Chapitre 6 : Déclarations d'affection (1/2) (Corrigé)

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« Raïtan était bien embêté : lui qui croyait devoir conquérir le cœur de Nodine, il découvrait enfin la vérité. Tout était parti d’une confusion réciproque. Ces deux jeunes, trop timides pour avouer leurs sentiments, avaient consulté chacun de leur côté un alchimiste pour leur fabriquer un filtre d’amour. Lesdits alchimistes avaient refusé pour des raisons éthiques mais, constatant leur innocence et leur sincérité, ils avaient élaboré un élixir de vérité qui se romprait aussitôt qu’ils avoueraient. Ce qu’ils ignoraient, c’est que Nodine et Raïtan avaient mis bien plus de temps qu’estimé pour oser se voir de nouveau. Quiproquos et conflits familiaux et amicaux les avaient mis dans l’embarras, heureusement, tout problème trouvait une solution. L’effet du breuvage s’était alors arrêté et les deux amoureux s’étaient embrassés, longuement, passionnément, prêts à vivre dans le bonheur jusqu’à la fin de leurs jours. Nul besoin d’artifice pour s’abandonner au plus noble des sentiments : les mots, les gestes et le regard suffisent. »

Dernier paragraphe du livre « Expérience sentimentale », célèbre histoire rédigée par Yama Rothene (1069 AU – 1135 AU), écrivaine tevolmerienne de romans d’amour.


À nouveau projetée ! Je m’étais habituée au contact du gravier, depuis le temps… Quelques cailloux s’infiltraient dans mon uniforme et irritaient ma peau, comme si l’impact incessant des jets solaires ne me bastaient pas ! Non, ne pas me plaindre, nous en étions encore à l’entraînement… J’essuyai le surplus de salive suspendu sur mon menton et me relevai en réprimant un râle. Mon épée en bois glissait de mes mains tremblantes. Tant pis si l’adversaire était surpuissant, je devais m’y confronter !

Rohda méritait bien sa réputation… Jamais elle ne faiblissait face au nombre. Son armure de plates et sa hache luisaient de mille éclats argentés, haute et inaltérable silhouette. Dans cet équipement, dont elle se séparait rarement, elle repoussait quiconque se situait à portée, soit beaucoup de recrues. Elle fauchait sans vergogne ni grâce ! Par chance, notre sergente nous ménageait, sinon nous aurions subi davantage que des ecchymoses. Une coloration violette était préférable à du vermeil.

Nous étions six à l’affronter en même temps. Lisime, Kolan et moi unîmes nos forces pour trouver une brèche dans sa garde. Tout ce que nous récoltions, c’étaient des mornifles qui rappelaient qui nous étions. Des recrues en quête de progression. Nous devions nous acharner, nous adapter, réfléchir avant de nous lancer à corps perdu. Chaque erreur nous apprenait comment réagir à la tentative subséquente. Cela ne nous aidait pas à triompher, ceci dit. Peut-être que certains ennemis ne pouvaient être vaincus.

Lisime fut encore éjectée après un bond aussi impressionnant qu’inutile. Aussitôt Kolan vola à sa rescousse et la recueillit dans ses bras. Il anhélait mais luttait pour ne pas flancher, car il supportait le poids de deux corps. Lui qui y était si peu habitué… Par caresses et sourire, sa partenaire soutint son appui.

— Tu vois ? interpella-t-elle. Tu es aussi capable de me porter quand je suis dans le besoin !

— Ce n’est qu’un juste retour des choses, nuança Kolan. Après tout ce que tu as fait pour moi, je devais aussi t’aider…

— Pas du tout ! Tu es mon partenaire, comme Denna !

Kolan sourit. Enfin, après tout ce temps ! Il baignait dans une lueur propice, sous la clarté d’une âme allocentriste. Il n’avait plus qu’à se relever vers le vrai soleil. Il ne nagerait alors plus en eaux troubles, heurté par les vagues d’effroi, emporté par les courants de dépression. Il entreverrait une voie limpide au-delà de sa diaphane personne. Des contours semblaient se dessiner dans ce flux et reflux d’émotions…

Kiril plongea vers son homologue, deux dagues argentées suivant sa roulade. La géante s’intercala, toutefois ils croisèrent le fer à plusieurs reprises. Était-ce la puissance des sergents ? Une recrue s’immisça entre eux deux, décolla sur deux mètres et s’écrasa à mes pieds. De quoi me couper toute envie de contempler.

