Chapitre 4 : Convictions (3/3) (Corrigé)

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Un jour que nous pensions avoir un peu de répit, Jalode invita une vingtaine d’entre nous à la suivre. Et qui appela-t-elle ? Mon unité, évidemment ! Bien que beaucoup ne répondissent pas présent, dont Lisime, de plus en plus en retrait. C’était comme si ma tante désirait que j’assistasse à tous les évènements primordiaux… Au centre d’un bosquet de chênes, en l’occurrence. Là où nous n’escomptions trouver personne… Mais cela pouvait être une embuscade ? Quel motif justifiait un si petit détachement en territoire ennemi ?

Nous eûmes le souffle coupé. En contrebas était érigée une immense statue, sculptée dans le marbre et la dévotion ! Un homme à la tunique fendue et à la cape aussi longue que ses cheveux s’élevait sur un socle carré autour duquel des arcs en granit s’imposaient. Au vu de sa tenue si reconnaissable, s’accordant à sa tête figée dans un regard déterminé, il devait être quelqu’un d’éminent. Voilà pourquoi une quinzaine de personnes adoptait la même posture que lui. À leurs pieds étaient répartis des dizaines de bougies… Lui rendaient-ils un hommage ? Ils se méprenaient à ses disciples : vêtus d’une houppelande croisée de teintes céruléennes et anthracite, tous portaient le même motif. Un trait azur fendant un ciel étoilé, saturé de courbes et de glyphes comme la statue et le décor… Mon père aurait été fier, pour sûr.

Et nous, planqués derrière troncs et buissons, contemplions cette œuvre ardue à appréhender. Mais ma tante avait été maligne, dans un certain sens. Elle avait emmené un spécialiste, nommément Neilhym. Un Ridilanais à la coupe carrée et aux yeux globuleux, engoncé dans un vétuste chemisier en laine brun, capturé quelques jours plus tôt. Dans quelles circonstances la générale avait pu s’approprier un traducteur ? Personne n’avait posé la question…

— Qui sont ces gens ? demanda Maedon, s’assurant de rester hors de portée. Visiblement, ce ne sont pas des soldats, mais s’ils parlent à une statue, ils ne doivent pas être plus intelligents.

— On est venu pourquoi, au juste ? s’impatienta Emar. D’autres Ridalanais à buter ?

— Réfléchis avec ta tête, idiot ! invectiva Jalode. Massacrer sauvagement des êtres humains n’est pas la réponse à tout ! Neihym est justement présent pour soulever nos interrogations.

Ses lèvres comme ses yeux se plissèrent tandis qu’elle amorçait le mouvement. Étions-nous censés descendre par surprise ? Si tel était le cas, c’était avorté, car Rohda fut découverte après une paire de foulées ! Pourtant, nul n’interrompit l’oraison, tous nous jetèrent à peine des coups d’œil. Leurs gestes ne trompaient pas, toutefois… Outre leur bouche sèche et la lividité de leur faciès, leur front lustrait de transpiration et je percevais d’ici leurs palpitations.

Au nom de quoi les interpellions-nous ? Où était la menace chez ces citoyens innocents, l’activité et l’isolement suspendus pour notre bon plaisir ? Ils arrivaient à peine à articuler tant ils claquaient des dents ! Et cette manière dont ils nous dévisageaient, surtout Rohda… Qu’étions-nous à leurs yeux ?

— Ils sont effrayés ! expliqua Neilhym comme s’il savait interpréter mes pensées. Ils vous reconnaissent comme les envahisseurs, perturbant la sérénité de notre belle contrée.

Contre les quérimonies se confronta l’irrespect ! Ilza se fendit d’un rire gras, éclatant aux larmes, se courbant sur elle-même. Et elle aurait poursuivi si Hintor ne lui avait pas flanqué un coup de coude aux côtes.

— Je ne vois pas ce qui est drôle ! reprocha-t-il.

— Leur peur injustifiée ! se moqua Ilza. Ils croient que nous sommes l’envahisseur, alors qu’ils ont attaqué en premier ! La bonne blague !

Ce fut un signal pour certains… Sermev agrippa une femme du groupe par le col et, alors qu’elle geignait, la jeta par terre ! Bientôt Brejna le rejoignit et tous deux la piétinèrent, sans une once de respect ni de délicatesse, un sourire carnassier aux lèvres.

— Ça suffit ! exigea Maedon. Notre générale a interdit de les agresser !

