Chapitre 11 : Conséquences (1/2) (Corrigé)

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« —Fiston, qu’as-tu encore fait ? Ton oncle vient de me réprimander parce que tu aurais blessé ta cousine avec une épée en bois !

Oh, c’est rien papa, il exagère ! On se préparait juste à la guerre ! J’incarnais un brave soldat ronônien pendant qu’elle faisait une méchante mage ridilanaise !

Mais de quelle guerre parles-tu ? Tu as dix ans !

Et alors ? Plus que six petites années et je pourrai enfin m’engager ! J’ai trop hâte d’écraser tous mes ennemis, de récolter la gloire et de devenir le plus fort !

Qui t’a mis toutes ces idées en tête ?

C’est quand je suis allé au marché avec maman ! Des gens disaient qu’il fallait s’enrôler à tout prix ! Ils ont balancé que nos armées sont en train de perdre, dans ce terrible pays, et qu’elle risque de ne pas avoir assez de renfort !

Maman te laisse encore écouter des inconnus, c’est ça ? Je crois que nous allons bientôt tous discuter en famille… Sache une chose, mon fils, tu dois prendre du recul sur ce que tu entends. Toutes les rumeurs ne sont pas vraies. Apprends à distinguer le vrai du faux. Selon toi, qui va gagner ? Une grande armée ayant uni des soldats de plein de pays ou un territoire renfermé sur lui-même ? Aie encore espoir. »

Dialogue entre un père et son fils à Gobdal, village du sud-est de Ronône.


Ma tête… Tout n’était que confusion. Du sang s’écoulait de mon corps, mais je ne discernais pas en quelles parcelles… Un amas de couleurs dissonantes m’aveuglait tandis que mes oreilles bourdonnaient à force d’être heurtée d’échos et sifflements. À ce moment, je me souvenais d’un choc assourdissant, d’un chemin à l’issue fatidique, d’un choix aux terribles conséquences.

— Denna ! s’époumona Lisime. Relève-toi, je t’en supplie ! Je ne veux pas te perdre, tu m’entends ?

J’inspirai. J’expirai. Je récupérais peu à peu ma perception de la réalité. Par-delà un fatras de gravats pleurait mon amie. Elle me secoua désespérément alors que mes paupières comme les pierres s’alourdissaient. Peut-être avais-je des côtes fêlées, peut-être que l’impact avait brisé nombre de mes os, mais je n’en avais cure. Car un sourire m’accueillit au moment où je repris conscience.

— Tu m’as fait peur ! lança ma camarade, soulagée. Combien de fois t’ai-je sauvée la vie aujourd’hui, partenaire ? À charge de revanche !

Elle était blessée… Plus tailladée que moi, même ! Du fluide vital dégoulinait depuis sa jambe droite et elle feignait être intacte ! J’aurais dû bondir et la remercier pour son dévouement.. Cependant, à mesure que je remettais debout, ma vision s’élargit. Une multitude de cratères jonchait le sol, au centre desquels gisaient les corps de mes compagnons. Écrasés par les chutes, engloutis par la vague de chaleur, ils furent emportés en un déferlement, sans considération. Fragile était l’existence humaine… Des décennies à vivre en oubliant l’instant fatidique qui s’abattait en une poignée de minutes.

Il fallait marcher, surmonter la douleur, réveiller mes muscles meurtris… et fuir cette dévastation. Bien peu de survivants se relevaient. Au loin, je vis un Tordwalais porter Vandoraï, qui respirait toujours même s’il était inconscient. Se soutenir mutuellement serait-il suffisant ? Pas certaine, puisque l’ennemi restait présent…

Et certains souhaitaient encore les affronter.

Maedon se dressait face aux mages malgré ses contusions. Suie et poussière recouvraient son expression inflexible derrière lequel se refoulaient ses sentiments. Tant des siens l’entouraient, décédés ou agonisants, et il continuait de fixer Aldenia et Fherini.

— Vous…, désigna-t-il, trop tremblant pour brandir son épée. Vous avez massacré mes amis… sans aucun scrupule !

— Ainsi va la guerre, répliqua Aldenia. Chacun pense accomplir son devoir. J’ai secouru vos prisonniers, dont ma bien-aimée et j’ai protégé ma patrie, donc j’ai réalisé le mien. Vous nous avez obligés à en arriver là. Nous aurions pu négocier, dans d’autres circonstances.

— Qui que tu sois, poursuivit Fherini, tu es solide. Tu as résisté là où beaucoup d’autres se sont écroulés. Quel dommage qu’une telle obstination serve un dessein douteux. Rassure-toi : tu vas rejoindre tes camarades.

Notre commandant impavide lança un cri de ralliement que personne ne suivit. C’était son sacrifice : se précipiter vers ses adversaires, rendre justice pour les morts qsi toutefois il ne s’en estimait pas coupable. Fherini, déterminée à préserver son duo, généra un rayon jaunâtre. Entre le projectile et la cible s’interposa Ashetia qui déjeta le sort de la pointe de son épée.