— Comment elle peut être aussi colossale ? se dolenta-t-il. C’est inhumain !

Il resta allongé un bon moment, le temps de se dérober à la silencieuse réprimande de sa supérieure. Un bien bel avertissement, en somme. La situation s’enlisait dans la répétitivité : nous contre elle, jetés de part et d’autre, avec pour seule évolution notre nombre de plaies ! Mais dans cette terne peinture s’invita un nouveau combattant.

À première vue, il s’agissait d’un Tordwalais ordinaire. Devant nous bataillait pourtant un jeune homme hors du commun ! Il s’avança même au-delà de Kiril qui fut repoussé ! Un cimeterre en acier étendait la portée de ses bras musclés. Il s’accroupit sous la hache de son adversaire et s’infiltra par-delà ses défenses. Dans ce fracas s’acharnait ce guerrier robuste mais souple. Aucune parade ne le freinait. Aucune attaque n’esquintait son ample brigandine carminée que spallières, genouillères et brassards en fer relevaient. Un combattant aux cheveux noirs entremêlés et aux yeux de bai !

Nous étions suspendus à leur duel. Voilà ce dont les véritables soldats étaient capables…

Souriant en coin de visage, Rohda dut se déplacer pour de vrai. Elle assena un coup de biais que son opposant para, non sans broncher un peu. Le Tordwalais fit tournoyer son cimeterre comme il pivotait sur lui-même. Il était rapide, précis, imparable ! Il avait l’arme brandie sur le ciel, et en lui tambourinait un cœur empli d’idées. Il prit son élan comme son appui. Prêt à se ruer sur notre sergente. Prêt à frapper de nouveau. Des jets d’étincelles brillèrent contre la nitescence, des scintillations de vie. Résonna alors l’appel authentique : les deux combattants échangèrent un regard ardent. Je n’imaginais pas combien de braises les alimentaient…

La sergente recula d’un pas et abattit sa hache de toutes ses forces. Au départ, le Tordwalais voulut parer, mais quand l’ombre du manche enveloppa son corps, il esquiva au dernier moment. À raison… Le tranchant avait dispersé des dizaines de cailloux autour du point d’impact.

— Ça me change ! se ravit Rohda. Les guerriers de ton pays ont l’air de pas mal se débrouiller, mais t’es un cran au-dessus !

— Dalim avait peut-être raison : vous devriez être commandante ! encensa le Tordwalais.

— Bof, j’suis pas trop intéressée. Trop de boulot et de responsabilités.

— Quelqu’un a déjà réussi à vous battre ? Vous m’impressionnez !

— De temps en temps, je m’en suis pris plein la tronche. Y’a des raclées qu’on se ramasse même à ma taille. Mais j’veux pas m’étendre sur moi… T’es qui, au juste ?

Le guerrier remarqua alors qu’il constituait le centre de l’attention. Une dizaine de recrues l’encerclait là où il cherchait ses repères. Des Tordwalais discutaient dans leur langue au loin, et lui-même ne perçut pas ce qu’ils racontaient. Néanmoins, à mesure que nous nous approchions, il écarta les bras et adopta sa démarche typique.

— Je suis Vandoraï ! se présenta-t-il. Mais vous pouvez m’appeler Vando.

— Tu te démarques plus que tes congénères, m’intéressai-je. Tu as vraiment besoin de t’entraîner avec nous ?

— Et comment ! s’enflamma Vandoraï. Je dois me conformer aux méthodes de combats de Carône. Il y a des ressemblances et des différences. Si je veux devenir une légende, un illustre guerrier, je dois être polyvalent ! J’essaie aussi d’apprendre votre langue, elle n’est pas trop difficile mais je…

— Un illustre guerrier ? brailla une voix. Personne ne devient illustre par la guerre !

