rêves sont anéantis, à présent. Nous ferons tout pour la réintégrer dans la société, lui trouver un métier à sa valeur, mais c’est une bien faible compensation.

— C’est ce qu’elle souhaitait ! Elle détestait Aldo et m’a avouée de sa propre bouche qu’elle cherchait à quitter l’armée. Elle a trouvé un moyen sans se faire passer pour une déserteuse… Avez-vous son sourire lorsque les guérisseurs l’ont emmenée ?

— Sors d’ici tout de suite, Denna. Autrement tu regretteras d’avoir proféré de telles accusations.

— Je n’ai pas peur de vous !

Tout se passa en un instant. Ma tante, bondissant de la table, front plissé, mains crispées, dents serrées. Elle plongea sur moi et me plaqua au sol, le poignard dégainé. Crénom, cette lueur argentée se reflétait insidieusement dans mon âme, dans toutes ses anfractuosités… Et le contact avec mon cou fut glacial.

— Tu devrais ! intimida-t-elle. Comment crois-tu que je me suis hissée à un si haut poste de l’armée ? Au-delà de ma persévérance, de mes souffrances, j’ai été plus forte que n’importe qui. Mon mari, guerrier réputé de son vivant ? Tombé contre les pirates alors que tu étais encore moutarde. J’ai élevé mon unique enfant à la dure, ravalant ma frustration quant à son mauvais bord, tout cela pour qu’il soit tué en traître à peine gagnait-il du galon. C’est ce qui pourrait t’arriver. Les rebelles de l’entraînement ne tiennent jamais longtemps, surtout quand ils sortent d’une vie de privilèges.

C’était elle contre moi. Ma parente triomphante m’enclavait sans possibilité d’issue ! De l’air, des perspectives, par pitié ! Trop tard pour gémir… Je me mordis les lèvres, affrontai son regard. Mais je ne pouvais pas me défaire de son emprise, ni même bouger les bras…

— Pardon, je ne comprends pas trop tes borborygmes, se moqua la générale. Sois plus intelligible ! Et choisis bien où placer ta fierté… Certains te planteront vraiment le poignard si tu te fies trop aisément à eux. Aldo était gentil avec toi alors tu t’étais attachée à lui ? Gaspille ces niaiseries pour quelqu’un qui en vaut la peine. Si tu permets, des affaires urgentes m’appellent.

Elle se redressa, rengaina son poignard et croisa les bras derrière le dos. Une routine à ses yeux, en somme… En elle brûlait pourtant des convictions bien affermies. D’ardents désirs qui ne consumeraient pas de sitôt.

— J’exige de toi le plus grand respect, rappela-t-elle. Sais-tu d’où je reviens ? Je n’ai guère eu le temps de discuter avec tous les souverains, mais notre majesté bien aimée a bien reçu mes sages avertissements. Elle s’est composée un nouveau conseil, des personnes instruites et patriotes, sur base de mes suggestions.

— Vous avez-vous-même réformé le pouvoir en place ! accusai-je.

— Ton insolence n’a pas été assez bridée ? Je fournis juste le coup de main nécessaire pour que la politique se conforme à la justesse de notre armée. Par ailleurs, avant mon départ, j’ai invité notre reine Dorlea à la découvrir de ses propres yeux. Ce sera une preuve supplémentaire de sa dévotion sans faille pour son peuple.

— Nous devrons donc nous montrer dociles ?

— Dorlea est notre illustre souveraine, n’as-tu point assisté à son couronnement ? Charismatique, forte, et pourtant soucieuse de l’avenir de sa patrie. Voilà pourquoi elle doit venir ici, pendant que le prince consort s’occupe de leur fille. Au nom de Dorlea, ainsi que des trois autres dirigeants de Carône, nous libèrerons les citoyens du joug du Ridilan ! Respecte-la comme il se doit, sinon… Tu t’attacheras d’autant plus à Aldo.

Un autre échec cuisant. De l’incapacité avait découlé l’humiliation ! Triste sort, sordide tribut, j’étais contrainte de me sauver sur-le-champ, sinon le courroux s’abattrait sur moi ! Des éclairs me frappaient déjà, mieux valait se soustraire de la foudre. Le tonnerre grondait encore lorsque j’abandonnai ces impétueuses terres.

Notre héroïque générale disait quand même vrai : l’arrivée de notre souveraine était imminente. Des rumeurs circulaient à son égard, ce alors que sa silhouette n’obombrait pas encore le terrain aux reflets nacrés. Étonnamment, nombreuses furent les recrues à redoubler d’acharnement les jours suivants. Même si on nous imposait déjà des heures d’exercice sans pause, même si nos supérieurs nous délaissaient de plus en plus, des graines d’authentiques militaires devaient éclore en nous ! Et nos pertes… Oubliées, négligées, écartées. Dans certaines oreilles bruissaient pourtant des échos. D’infimes appels, des vibrations d’un lendemain à conquérir, répondrions-nous au moment opportun ?

Une sempiternelle journée d’entraînement battait son plein. Nous étions imprésentables, tant la sueur ruisselait de nos uniformes. Aucune engelure ne crevassait mes mains et mes pieds et la brise effleurait à peine mes vêtements. Je ressentis toutefois quelques frissons… Avais-je senti une présence ?

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