Maedon fut bouche bée. Et nous aussi. Elle rayonnait d’argent et de fer même si sa cotte de mailles et son surcot saphir présentaient des signes de lésion. Fidèle à elle-même, la commandante dévisageait les mages d’un regard droit, d’une mine résolue, la lame et les convictions comme seules compagnes. Rien n’altérait sa posture digne en dépit de ses halètements et saignements.

— Assez de cette violence ! s’indigna-t-elle. N’avez-vous pas assez tué aujourd’hui ?

— Nous pouvons te retourner la question, riposta Aldenia. Tu sembles solidaire, bretteuse, ceci me paraît surprenant. Comment t’appelles-tu ?

— Ashetia Lateos. Commandante de l’unité onze de l’armée Carônienne.

— Originaire d’Ertinie, vu ton nom. Voilà qui explique tout. Mais dis-moi, pourquoi tiens-tu tant à le protéger ? Il est le principal responsable de votre chute, de ce que j’ai compris.

— Maedon Farno est un compagnon d’armes ainsi qu’un de mes plus proches amis ! Chacun son devoir, vous prétendiez ? Eh bien, j’affirme qu’il mérite amplement ma protection ! Je l’ai soutenue quand tant d’autres l’ont critiqué. Je m’y évertue dans ce moment critique.

Une once de positivité parmi ces ruines… Maedon faillait en regagner le sourire, si bien qu’il parvint à brandir son épée et à s’élever à hauteur d’Ashetia.

— Merci pour tout…, murmura-t-elle. Ashetia, sache que je t’ai toujours enviée. Tu es celle que j’ai toujours voulu être. Habile en bataille, apprécié par ses pairs, meneuse hors norme. Tu as réussi là où j’ai échoué. Alors, je te le demande humblement : puis-je combattre à tes côtés, d’égal en égal ?

— Pas cette fois, regretta la bretteuse.

— Comment ? Mais pourquoi ?

— Nous avons tant perdu aujourd’hui. Tu ne dois pas te sacrifier aussi.

— Qu’est-ce que tu insinues, Ashetia ?

Elle alla face aux sanglots et par-delà les délabrements. Elle avança contre l’avis de son ami. Ni Fherini, ni Aldenia ne tenta quoi que ce fût, elles semblaient même prêtes à l’écouter. Nous, en revanche…

— Je vous demande une faveur, proposa-t-elle.

— Ah oui ? envisagea Fherini, arquant les sourcils.

— Laissez partir mes camarades. Ils reconnaissent leur défaite et renoncent à se battre.

— Après tout ce qu’ils ont fait ? hésita Aldenia. Tes arguments ont intérêt à être convaincants. Car même s’ils sont affaiblis maintenant, ils risquent de revenir encore plus forts. Et le cycle reprendra : d’escarmouches en embuscades, à capturer ceux qui ne subissent pas leurs tueries, viols et pillages.

— Regardez-nous ! Sommes-nous encore dangereux à vos yeux ? Ce serait trop optimiste d’exiger une fin à ce conflit. Néanmoins, j’espère un répit, fût-il de courte durée. Votre dernière attaque a déjà occis la plupart d’entre nous, ayez la pitié d’épargner les survivants !

— Oh… Intéressant. Tu n’as rien d’autre à ajouter ?

— Je vous offre ma vie dans un combat. Luttez contre moi et laissez les autres partir, je vous en conjure !

Tandis que les deux mages se consultèrent, des cris d’objection fusèrent parmi les survivants, et des sanglots les accompagnèrent. Alors elles acquiescèrent.

— Qu’il en soit ainsi, déclara Fherini. Nous nous souviendrons de ton nom, Ashetia.

L’unité onze était au plus bas. Pourtant Ashetia n’hésita pas ni ne départit. Elle assumerait sa décision jusqu’au bout. Ce que Maedon n’admit point, vu comment il s’accrocha au poignet de sa consoeur, dégoulinant de pleurs.

— Non ! hurla-t-il. C’est à moi de me sacrifier, pas à toi ! Il est encore temps de reculer, de changer d’avis ! Qui me restera-t-il si…

Affectueusement, Ashetia se retourna, offrit un sourire à Maedon et lui caressa la joue.

— Ce n’est pas ta faute, rassura-t-elle. Au fond de moi, je savais que ce jour surviendrait. Peu de soldats meurent dans leur lit et je n’escomptais pas en faire partie. Ce fut un honneur de servir l’armée. Ce fut un honneur de préserver les miens. Ce fut un honneur de tous vous connaître.

Ashetia embrassa Maedon, chérissant le contact des lèvres contre les siennes, enroulant ses bras autour de son corps meurtri. Ainsi s’exprimaient des sentiments rejetés. Refoulés pendant si longtemps que notre commandant en fut déconcerté, paralysé.

Ashetia assuma son dernier geste.

