Chapitre 7 : Jugement d'autorité (1/2) (Corrigé)

9 minutes de lecture

« On trouve toujours une raison de se battre. Je refuse de croire que la guerre ne sert qu’à sacrifier des volontaires pour le plaisir. C’est pourtant ce que j’entends de plus en plus, ces temps-ci… Pourquoi avons-nous perdu confiance dans le système ? Protéger notre patrie aurait dû rester quelque chose de noble, un idéal définissant tout bon soldat. Vers qui nous nous tournerons si nous ne voulons plus des institutions ? Les valeurs se perdent pour un scepticisme grandissant. Mais j’ai encore espoir. Quand l’entraînement sera achevé, quand la guerre débutera pour de bon, tout prendra un sens. »

Déclaration d’Aldo, soldat de l’unité quatorze de l’armée Carônienne.


Deux commandants se battaient sur un même tableau. Le nôtre, souple et dynamique, traçant sa voie de son épée. De bronze et d’or il irradiait sur l’arène, par-devers ses fidèles subordonnés. Ses cheveux comme son écharpe virevoltaient à chacun de ses mouvements. Ni ses yeux, ni ses pensées ne semblaient quitter son adversaire. Il estoquait au vent, avançait au soleil, sans jamais reculer, sans jamais renoncer.

En face luttait Ashetia Lateos, à la tête de l’unité onze. D’argent et de fer elle flamboyait au milieu de ses alliés. Jamais sa fine lame ne glissait de ses gants de velours, toujours ses grandes bottes en cuir ripaient sur le gravier. Son ennemi avait beau s’y évertuer, il n’atteignait pas son surcot saphir ni sa cotte de mailles. Tout juste son épée frôlait-elle ses épaulières en métal sur lesquelles était accrochée une bandoulière. Pas un de ses déplacements n’était superflu : la commandante visait juste, parait au bon moment, contre-attaquait en un éclair. À chaque coup, son médaillon de frêne oscillait, témoin de ses origines.

Ashetia et Maedon poursuivirent leur danse sous nos yeux. De garde médiane à arrière, à proche distance, mains sur la fusée, leur épée tournoyait au gré de leur ardeur. Ils insufflaient de la vie et du rythme à leurs offensives. Rien ne paraissait les essouffler. Ils s’entraînaient à l’apogée de l’étoile diurne, symboles de leur division.

Se mouvant à dextre, notre supérieur se risqua à saisir la brèche dans la garde adverse. Lui-même s’en créa une, ainsi la bretteuse, d’un pas de biais, lui effectua un croche-pied. Maedon tomba lourdement au sol. Il avait perdu, pourtant un sourire illuminait son visage ! Peut-être était-ce parce qu’Ashetia lui tendait la main.

— Tu as bien combattu ! félicita-t-elle.

— Vraiment ? douta Maedon. J’ai encore des progrès à faire, mes déplacements sont…

— Pas de fausse modestie, l’ami ! Un bon soldat doit savoir reconnaître ses qualités lorsqu’il les expose Je n’ai triomphé que de justesse, interceptant l’opportunité, mais dans un autre contexte, tu aurais été victorieux. Je vais te relever, camarade !

Elle ôta son casque en laiton pour mieux dévoiler de sa personne. Ce qui fonctionna à merveille, d’où le regard admiratif de Maedon ! Ashetia secoua ses longs cheveux châtains : apparut alors son visage rond doté d’yeux bleus et d’un nez court. Aucune balafre ne le striait au contraire des autres commandants et des traits juvéniles trompaient sa trentaine entamée. En adéquation parfaite avec son allure svelte.

Ashetia attrapa le poignet de son homologue tout en époussetant son écharpe. Elle l’enlaça même franchement, ce dont Maedon s’étonna avant de l’imiter, et tous deux rougirent après ce contact. Ce faisant, tous deux contemplèrent les faibles recrues que nous étions, bien en-deçà de leurs capacités.

— Ce n’était pas du divertissement ni une démonstration, discourut-elle. C’était notre devoir ! Jour après jour, les Ridalanais se rapprochent de nos frontières. Il est de notre responsabilité que vous deveniez de véritables soldats d’ici quelques mois au maximum ! Sinon vous ne serez pas prêts pour ce qui vous attend. Ceci est une mise en garde, compagnons, mais nécessaire quant au conflit à venir ! Ne vous bercez pas d’illusions, nos ennemis ne seront pas aussi loyaux que nous !

Dans mon cœur sommeillait l’incertitude à venir. Elle frappait juste avec l’épée comme avec les mots, et elle les rengaina au moment de reprendre l’exercice. Ce court répit nous alléguait des perspectives au-delà d’une manifestation de notre puissance. Quel en serait-il, sur le champ de bataille ? Eh bien, le cor sonna bien assez tôt…

Nous n’eûmes pas le temps de recommencer que ma tante surgit inopinément. Aussitôt le silence se fit, les regards s’ancrèrent vers elle, notre souffle calé sur sa cadence. Un jeune homme étrange était sur ses talons. Il portait tunique, braies et bonnet en sus d’un papier estampillé d’un sceau mauve. Cela devait provenir de Tevolmer.