De la foule dispersée émergea Shimri. Des traits sévères déparaient sa figure tandis qu’elle réduisait la distance entre nous. Sur sa perspective se tenait sa cible toute désignée ! Et notre commandant, juste derrière elle, ne parvenait pas à l’endiguer.

— Ne recommence pas ! supplia-t-il. Je t’ai emmenée ici pour te présenter d’autres personnes, pas pour…

— Je les connais déjà, répliqua Shimri. Eux ont leur place ici, contrairement à moi.

— Tu te dévalorises trop… Tu as accompli de grands progrès en six jours. Tu seras bientôt parfaitement intégrée au sein de cette unité.

— Vous dites ça à tout le monde ! Peu importe combien vous insisterez, je ne suis pas née pour porter une épée !

Lisime et moi s’affairâmes vers elle pour un soutien qu’elle rejeta aussitôt. J’eus beau lui adresser une moue, ses yeux restèrent calés sur Vandoraï qui en ricana.

— Tu es une Dunshamonaise pure souche ! reconnut-il. Des horizons existent au-delà de ce que tes parents t’ont montré ! Le monde ne se résume pas à l’architecture.

— Tu oses me juger ? s’irrita Shimri. Je connais les coutumes de votre pays ! Vous grandissez sans repère ni famille !

— Pourquoi s’embêter avec la famille ? Elle nous est imposée et contraignante ! On préfère suivre de vrais modèles. Nous sommes un peuple fier, des marins et des guerriers que rien n’arrête ! Notre système est bien plus juste que le vôtre : on ne met pas au trône quelqu’un qui a eu la chance de naître dans la bonne famille. Ce sont les plus vaillant héros et héroïnes qui gagnent cette place en collectionnant les exploits ! Nous sommes libres, plus que vous ne le serez jamais !

— Libres de piller nos ports et de ravager nos côtes, oui !

— On n’envoie pas des pirates dans vos côtes. Ils y vont d’eux-mêmes.

— Ah oui ? Ça vous arrange pourtant bien qu’ils vous rapportent des richesses ! Vous vous en prenez à nous car vous êtes trop lâches pour vous attaquer aux autres ! Et vous avez entraîné des gens non volontaires dans votre fichue alliance !

— Je n’ai pas choisi qui nous suivait ! Je veux juste m’endurcir pour une guerre justifiée ! Devenir un héros à la hauteur de mon ambition et de mes modèles !

— Tu vas juste devenir le meurtrier qu’ils veulent que tu sois !

Ainsi la querelle se poursuivit : la Dunshamonaise beuglait en continu sans que nous fussions aptes à la ralentir. Il existait bien une solution pour la réfréner ! Shimri s’agita de tout son être, si bien qu’elle se précipita vers Vandoraï. Mais Maedon la plaqua sur le gravier à temps. Elle ne se débattit pas longtemps, mais quand même…

— La haine entre les peuples…, déplora Kolan. Elle existera toujours tant qu’on continuera à l’entretenir…

— Je suppose que t’as pas besoin d’aide pour la retenir au sol, dit Rohda.

De fait, Maedon avait plié les bras de la recrue, rendant tout mouvement assez futile. Sur son corps allongé subsistait pourtant une déflagration de rancœur.

— Nous devons coopérer contre l’ennemi commun ! rappela notre commandant. L’histoire a prouvé à maintes reprises que les conflits internes détruisaient les groupes… Je sais que c’est difficile, mais faire fi de vos préjugés est la meilleure manière de triompher. Carône, Niguire, Ertinie, Chevik, Tordwala, Dunshamon… Il faut nous unir.

— Vous auriez dû demander notre avis ! s’écria Shimri.

— Shimri… Nous t’avons accueilli mieux que n’importe quel pays le ferait. Avec un peu de bonne volonté, tu pourras devenir une vraie citoyenne.

— Une vraie citoyenne, en effet. Conditionnée par votre idéologie. Une soldate qui massacrera des innocents pour ne pas salir vos mains. Sinon, quel autre choix se propose ? La mort, évidemment !

