Chapitre 7 : Négociations (1/2) (Corrigé)

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« Denna, notre fille adorée,

S’il te plaît, réponds-nous vite. Prouve-nous que tu vis encore… Même si la guerre ne frappe pas à nos murailles, nous la ressentons d’ici, nous souffrons d’ici. Nous nous souvenons de tes amis qui t’accompagnaient lorsque tu nous as rendus visite, juste avant votre départ. Kolan Prelli, n’est-ce pas ? Nous avons reconnu son nom parmi les dépouilles inhumées la semaine dernière. Denna… Nous sommes désolés. Terriblement désolés.

Nous craignons que cette guerre ne s’éternise. Nos amis prétendaient qu’une fois les troupes parvenues au Ridilan, elle s’achèverait en quelques mois. Mais le temps s’écoule et rien ne change, comme si aucun vainqueur ne se distinguait. Des rumeurs courent, des vérités tombent, et l’ennemi continue d’être jugé de toutes les infamies, déshumanisé comme jamais. C’est même pire qu’avant puisque leurs victimes constituent un argument contre eux. Mais dans leur pays se trouvent aussi des innocents… Nous espérons que tu n’en as pas tué.

Notre enquête se poursuit. Une discrétion maximale est requise car je crains que des espions s’insinuent dans les venelles de Virmillion. Peu à peu nous rassemblons les indices, établissons des liens entre eux, en vue d’obtenir la vérité.

Et pour l’instant, tout porte à croire que le Ridilan n’a pas attaqué en premier, contrairement à ce que le pouvoir prétendait.

Nous t’aimons de tout notre cœur,

Caprilla Vilagui et Hyré Nalei »

J’eus le temps de lire cette lettre sitôt reçue, mais pas d’y répondre. Encore un rappel du destin de Kolan…

Point de répit dans notre service ! Quand les cors sonnaient, quand les commandants nous mobilisaient, il fallait surgir à l’aube et suivre les rangs. Pour sûr que cette base deviendrait notre point de repère, mais nous devions batailler sur tous les fronts, gagner du terrain au sud et soutenir les renforts à l’ouest. Une âpre besogne à laquelle nous devions nous adonner sans tarder.

Ainsi allait la vie de soldat. Progresser en lignes serrées en espérant ne pas se heurter à une embuscade. Malpropres ou négligés, incommodes ou fatigués, nous perdions notre identité au fil d’escarmouches. Parfois nous nous perchions sur les combes, souvent nous répandions le sang au détour des hameaux. Au-delà des amoncellements de cadavres fuyaient les victimes anonymes, celles que nous peinions à comprendre, celles qui témoigneraient de notre venue.

Un tableau au fond riche, bariolé de mille couleurs, et pourtant terne. Rougeoyaient les flammes de l’adversité aux enfonçures des panoramas dérobés. Pleuvait l’averse des représailles, jaunies de foudre, lorsque la glace luisait de cristallin. Sillonnaient les tourbillons mauves au moment où nous brandissions nos armes. Germaient les étincelles quand les marteaux des forgerons, liant de fer gris, réparaient épées et haches abimées. Périssaient les nuances chaque fois qu’une dépouille chamarrait ce milieu de troncs brunis, enveloppée dans une couverture de jade et d’anis.

Tous les instants s’immortalisaient dans mon esprit. Le moindre doute émis avant de nous engouffrer dans l’abime. Le moindre camarade fauché alors qu’il respirait encore le jour précédent. Le moindre geignement poussé quand l’horreur se révélait. Le moindre mage empalé par mon épée enchantée. Rien n’était oublié, sinon le but de cette intervention.

Sous les esquisses de ce conflit se développait notre carrière de militaire. Nous existions dans la crainte du lendemain. Un seul faux pas, une seconde d’inattention, et nous embellissions ces terres de notre corps éreinté. Les soldats ne succombaient pas tous sur le champ de bataille… Malgré le soutien des mages guérisseurs, nous demeurions vulnérables face aux faiblesses de notre espèce. Une mort lente nous empoisonnerait si nous manquions de provision. Elle s’abattrait aussi si une infection insoupçonnée s’infiltrait en nous. Dans ces contrées inconnues, dans cet air insidieux, des maladies pouvaient nous tomber dessus à tout moment. Équivalent à l’incurable tant elles savaient tuer vite.