Son moment survint contre notre retraite. Il fallut bien des soldats pour traîner notre commandant hors de portée de ce duel pendant que j’emmenais Lisime bon gré mal gré. Quelques dizaines à abandonner pour des centaines de victimes d’un simple sort. La bataille s’acheva exactement comme elle avait débuté. Dans les larmes, dans la course insensée, dans le déchaînement incoercible de notre espèce.

En garde pendante, la bretteuse pivota sur elle-même, se mut à dextre en gagnant. D’un tournoiement d’épées elle désaxa un jet incandescent de peu. Elle esquiva sans peine, riposta de plus belle, comme Fherini et Aldenia augmentèrent la puissance de leur sort. Mais Ashetia résista, batailla plus d’une minute, perça même plusieurs de leurs protections. Et alors qu’elle devint une silhouette, Aldenia finit par lui transpercer l’abdomen d’un poing surchargé de flux.

— Commandante, non ! hurla la jeune soldate aux deux épées.

Elle nous avait sauvés. Ashetia Lateos s’effondra sans remords, abattue sans souffrance, vaincue dans l’exercice de ses fonctions. Les deux mages respectèrent leur promesse et se téléportèrent ailleurs. Loin de nos pleurs. Loin de nos hurlements.

Il demeurait peu. Tout nous avait été enlevé.

Nous errâmes à la recherche de soutiens. Entre les troupes retirées et les archers restés dans les bois ne se trouvaient que nous. Des soldats égarés en quête d’alliés. Des militaires meurtris en recherche de vies. Nous étions les traits d’un tableau éclaboussé de camaïeu vermeil. Peut-être perdions-nous nos nuances à force de divaguer entre verdure et grisaille… En contraste avec la pâleur locale. Quelque part subsistaient des gradations ambrées ou céruléennes, mais cela exigeait de nous aventurer au-delà des terres connues. Et à quoi bon ? Tant de liant serait nécessaire pour reformer les modèles…

Des colonnes de fumée et de poussières se dissipaient dans le dôme azuré. Désormais, ce château fièrement conquis se méprenait à une silhouette brumeuse. Nous nous immobilisâmes face à notre inconscience, à nos directes réminiscences, à notre impuissance. Nul besoin de se river sur l’horizon, néanmoins : Maedon s’effondra sur la couche de rosée, si bouleversé qu’il se répandait en borborygmes.

— J’ai échoué ! Ils sont tous morts à cause de moi ! Tout ce sang sur ces mains… C’est celui des miens !

Il aurait pu continuer longtemps… Hélas, nous n’avions plus de temps à perdre. Il était impératif de soigner les invalides, peu importait notre ulcération, peu importait où se situaient les guérisseurs les plus proches ! Maedon, lui, ne le réalisait pas….Il ne remarqua même pas l’arrivée de Rohda.

— Vous êtes si peu à revenir ? fit-elle. Oh, j’ai compris… Désolée pour tous ceux que vous avez perdus. On a trouvé un endroit calme pour s’occuper des blessés, puis on m’a envoyée en arrière pour vous retrouver. Vous aurez bien besoin de pansements aussi.

— Ça ne servirait à rien ! s’époumona Maedon. Au fond, c’est comme si nous étions déjà tous morts… Elles ont lancé un sort qui a décimé la majorité d’entre nous, puis Ashetia s’est sacrifiée pour que nous puissions fuir. Mais fuir où ? Vers quel but ? Cette guerre est perdue !

Nous nous consultâmes faute de réponses. Seule la caresse de la brise perturbait le silence dans lequel nous nous claquemurions. Pouvions-nous donner tort à notre commandant ? Lui qui réservait des lames pour chacun des défunts, il ne s’en remettrait de sitôt… Ce pourquoi Rohda le saisit par le col et le secoua rudement.

— Commandant, vous déraillez ! reprocha-t-elle. On a peut-être échoué, mais on a pas perdu pour autant. C’est ça la guerre, une succession de victoires et défaites, et l’une peut faire aussi mal que l’autre ! Faut pas se morfondre maintenant ! On a perdu pas mal de compagnons, qu’ils soient crevés ou disparus, mais vous oubliez les survivants ! Ceux qui restent !

— Ceux qui restent…, soupira notre supérieur. Ceux qui restent… Pour combien de temps ?

— Tant qu’il leur restera un souffle de vie. Maintenant que je sais où vous êtes, je vais appeler les guérisseurs pour qu’ils vous traitent. Et je vais aussi porter les plus touchés… À commencer par vous, commandant. Vous êtes très amoché.

Rohda ne savait emmener qu’un nombre réduit de personnes, aussi colossale fût-elle. Lisime aurait pu y figurer, mais d’un regard assuré quoiqu’atténué par sa lividité, elle rejeta cette aide au profit des plus nécessiteux. La sergente accrocha Maedon, Vandoraï ainsi que trois soldates méconnaissables de plaies sur son dos et rebroussa chemin à allure modérée. Elle nous indiqua ce faisant la direction du refuge, encore devions-nous l’atteindre…

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