Non… Les anciens bandits étaient si immergés dans leur cycle de violence qu’ils ne daignaient écouter leur commandant ! À ce rythme, l’innocente serait marquée de sang en sus d’empreintes ! Mais Rohda les frappa du pied, les projeta au sol, et, les foudroyant du regard, les décourageait de recommencer. Elle n’avait pas effrayé qu’eux.

— Apprenez à écouter vos supérieurs ! tonna-t-elle. Sinon je vous ferais payer votre désobéissance !

Au moins ne tentèrent-ils plus rien de fâcheux. Mais le constat demeurait identique. Même sans leur infliger de quelconques sévices, mes compagnons les toisaient tant que cela devait déjà bien les blesser ! Nous fûmes quelques-uns à demeurer en retrait, dont Shimri, cependant… Parfois, ne pas agir était pire que de commettre le mal.

Et Jalode maîtrisait mieux ce terrain que n’importe qui. Elle examinait les femmes, dévisageait les hommes, puis se focalisa sur l’effigie de stature inqualifiable. Doucement, posément, elle effleura la pierre de ses doigts, à hauteur du socle, tout en contemplant l’homme qui y était représenté.

Un vieux fidèle frappé de rides et à la calvitie naissante se risquait à se dresser contre la générale. Mieux valait ne pas intervenir, car déjà la mine de Jalode s’était sévie… Et son interlocuteur se montrait trop loquace.

— Qu’est-ce que ce vieillard raconte ? questionna ma tante.

— Il dit que…, hésita Neilhym, la gorge nouée. Il pense que vous souillez son territoire. C’est un grand déshonneur que d’interrompre la prière en l’honneur du prophète Deibomon

— Oh ? Et en quoi ce prophète est illustre ?

Le traducteur s’immisça dans sa tâche et le disciple à la sienne. Jalode sourcilla à plusieurs reprises, chaque fois qu’il pointait la statue du doigt dans un encens qu’aucun des siens n’aurait réfuté. Si toutefois ils n’étaient pas sous l’emprise de nos lames…

— Il dit que Deibomon est un héros pour notre patrie, rapporta Neilhym. Et je ne puis lui donner tort… Six cents ans plus tôt, alors que le pays n’était pas uni, ce mage ralentit l’impact d’un rocher venu de l’espace, de sorte à épargner des milliers de vies. À cette époque régnaient pléthores de conflits internes, mais en réglant cette menace extérieure, Deibomon a su unifier le Ridilan et y maintenir la paix du reste de son vivant ! Il était si puissant dans sa magie que même des siècles après sa mort, il continue de vivre en nous et…

Au grand dam de l’éloquence, sous les cris outrés des fidèles, Jalode saisit le vieil homme par le cou. Rarement employait-elle autant de force, elle le tenait même en l’air, et le malheureux ne pouvait qu’agiter les jambes !

— Je n’écouterais pas un mot de plus ! rugit-elle. Tant de balivernes débitées… Cela me révulse qu’un pays comme le vôtre existe ! Comment osez-vous céder ainsi votre dévotion ? Hisser quelqu’un au sommet de vos importances, allant jusqu’à léguer une activité régulière pour lui rendre hommage ? C’est un véritable culte digne des fanatiques que vous êtes ! Je ne le tolèrerai pas !

Sans lâcher sa proie, toute bouillonnante, Jalode héla Rohda d’un poing fermé.

— J’accomplirai la volonté de notre vaillante reine Dorlea ! déclara-t-elle. Vous croyez cette statue indestructible face aux ravages du temps ? Vérifions si elle est aussi résistante que vous le prétende. Sergente Rohda, détruis-la !

Il n’y eut ni détour, ni pardon. Seulement la destruction. La haine. L’intolérance. Ni une, ni deux, la géante, l’unique à même de défier la stature, brandit sa hache par-devers les vociférations des fidèles. Et elle l’abattit si fort que de nouvelles secousses nous ébranlèrent ! Des fissures se propagèrent dès le coup initial, s’épaissirent, s’intensifièrent ! Et la statue vola en éclats… Lambeau d’une vie d’antan, chair saignée en notre nom, le prophète souffrait bien après sa mort.

Les disciples s’écartèrent, hurlèrent, s’arrachèrent leurs cheveux sous les moqueries d’une demi-douzaine d’entre nous ! Ils connaissaient les responsables… Rohda, impassible, examinant l’œuvre qu’elle avait été détruite. Et surtout Jalode, souriant par-delà les ruines. Puis son regard assassin s’orienta derechef vers le vieil homme qu’elle venait de lâcher.