— Ce messager m’a informé d’une terrible nouvelle, annonça Jalode. Connaissiez-vous le général Onil Morin ? Il dirigeait la seizième division de notre armée. Je parle de lui au passé car… il est tombé fac eà l’ennemi deux semaines plus tôt.

Chutait le portrait d’un homme dont nous n’avions jamais appréhendé les couleurs… Et le tableau sans enduction s’effaçait. Des centaines de recrues propagèrent des échos inquiétants. Cinq unités rassemblées pour un avenir incertain, loin des autres avec lesquelles on partagerait notre destin. Était-ce un frisson qui remontait mon échine ? Il ne passa guère inaperçu…

— Il officiait près de la capitale de leur royaume, continua la générale. Il avait déjà eu vent des dégâts que les Ridilanais avaient engendré à Chevik, dotés d’habiletés étranges d’après les tragiques témoignages. C’est pourquoi il s’était proposé pour protéger le village frontalier de Medulia. Ce fut un massacre sans nom. Lui et la moitié de son unité se sont sacrifiés pour permettre aux habitants de s’enfuir. Jamais nous ne les oublierons.

Espérance périclitant, y entendais-je un appel ? Des larmes roulèrent sur les joues des Chevikois à l’exception de Brejna et Sermev, pareil pour les Tevolmeriens... Non qu’ils furent les seuls à émettre cris et geignements…

— Maudits Ridilanais ! vociféra un soldat. Nous aurons votre peau !

— Justice doit être rendue ! renchérit un autre. Il faut frapper, maintenant !

Les invitations aux armes redoublèrent d’intensité, à grand rythme d’emphase et de menaces. De bien claires figures se démarquaient au sein de cette assemblée… Ashetia elle-même choya à genoux, main comprimée sur le cœur, comme si une pression la contractait !

— Non ! désespéra-t-elle, sa voix retentissant sur tout le terrain. Mon cœur se fissure davantage chaque fois qu’un soldat périt. Compagnons d’armes victimes de mille souffrances, percevons-nous leur détresse lorsqu’ils brandissent l’épée contre l’envahisseur ? Ciel… Que devons-nous faire pour empêcher le mal de régner ?

D’une main sur l’épaule, Maedon assura le réconfort de sa consoeur, même si les paupières d’Ashetia restèrent closes.

— Je connais la solution ! avança-t-il. S’ils ont réussi à pénétrer nos frontières, alors l’entièreté des Carôniens est en danger ! Nous devons agir vite, lancer l’assaut avant qu’ils ne fassent d’autres victimes ! Qui sait ce dont ils sont capables après avoir défait un illustre général ?

— Protéger notre peuple, oui ! appuya Ashetia. Cette guerre vient tout juste de débuter qu’elle surpasse nos pires frayeurs. Dans les flammes de l’accablement brasillera le courage de nos troupes ! Générale, Maedon a raison, nous nous sommes assez entraînés !

— Tes arguments sont fondés, Ashetia, concéda Jalode. Néanmoins, il ne faut pas s’engouffrer par les émotions et raisonner objectivement. Ces pertes nous rappellent combien nous devons mieux surveiller nos frontières, mais surtout que l’ennemi est puissant et imprévisible. Des recrues trop inexpérimentées pour manier une épée doivent encore s’exercer ! Voici donc les instructions que je vous confie.

Jalode chuchota à l’oreille du messager, lequel bouscula nos alliés pour se diriger vers l’entrée. Et ma tante à la figure impassible, quoiqu’éclairée d’un rictus révélateur, balaya une nouvelle fois les troupes du regard.

— Je vais effectuer mon rapport sur notre avancée, informa-t-elle. Généraux et souverains des quatre royaumes doivent connaître mon opinion, soigneusement nourri par les suggestions de notre stratège Ryntia Ereni. Commandants, je vous délègue la responsabilité du camp durant mon absence. L’hiver est à nos portes, aussi il vaut mieux éviter de se précipiter. Mais j’espère que la formation des recrues sera bien complétée quand je reviendrai.

Fidèle à sa parole, notre générale disparut du tableau pour un long moment, s’éclipsant au-delà de l’horizon.

Ce fut comme si le temps s’écoulait en accéléré. Cette sensation se vérifiait-elle lorsqu’on répétait les mêmes gestes ? Des heures paraissaient des minutes et les journées défilaient à un rythme drastique. Tout avait découlé de l’autorité… Et nous en étions dépendants. Dans la contrainte de l’urgence naîtraient les soldats de demain, tellesétaient les motivations de nos commandants. Trimer pour se surpasser, souffrir pour s’endurcir, quotidien d’une jeunesse délaissée. Peut-être percevait-on des pigments d’avenir au-delà des étincelles du métal tinté.