Pourquoi batailler dans ces circonstances ? Peut-être aurais-je dû me lier à Lisime au lieu de la secourir en permanence. Il suffisait d’une flèche plantée dans mon sternum, d’une estocade bien placée ou d’une décapitation directe. Même une désintégration magique m’aurait plu si elle m’avait épargnée bien des souffrances ! Mais non, le destin me gardait en vie, sans quoi je n’aurais pas enduré toutes ces péripéties. Soit je baignais dans une aura guerrière… soit je disposais d’une chance inouïe.

De l’avancée unie naissaient les plus surprenantes stratégies. Non content de respecter sa parole, Maedon accompagnait Ryntia et les autres tacticiens afin de planifier les meilleures approches. Notre commandant nous surprenait chaque jour, apprenant de nos erreurs, minimisant les pertes ! Alors nos unités se dispersaient pour mieux se rassembler. Tout l’objectif consistait à s’adapter au terrain comme à l’ennemi, ne jamais reproduire une manœuvre identique, et la victoire apparaissait après des heures d’acharnement. De bien maigres triomphes sachant que nous ne conquérions aucune cité, juste d’insignifiants villages. De faibles consolations considérant le nombre d’innocents laissés sur notre sillage. Si nos défaites s’avéraient moins cuisantes que les précédentes, des êtres chers succombaient après chaque bataille, et les survivants n’étaient pas à envier.

La notion du temps m’échappait… J’ignorais le nombre de semaines écoulées depuis la dernière lettre de mes parents, encore moins depuis le début de la guerre. Être militaire impliquait de renoncer aux perspectives d’avenir. Chaque journée était une vie, chaque vie était perdue, chaque perte était définitive.

Un instant ou une éternité était passé quand nous rentrâmes au fief d’Elodria. Un château au demeurant inchangé, sinon une nouvelle statue surmontant la cour aux murailles déjà réparées. L’effigie d’une soldate à la lame fuselée et l’ample cape, visible du camp comme depuis les tours, entre l’œuvre d’art et la propagande. Ma tante en personne devait admirer sa sculpture au quotidien…

Suivraient bientôt le cycle de notre devoir. Pour l’heure, tout ce que je souhaitais, c’était quérir un peu de repos auprès de lits plus confortables. Une opulente demande au vu du moral mitigé des effectifs. Nous repartirions au terme de quelques jours, exactement comme la dernière fois…

Pourtant, depuis ma fenêtre, une délégation de Ridilanais sillonnait notre camp. Ils étaient une quinzaine à emboîter le pas de Denhay et à se soustraire au mépris de mes consœurs et confrères. Que manigançait encore ma tante ? Certaines vérités devaient rester enfouies, mais on m’y emmenait toujours malgré moi… Un soldat, ou plutôt messager de Jalode, m’appela peu après qu’ils eussent pénétré la forteresse. Le message était clair : je devais assister à la réunion. Moi, simple soldate, que d’aucuns croyaient pistonnées, témoins de tels pourparlers ? Cela n’avait aucun sens !

Je m’y rendis tout de même. Arpentant les couloirs familiers, soupirant dans cet environnement, j’alternais salutations et révérences selon les grades des soldats. Jusqu’à une rencontre bien particulière… Face à moi se tenait une femme à l’allure bien trempée. À ses traits revêches se confondaient ses légères rides, par-dessus lesquels pointait son nez et s’enfonçaient ses orbites flamboyant de saphir. D’intenses cheveux noirs retombaient sur sa figure carrée, en accord avec son surcot doublé de mailles et frappé des bandes blanches et bleues d’Orône. Une cape écarlate se rabattait sur son bras gauche, et à droite de sa ceinture en cuivre pendait une masse d’armes en acier. Une silhouette presque familière, dirait-on…

— Immonde petite rustaude ! vociféra-t-elle. Tu étais censée me rendre ton rapport il y a cinq minutes et tu es arrivée avec une minute de tard ! Mais où est-ce que tu as traîné, jeune écervelée ? Pour la peine, tu vas me faire l’exercice de la chaise, et plus vite que ça !