— Voilà le prix de votre zèle ! tonna-t-elle. Je ne laisserai pas triompher votre fanatisme ! Je m’attribue le devoir de vous en délivrer. À commencer par toi, roquentin… Ton prophète bien-aimé ne sait pas t’aider ? Va donc le rejoindre !

Certaines limites ne devaient pas être franchies. Jalode n’en avait cure. Elle ramassa la main droite de la statue et broya littéralement la tête de sa victime ! La bile remontait de mon estomac, la nausée m’enveloppa, et un goût âcre parcourut ma gorge ! La sergente avait brisé la pierre, la générale anéantissait une vie.

Pas un hurlement sinon ceux d’autrui. Le vieil homme avait à peine réalisé son sort… Maintenant les morceaux de son cerveau se noyaient dans une mare de sang, et je ne désirais pas savoir quels résidus se tapissaient sous la pierre… Des volutes de poussière s’élevaient autour du marbre. Bien que tousser fût la dernière priorité des disciples, leur difficulté de respirer se cumulait à leur supplice.

Un sourire de triomphe luit dans le visage de la générale. Non que j’étais la seule à dégobiller, mais bien trop de mes camarades se complaisaient dans l’extrême violence ! Qui avait été élevé ainsi ? La guerre nous transformait de façon irréversible !

— Était-ce vraiment nécessaire ? contesta Maedon. D’accord, on comprend mieux pourquoi ils sont si violents, puisqu’ils vouent un culte à un mage, mais ils ne nous avaient pas attaqués !

— Où est le mal, commandant ? J’ai juste détruit une misérable statue ainsi qu’un pauvre vieillard aussi sourd qu’aveugle. Rassure-toi, je sais être clémente. Les autres fidèles seront nos prisonniers ! Je compte bien les ramener sur le droit chemin, détruire tous les cultes qui gangrènent ce pays. En attendant, emmenez-les !

— En tant que prisonniers ? Mais nos adversaires considèreront ça comme de la provocation !

— Je réitère ma précédente question : en quoi est-ce un souci ? Notre but est de les renverser par tous les moyens ! Si cela attire nos opposants, tant mieux, nous pourrons plus aisément nous débarrasser d’eux !

Jalode jugeait donc qu’ils ne sanglotaient pas assez… Volontaires ou non, mes fiers compagnons de l’unité quatorze se conformèrent aux instructions, arrachèrent ces hommes et femmes de leur foyer. Brejna et Sermev y prirent plus de plaisir que les autres nonobstant les coups d’œil hostiles de Rohda. D’autres prisonniers rempliraient donc nos campements… Pétrifiée, simple témoin, je ne protestais ni ne m’opposais à ces méthodes !

Un autre hurlement ! Shimri se roula par terre, mains plaquées sur ses tempes, perçant les la cime de ses échos ! Nous nous affairâmes autour d’elle, l’aidâmes à se relever, la questionnâmes sur son état.

— Shimri ! m’enquis-je. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ce n’est rien…, gémit-elle. Juste une migraine passagère. Partons, je ne souhaite plus voir cet endroit.

Entre ses paroles et ses pensées de dissimulaient des secrets… Toute pâle que j’étais, difficile de les extirper ! Mais je n’abandonnerais pas. Je la soutenais faute de mieux, l’aidai à remonter la pente. Une fois assez loin des autres, je lui chuchotai :

— Tu peux tout me révéler. Confie-toi, je veux savoir.

— Si tu insistes…, répondit Shimri avec hésitation. Mais tu ne vas pas me prendre pour une folle, hein ? J’ai… entendu une voix dans ma tête.

— Quoi ? En es-tu certaine ?

— Oui. Une voix féminine, puissante, résonnante. Telle une inquisitrice qui nous jugeait pour notre blasphème. Elle… avait honte de ce que nous avions commis. Pourquoi s’est-elle adressée à moi et pas à une autre personne ?

— Je vois… Nous lèverons ce mystère, Shimri. C’est promis.

Intrigant, improbable, mais le ton de mon amie révélait qu’elle était sincère. Ainsi nous tournions le dos à ces ruines… Ils étaient tant à se réjouir, et les contestataires n’élevaient guère la voix. Une bataille de remportée, peut-être, mais avec quelle morale ?

Nous ne vainquions pas des soldats.

Nous détruisions un peuple.

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