La bouche de Maedon s’ouvrit en grand. Il ne devait pas s’attendre à de telles paroles de la part de Shimri… Il se rejeta à son tour sur le gravier et renonça. Pourtant il fut bientôt soutenu par une myriade de subordonnés. Et moi, je demeurais en retrait, assistant à la fuite de la femme que j’avais promis de soutenir. Un échec supplémentaire…

— C’était pas mirobolant, estima Rohda.

— Oh, ça va, n’en rajoute pas ! grommela Maedon. Pourquoi je n’arrive pas à la convaincre ?

— Vous n’êtes pas responsable, dit Vandoraï. Vous ne pouvez pas satisfaire tout le monde.

— Et pourtant il essaie en permanence ! reprocha Ilza. Toujours à essayer de faire plaisir… Parfois, il faut savoir prendre position. C’est triste pour Shimri, mais je crois qu’il vaut mieux soutenir les Tordwalais. La loi du plus fort prime.

— Ce n’est pas une fatalité ! m’égosillai-je.

Les commentaires auraient encore fusé si notre commandant ne s’était pas retiré… Lui préférait se réfugier ailleurs, là où les blâmes ne proliféreraient pas à chaque décision. Mais je savais où il se dirigeait. Encore et toujours, il souhaitait entraîner Brejna et Sermev. Pour combien de temps ? Jamais il n’unirait toute son unité.

Nul n’y parviendrait.

Les jours s’écoulèrent et la routine battit son plein. Enfin, qualifier ainsi notre quotidien ne relevait pas de la fidélité… Pour sûr que tractions et courses s’alternaient entre les séances d’entraînement aux armes. Autour de moi grossissaient les traits des futurs militaires, effigie recrue dont on transformait le corps comme l’esprit. J’appartenais à cette catégorie que je le désirasse ou non…

Cependant, en parallèle, pas une journée ne s’achevait sans qu’un événement survînt. Parfois la camaraderie émergeait, souvent des querelles éclataient. Tout était prétexte à nourrir les mésententes : une recrue blessant une autre, un soldat partageant son opinion avec véhémence, un sergent trop préoccupé par les règles… Rien ne s’inscrivait dans le marbre sinon la proximité alarmante de la guerre. À ce sujet, justement… Des rumeurs circulaient par centaines. On nous signalait des troupes adverses aux bords de nos frontières, des espions infiltrés à Carône, des alliés tombés sur le champ de bataille. Comment démêler le vrai du faux ? Ces informations suffisaient à déstabiliser une patrie…

Chacun essayait de se distinguer dans la foule. En découlait une répartition des rôles non assumée… Nalionne avait déjà rempli des dizaines de pages avec l’approbation de ma tante, laquelle se montrait plutôt distante sauf quand les circonstances pouvaient la mettre en valeur. Je la voyais souvent dialoguer avec les commandantes Ryntia, Ashetia et Vimona. Notre vaillante générale était moins encline à s’entretenir avec Maedon et Denhay… Dalim s’immisçait aussi dans leurs conversations lorsqu’il ne surveillait pas les Tordwalais. Beaucoup semblaient chercher ses faveurs, d’ailleurs, Vandoraï le premier. Voilà pourquoi il s’endurcissait sans relâche, quitte à saigner à force d’acharnement. Il surpassait aisément les recrues et la plupart des soldats mais n’égalait pas les sergents, même si Kiril louait sa combattivité. Un jour, il tenta aussi d’affronter Brejna et Sermev, combat qui se solda par une défaite. Il fut le premier Tordwalais dont nos guérisseurs s’occupèrent… Et les responsables ne reçurent pas une réprimande, pas même de leur commandant, pas même de lui.

Parmi les involontaires sillonnait Shimri. Comme Lisime et Kolan se soutenaient de plus en plus, je venais fréquemment auprès d’elle. Dommage qu’elle refusât souvent ma main tendue… Maedon s’efforçait d’être affable, de féliciter chacun de ses progrès, mais il ne savait produire des miracles. Le problème résidait ailleurs que dans sa maîtrise des armes, car le plus ironique était qu’elle s’abonnissait plus vite que moi… À peine contrôlais-je mes déplacements à dextre et à senestre qu’elle pratiquait déjà des attaques spéciales et savait gérer sa distance. Tout ce dont elle ne voulait pas.

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