En outre, il fallait nous adapter aux obligations saisonnières. Des bûches ronflaient certes dans les âtres des bâtiments, mais peu nous protégeait des mornifles glaciales. Je n’avais jamais ressenti la puissance de l’hiver depuis Virmillion… Des flocons tombaient par centaines, liant ciel et terre. Ils virevoltaient, sillonnaient, constellaient notre vue. Puis ils s’accumulaient, progressivement, jusqu’à former une couche. Un enduit iridescent comme couverture pour notre gravier. Si les chutes s’avéraient moins rudes, quelques aigres brises nous irritèrent la peau, nonobstant les protections en fourrure… À chaque saison ses inconvénients.

Et l’âpreté de la période s’amplifia de semaine en semaine. Aux exigences de l’armée se cumulaient les mauvaises interactions. Pas une journée ne s’achevait sans que je reçusse un regard hostile de quelqu’un ! Tantôt on m’interpellait, tantôt on m’invectivait dans mon dos ! Au moins étais-je épargnée des réprimandes de ma tante. Pour l’instant.

Les correspondances avec mes parents s’échangeaient lentement : quelle que fût la manière de formuler mes pensées, ils en ressortaient toujours plus inquiets. Que restait-il des promesses d’antan ? Quelle valeur revêtiraient les serments quand le moment décisif se rapprocherait ? Espérer peindre de nouveau paraissait autolâtre, en comparaison… Il y avait tant à préserver.

Ma tante revint trop vite.

Ce jour-là s’inscrivit dans la glace et le feu. Je ne comptais plus le temps depuis mon arrivée… Entre les rares lettres et l’indication d’autrui, je disposais enfin d’une véritable épée, certes en fer mal aiguisé, mais cela suffirait ! L’entraînement prenait un tout autre niveau quand les risques d’entaille s’aggravaient...

Les adversaires se succédaient par dizaines : parfois je triomphais, souvent je m’enfonçais sur ce lit opalescent jusqu’à me relever. Ensuite se dévoila une épéiste courtaude s’affichant sur une armure en cuir bouilli. Je la reconnus tout de suite. Maintes cicatrices zébraient son visage grave qui me toisait en permanence ! Autant avouer qu’elle me désarma en un rien de temps.

— Pas fameuse comme adversaire, évalua-t-elle d’un ton bourru. Je m’attendais à mieux.

— Je dois encore progresser, admis-je en reprenant mon souffle.

— On n’aura bientôt plus le temps ! Ta tante vient de revenir de son long voyage et je ne crois pas qu’elle va rapporter de bonnes nouvelles. Sur ce, je te laisse, je vais m’améliorer sur des recrues dignes de ce nom.

— Attends ! Ta tête me semble familière… Quel est ton nom ?

— Morena. Assez simple à retenir.

Tout se rejoignait… Voilà pourquoi Aldo l’esquivait chaque fois qu’il la croisait. Tandis que je fronçais les sourcils, Morena me foudroya du regard.

— Je n’aime pas comment tu me zyeutes, lâcha-t-elle.

— Aldo m’a parlé de toi, révélai-je. Et pas en bien.

— Je n’ai aucun compte à rendre à cet abruti, et toi non plus ! C’est notre problème et ça ne te concerne pas.

— Mais enfin, Aldo est quelqu’un de très sympathique ! Pourquoi tu ne t’entends pas avec lui ?

Épée au fourreau, Morena fixa sa posture dans la nitescence du soleil triomphant, marquant ses lourdes empreintes sur la neige.

— Ce type ne connait rien de la vie de militaire, imputa-t-elle. Toujours à glorifier ses supérieurs sans se remettre en question. S’il est gentil avec toi, c’est parce qu’il te considère comme inférieure. Tu sais d’où viennent toutes ces cicatrices ? Moi j’ai connu des batailles, des vraies !

— Il y a plusieurs façons d’appréhender la guerre, contestai-je.

— Oh, la ferme ! Toi aussi, si tu survis aux premières batailles, tu voudras juste partir. Sauf que si je me barre du jour au lendemain, je serais considérée comme une déserteuse, une criminelle ! Obligée de rester ici pour subir tes morales… Écoute-moi bien, Denna ! Arrête de défendre Aldo s’il peut le faire lui-même ! Je verrai bien ce qu’il en pense.

Elle m’abandonna à mon sort, voguant vers d’autres entraînements au cœur du camp enneigé. Sans même me relever comme l’exigeait le respect militaire… Dans ses prunelles étincelantes se déchiffraient certaines intentions. J’aurais dû insister, l’entraver, aviser de son comportement à l’autorité ! Au lieu de quoi j’ignorai et enchaînai avec l’adversaire subséquent. Comme si de rien n’était… Bientôt, certains vivraient et d’autres périraient. C’était à prédire, nul besoin de lire l’avenir…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0