Devant elle se courbait une jeune blonde, une tête et un cran de moins, le front lustré de sueur. Elle s’appliqua sitôt l’instruction beuglée et se cala contre le mur contigu en position assise. Grand mal lui fît, pour ma part, je savais à peine tenir une poignée de minutes !

— Comme ça c’est bon, ma générale ? demanda-t-elle.

— Moyen mais je vais m’en contenter ! répliqua sa supérieure. Je te préviens, chaque fois que tu t’écroules avant que je te l’ordonne, tu y restes cinq minutes de plus !

— Oui, ma générale !

La brave soldate se fendit d’un large sourire tandis que son corps entier tressaillait sous l’effort. Remarquable entrée en matière… que la gradée compléta en surgissant sans prévenir ! Elle s’approcha et me tapota si fort le dos qu’elle m’arracha deux éructations ! Elle m’ébouriffa même les cheveux !

— Euh…, fis-je, détournant les yeux. Je vous connais ?

— De nom peut-être, mais c’est la première fois qu’on se rencontre ! affirma la vétérane. Générale Herianne Clers, Heri pour les intimes, meneuse des unités trente-six à quarante, et amie de ta tante Jalode Nalei. Ancienne amie, vu ce qu’elle est devenue… Et la soudarde un peu nigaude, c’est Sarine. La mocheté l’a frappée jusqu’à son prénom.

— Oh, vous connaissez ma tante ?

— Tu es sourde ou tu te fous de moi ? Je viens de dire qu’elle est mon ancienne amie ! À vrai dire, on a même fait nos premières armes ensemble. Jeunesse oubliée, l’époque où on se carrait des intrigues politiques, des négociations et que sais-je encore ! C’était juste nous contre l’ennemi, mâtiné de quelques idéaux naïfs.

Elle était capable de déblatérer des heures durant ! Tant pis si je m’abandonnais dans un contretemps, elle avait si bien vécu qu’elle pouvait m’apporter des réponses. Ce pourquoi j’insistai dans son sens.

— Je souhaite en savoir davantage sur ma tante. Comment est-elle devenue ainsi aujourd’hui ?

— Je m’en doutais ! s’exclama Herianne, une vive lueur dansant dans ses prunelles. Figure-toi qu’à une époque, elle était même ma meilleure pote ! Certains croyaient qu’elle s’était engagée juste pour son image de noble, sauf que non, elle rejetait son héritage ! Mais Jalode était déjà ambitieuse, elle en voulait toujours plus. C’en est presque drôle avec le recul, puisqu’on est au même grade aujourd’hui. Son parcours est presque exemplaire… Nommée sergente deux ans après son enrôlement, commandante encore cinq ans après ! Mener des troupes ne lui suffisait pas, il fallait aussi qu’elle s’implique dans la politique, devienne le bras armé de la reine Dorlea ! C’est que ses valeurs défendues ont changé, entre temps !

— Vous racontez tout cela avec une telle désinvolture... Elle n’est pourtant pas loin.

— Et alors ? Je n’ai pas peur d’elle ! Pour être franche, je me suis même pointée pour la tenir informée de l’avancée du front de l’ouest.

— Vous avez quitté le front pour cette raison ? N’est-ce pas un peu dangereux ? Vous auriez pu envoyer un messager…

— J’ai préféré rappliquer moi-même. Ne t’inquiète pas, mes commandants savent se débrouiller sans moi, et puis mon beau mari veille au grain ! Figure-toi qu’ensemble, nous avons aussi conquis un château ! Par contre, on ne s’est pas mis à sa tête en prenant la dirigeante en otage !

— Ma tante a ses méthodes. Tant que nous n’y sommes, j’aimerais signaler que…

— Tu ne les approuves pas ? Comme beaucoup d’entre nous ! Déjà sa haine insensée des hommes qu’elle cache à peine… Où est le respect là-dedans ? Il faut aimer les hommes, se battre avec eux, boire avec eux ! Ma pauvre amie n’a rien compris à la vie. Sûrement à cause de Markley.

— Mon oncle ? J’ignore ce que je dois en penser, je ne l’ai même pas connu.

— Sympa en public, moins en privé. Jalode s’est laissée dupée et elle en a gardé une certaine rancœur… Enfin, elle en a vite été débarrassée, à peine papa qu’il s’est sacrifié sur le champ de bataille ! Tout le contraire de mon Rafon, toujours général de l’armée et de mon cœur ! L’armée nous avait tant manqués !

— Vous l’aviez quittée ?

D’un geste brusque elle ôta la cape couvrant son bras gauche. Un hoquet remonta ma gorge comme je faillis bondir en arrière. Aucune main n’apparaissait, au lieu de quoi une lame effilée joignait son coude. Sarine en fut si déconcentrée qu’elle se vautra sur le sol.

— Cinq minutes de plus pour toi ! décréta Herianne.

Dégoulinante de sueur, plus rubiconde que jamais, la soldate évita les réprimandes et reprit sa position à brûle-pourpoint. Son calvaire semblait tout juste débuter, une punition que sa supérieure considéra à la rigolade. Mais la générale s’intéressa de nouveau à moi.

— Où en étais-je ? réfléchit-elle. Ah oui ! Une malheureuse blessure de guerre, tu t’en doutes. Rafon et moi avions alors décidé de prendre une retraite anticipée. J’ai porté trois enfants, on les a élevés… Une belle vie de famille, en somme ! Mais l’armée nous manquait, alors on y est retourné dès que nos gosses ont volé de leurs propres ailes. Une petite lame à la place du bras gauche et c’était reparti ! Mais bon… J’ai quand même des doutes sur la légitimité de cette guerre.

Brandissant sa lame, elle l’effleura de son pouce et de mon index avant de me fixer au plus profond de mes yeux. Un soupir s’ensuivit.

— Tu ne devais pas te rendre quelque part ? soupçonna-t-elle. Bah, je t’ai assez embêtée avec mes histoires de vieille vétérane. On dégage, Sarine !

La jeune femme se coucha au moment de relâcher la pression. Elle haletait si bien qu’Herianne la saisit par le col pour la faire traîner. Une séparation originale… Des informations capitales se scellèrent dans mon esprit pendant que je m’engouffrais dans les couloirs, nourrie des nouvelles couleurs d’un passé inavoué. Un trait supplémentaire s’épaississait…

J’avais trop traîné ! Au-delà des regards inquisiteurs dominait une salle qui n’attendait que ma venue. Personne ne patientait derrière la porte, pourtant des ombres sibyllines semblaient flotter à proximité, sans omettre les souffles que je percevais… Je n’avais toutefois pas le temps de m’y attarder.

La salle du trône était déjà peuplée. Sur le siège dominait ma tante, coudes maintenus sur les accoudoirs, jambes croisées, le regard orienté vers ses opposants. Quatre personnes l’accompagnaient à ses pieds : Denhay, mains croisées derrière le dos, Erdiesto, évaluant les visiteurs avec intérêt, Nalionne, inscrivant la moindre vétille sur papier, et Fherini, contrainte d’assister à la rencontre. Prépotents ou oppressés, tous prenaient place au tournant décisif d’un conflit. La quinzaine de mages, vêtue de robes céruléennes serties de cordons cristallins, en constituait les représentants. À leur tête se situait un grand homme à l’hirsute barbe blonde et à la chevelure flavescente. Il semblait bouillonner au-delà de son absence d’expression...

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